Compte-rendu du Café Philo du 7 juillet 2014 au centre de détention de Val de Reuil.





N'écoutant que son devoir, un homme saute du haut d'un pont pour sauver quelqu’un. N'écoutant que son devoir, il saute sans penser au danger (il risque sa peau), ni à l'intérêt d'agir : comment se paiera-t-il de sa bonne action ? On reconnaît ainsi l'homme qui agit par devoir : il est inconséquent. N'écoutant que son devoir, il ne s'écoute pas.

"Fais ce que dois, advienne que pourra"

On agit d'abord, spontanément, sans calcul. Le devoir nous dit quoi faire (par exemple : porter assistance à une personne en détresse) parce que la morale nous parle immédiatement, sans nous demander notre avis. Celui qui a sauté a simplement entendu ce commandement moral en lui : "tu DOIS sauter". Le voilà qui saute, sans demander si la personne qu'il va sauver en vaut la peine (et si c'était Hitler ?) ou si son acte n'est pas vain voire stupide : il y a des personnes qui ont sauté alors qu'elles ne savaient pas nager…

Comment savoir si j'ai un comportement moral ? La honte, sentiment que j‘éprouve lorsque je ne fais pas ce que je dois, voilà un bon moyen de savoir ce qui est moral. L'enfant à qui l'on reproche de mentir rougit, se met à bredouiller, à trembler même : il a honte. Honte de n'avoir pas agit comme il savait bien qu'il devait agir.
Paradoxalement, le devoir nous laisse libre. Libre d'avoir honte -ou d'être fier ! Car le devoir moral nous oblige sans nous contraindre. Pour le comprendre, il faut bien distinguer les notions de contrainte et d'obligation. La contrainte est physique, nécessaire, inévitable. Par exemple, un objet jeté en l'air doit retomber. L'obligation, par contre, est volontaire, réclamée mais pas nécessaire. Par exemple, je dois dire la vérité, ce qui ne m'empêche pas d'être libre de mentir. Comprenons bien que le mot DEVOIR n'a pas le même sens selon qu’il contraigne ou qu’il oblige : dans le premier cas il n'y a pas de bonne volonté qui tienne (la pesanteur, la force des chose, contraint toute chose nécessairement) et dans le second cas je ne fais mon devoir que si je le veux.
Joli paradoxe : l'homme est libre… d'obéir à la loi morale. Ou pas.

Bien sûr, il est plus ou moins libre selon son conditionnement : il y a des hommes qui ne pourraient pas voler, même s'il le fallait, quand d'autres ont beaucoup de mal à se retenir de voler, même quand rien ne les y pousse. On sait que dans des milieux anormaux se créent des comportements anormaux : à l'armée un comportement moral singulier naît de la singularité de la situation du soldat qui voit des hommes mourir ou devenir fous… En prison aussi, il y a des gens qui meurent et qui deviennent fous : la question est donc cruciale : comment agir au mieux, rester (ou devenir) quelqu'un de bien, ou au moins quelqu'un de normal, dans un milieu anormal ?
Les clefs données sont autant de chances de salut : voir le meilleur en chacun, progresser pour s'en sortir, ne pas être un danger pour soi-même et pour les autres.

Il faut une véritable foi (en l'homme) pour toujours voir le meilleur en lui.

Un ami, c'est quelqu'un qui te connaît, mais qui t'aime quand même.

Voir le meilleur ? C'est intéressant : la méthode Coué a fait ses preuves. Il suffit véritablement de se regarder tous les jours dans un miroir en se disant "tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux" pour que ça marche. On peut même s'embrasser soi-même, ça peut pas faire de mal… Et ça marche mieux encore à plusieurs : dire à l'Autre "ce que tu fais est beau, merci d'exister ! Je profite de tes bienfaits, je te suis reconnaissant de ce que tu fais pour moi, tu as raison d'agir comme tu le fais, je t’approuve, je te reconnais bien là, à cet acte bon"… embrasser l'autre, cet ami sans qui l'on ne serait rien, voilà qui fait beaucoup de bien !

Question : si ça fait du bien, est-ce moral ? Nous avons dit que la morale était désintéressée, or nous voilà qui prônons des comportements égoïstes (même si c'est en rapport avec l'autre : égoïstement, j'ai intérêt à être quelqu'un de bien, à partager, aimer, non pas parce que je le dois, mais parce que ça me fait du bien). Osons le dire pour finir : rien ne prouve jamais qu'un homme soit vraiment moral. Car s'il y avait vraiment des actes gratuits, ils seraient sans raison. Or un sage cherche de bonnes raisons d'agir.


François Housset

8 juillet 2014

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CITATIONS

“Si le bien plaisait, si le mal déplaisait, il n’y aurait ni morale, ni bien, ni mal.” Valéry, Choses tues.

“Toute notre dignité consiste donc en la pensée. (...) Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.” Pascal, Pensées

“Toute société est une société morale. Parce que l’individu ne se suffit pas, c’est de la société qu’il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c’est pour elle qu’il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l’état de dépendance où il se trouve : il s’habitue à s’estimer à sa juste valeur, c’est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d’un tout, l’organe d’un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement ces sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l’occasion, des actes de renoncement complet et d’abnégation sans partage. De son côté, la société apprend à regarder les membres qui la composent, non plus comme des choses sur lesquelles elle a des droits, mais comme des coopérateurs dont elle ne peut se passer et vis-à-vis desquels elle a des devoirs.” Durkheim, De la division du travail social.

"La justice n'a pas de fondement naturel ni supra humain. Toutes choses humaines sont trop changeantes pour pouvoir être soumises à des principes de justice permanents. C'est la nécessité plutôt que l'intention morale qui détermine dans chaque cas quelle est la conduite sensée à tenir. C'est pourquoi la société civile ne peut pas même aspirer à être juste purement et simplement. Toute légitimité a sa source dans l'illégitimité ; il n'est pas d'ordre social ou moral qui n'ait été établi à l'aide de moyens moralement discutables : la société civile n'est pas enracinée dans la justice mais dans l'injustice, et le fondateur du plus célèbre des empires est un fratricide." Léo Strauss, Droit naturel et histoire

"De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté." Kant, 1è phrase de la 1è section des Fondements de la métaphysique des mœurs

«Le bonheur est l’état dans le monde d’un être raisonnable, pour qui, dans toute son existence, tout va selon son désir et sa volonté, et il repose par conséquent sur l’accord de la nature avec le but tout entier poursuivi par cet être, de même qu’avec le principe déterminant essentiel de sa volonté. Or la loi morale, comme loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l’accord de celle-ci avec notre faculté de désirer (comme mobiles) ; d’un autre coté, l’être raisonnable qui agit dans le monde n’est assurément pas en même temps cause du monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi morale, il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur proportionné d’un être qui, faisant partie du monde, en dépend, et qui justement pour cela ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature et, pour ce qui est de son bonheur, la mettre par ses propres forces complètement d’accord avec ses principes pratiques.» Kant, Critique de la raison pratique, 1re partie, V

“Mais, ne l’oublions pas, la sagesse sera toujours conjecturale. C’est en vain (veuille l’âme de Socrate me pardonner !) que l’on s’est acharné à en faire une science. C’est en vain aussi que l’on tenterait d’extraire du savoir devenu démontrable une morale ou un art de vivre. La sagesse ne repose sur aucune certitude scientifique et la certitude scientifique ne conduit à aucune sagesse. L’une et l’autre doivent coexister, à jamais indispensables, à jamais séparées, à jamais complémentaires.” J.F. Revel. Discours de réception à l’Académie Française (11 juin 1998)

“Nul ne peut être parfaitement libre aussi longtemps que tous ne le sont pas ; ni parfaitement moral, tant que chacun ne l'est pas ; ni parfaitement heureux jusqu'à ce que chacun le soit. De prétendus sages au ton sentencieux nous annoncent que la vertu doit être l’unique objet de nos désirs, qu’affermi par elle on supporte sans peine les privations et la misère. Inutiles moralistes ! croirai-je à des principes que l’expérience dément tous les jours ? La vertu est le seul bien, le vice est le seul mal, disent les stoïciens. Ce principe est faux : je m’en rapporte à tout honnête homme qui s’est cassé la jambe, ou qui voit souffrir la faim à ses enfants.” H. Spencer, La Statistique sociale, 1, 2.

“Il suffit d’exagérer la morale, de la rendre impraticable, pour que beaucoup s’écrient qu’elle est sublime. On admire le disciple des stoïciens, affirmant qu’il supporterait de sang froid les pertes les plus cruelles ; on ne s’aperçoit pas que ses discours sont précisément ceux du personnage qui dit, en parlant de Tartuffe : De toute affection il détache mon âme ; Et je verrai mourir frère, enfants, mère et femme, Que je m’en soucierai autant que cela.” Pascal, Pensées

“Mais on s’écrie : “Les préceptes sont vains ! Dans une situation tranquille, vous les étalez avec pompe ; un revers vous les fait oublier.” ...Il semble que les êtres frivoles qui nous entourent aient à regretter de lui avoir consacré des années. Le voyageur s’égare quelquefois après avoir demandé vers quel point de l’horizon il doit diriger ses regards et ses pas. Insensés ! vous concluez de ses erreurs qu’il est inutile de connaître la route, et qu’il faut marcher au hasard !” Joseph Droz. L’art d'être heureux (1806)

La criminalité de masse reste par définition le fait d’hommes éminemment moraux. Pour tuer beaucoup et discriminer sans remords, il faut une éthique.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.

“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse. Essayez. Demandez-vous à vous-même : “Que lirai-je bien pour passer le temps ?” Vous baillez déjà. Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté. Et ces remarques suffisent pour juger les psychologues qui voudraient que chacun étudie ses propres pensées comme on fait des herbes et des coquillages. Mais penser c’est vouloir.” Alain, Propos sur le bonheur.

“Pour mater mon caractère je me suis efforcé de le dissimuler.” “Je ne suis jamais vrai parce que je cherche toujours à modifier, à recréer : je n’aurai jamais le bonheur ( ?) de pouvoir agir spontanément.” Sartre, Lettre à Simone Jolivet (1926)

“...Si vous êtes moral vous obéissez à la société. Si vous êtes immoral vous vous révoltez contre elle mais sur son terrain, où l’on est sûr d’être battu. Il faut être ni l’un ni l’autre : au-dessus.” Sartre. Lettre à Simone Jolivet, 1926.

“Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucun des deux.” Rousseau. L’Émile. Livre IV, § IV.













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