Un seul peut-il avoir raison contre tous ?
Par François HOUSSET | Les Textes #79 | commenter | |
Pasteur s’est battu pour convaincre ses collègues qui croyaient à la génération spontanée. L’histoire lui a donné raison, mais il avait gagné parce que son statut et son charisme l’emportaient sur ses adversaires. Une vérité scientifique est provisoire ! La science revient sans arrêt sur ses postulats, selon la pertinence et surtout l'autorité de ses chercheurs.
Galilée a eu tort d’opposer la raison à la foi, pour se retrouver perdu d’avance devant des tribunaux. Brecht lui fait dire au sortir du prétoire : “et pourtant elle tourne”. Mais tenter de vaincre les préjugés en vigueur revenait à monter sur l'échafaut. Au même moment, Descartes démontre l’héliocentrisme dans un traité du Monde qu’il ne fera pas paraître : inutile d’aller contre le sens commun...
Avoir raison, qu’est-ce que cela veut dire ? N’est-ce pas la raison du plus fort qui mène les barques, une raison sociale qui n’a que d’occasionnels liens avec la rationalité ?
Débat à la médiathèque de Montrouge samedi 24 mai 2008 à 10h30
Siné
Les “raisons” qui font “avancer” le monde sont obscures, la raison du meilleur est rarement la plus forte : l’héliocentrisme, le matérialisme, reconnus en ce vingt-et-unième siècle, datent de l’Antiquité. Les martyrs qui les ont défendus durant deux mille cinq cents ans furent broyés par une formidable machine à étouffer la raison. Leur tort : prétendre éclairer des aveugles, faire avancer une humanité satisfaite de tourner en rond.
Si je possède une vérité inconnue, puis-je la révéler ? La question se pose crûment à toute personne qui prend publiquement position : le public risque de ne pas applaudir, il est risqué de ne pas prêcher pour des convertis. Aller contre l’opinion, c’est avoir tort d’emblée aux yeux de la plupart : il faudra une habile manipulation de l’opinion pour que “progresse” le sens commun. Un mode de pensée va de moule en moule, obligeant tous les membres d’une société à prendre parti, et jugeant chacun d’après son parti. La prudence invite à se réfugier dans les “idées” reconnues comme “bonnes” : les lieux communs.
Dans les débats publics, beaucoup hésitent à penser devant tous, et n’osent pas prendre la parole si leurs idées s’opposent aux arguments entendus. Ils s’excusent de penser, d'être singuliers : “si ma pensée ne convient pas, je suis prêt à la changer...”
L’enjeu véritable n’est pas la vérité, mais l’identité de chacun, la conscience et sa reconnaissance. Trop souvent, ne pas penser comme les autres est considéré comme un tort, au point qu'on confond raison et opinion : avoir une idée singulière revient à avoir tort !
Être libre revient à pouvoir décider seul, user de son libre arbitre, de son sens critique. Tout raisonneur est un emmerdeur : en réfutant les préjugés sur lesquels la communauté se fonde, il dérange. La raison du plus fort est meilleure en ce qu'elle s'impose. L’union fait la force : quand un génie solitaire apporte une pensée singulière dans un groupe constitué, ce groupe fait preuve d’une remarquable solidarité pour le faire taire. Ce groupe n’a pas le choix : il refuse ce qui met en cause ses fondements. Soyons donc cyniques, oublions la raison du rationaliste, ne suivons que la raison sociale. À l’article “raison”, le dictionnaire évoque plutôt l’art de convaincre, de manipuler : dans tout régime totalitaire, une majorité croit que le dictateur incarne la raison, parce que les media le rappellent quotidiennement. Qui prétendrait le contraire serait lynché.
L‘histoire de la psychologie de chacun rappelle que la raison nous a d’abord été inculquée. Il a fallu commencer par croire avant de se permettre de penser.
Exemple de lieu commun gobé comme un principe irréfutable (parce qu’indémontrable) : l’Homme est seul doué de conscience, aucun animal ne lui arrive à la cheville. “Tout le monde le sait”. Inutile donc de le prouver, ce qui obligerait à observer scientifiquement TOUT le monde animal, et d’abord à reconnaître que sur les centaines de milliers d’espèces animales dénombrées, la plupart nous sont parfaitement inconnues. Admirons la Raison de l'homme "capable" de se comparer à ce qu'il ne connaît pas ! Impossible de comparer le connu avec l’inconnu... Mais on répète cette “vérité” flatteuse pour l’Homme et ses prétentions, “vérité” formellement rappelée par la plupart des autorités, exactement de la même façon qu’on a dit et répété que la terre est plate ou que la femme est "naturellement" la servante de l'homme.
Qu’importe la vérité, si des nécessités sociales m’obligent à penser comme tout le monde!? Il est plus confortable d’être uni avec la communauté qui partage mes opinions que d’avoir raison contre tous. On donne tort à ceux qui contredisent les vérités “manifestes”, ils se retrouvent isolés, décridibilisés : quel intérêt ?
L’intérêt ? Pouvoir dire “je pense”. Rien que cela. Acquérir la certitude que mes idées ne sont pas coupées-collées, mais forgée (même mal) par MA conscience.
Ayons le courage de penser quand même, honnêtement, pour nous-mêmes, sans imiter, sans chercher à séduire : la conviction des autres n’est pas un critère de validité. Nous avez raison de ne pas suivre la raison de tous : la notre est la seule qui puisse nous appartenir.
François Housset
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Liens internes :
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BIBLIOGRAPHIE
• NIETZSCHE : Généalogie de la morale (montre qu’historiquement ce sont les maîtres qui définissent le Bien et la Vérité)
• Génie LABORDE : Influencer avec intégrité (montre que le charisme détermine la raison)
• HEGEL : Phénoménologie de l’esprit (montre que toute conscience est aliénée par son besoin de reconnaissance)
• KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (montre que c’est la contrainte qui fait la civilité)
• SPINOZA : Éthique (montre tout l’intérêt qu’il y a à ce que nous pensions tous pareillement)
CITATIONS
“Quand vous êtes sur le point de sauter un fossé, l’idée que vous allez tomber dedans peut être vraie ou fausse; mais toujours est-il qu’elle vous nuit, si vous tentez le saut. ...PRENEZ POUR VRAIE L’IDÉE UTILE. Or l’idée utile, c’est celle-ci: “je passerai”. Plus profondément, messieurs, il n’est point question de savoir encore si cette idée: “je passerai” est vraie ou fausse; car elle est au futur; elle n’est encore ni vraie ni fausse; et on ne vous demande pas de penser qu’elle soit vraie, mais de faire qu’elle soit vraie.”
Alain, citant un colonel devant ses troupes, Propos sur le pouvoir. 55.
“Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique... Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste... ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.” PASCAL, Pensées (298)
“Sur une question où je ne puis me prononcer en connaissance de cause, il ne coûte rien à mon indépendance intellectuelle de suivre un avis plus compétent. La collaboration des savants n'est même possible que grâce à cette déférence mutuelle; chaque science emprunte sans cesse à ses voisines des propositions qu'elle accepte sans vérification. Seulement, il faut des raisons à ma raison pour qu'elle s'incline devant celle d'autrui. Le respect de l'autorité n'a rien d'incompatible avec le rationalisme pourvu que l'autorité soit fondée rationnellement. C'est pourquoi, quand on vient sommer certains hommes de se rallier à un sentiment qui n'est pas le leur, il ne suffit pas, pour les convaincre, de leur rappeler ce lieu commun de rhétorique banale que la société n'est pas possible sans sacrifices mutuels et sans un certain esprit de subordination; il faut encore justifier dans l'espèce la docilité qu'on leur demande, en leur démontrant leur incompétence. “ DURKHEIM, “L’individualisme et les intellectuels”, in La Science sociale et l’action
“On peut convaincre les autres par ses propres raisons, mais on ne les persuade que par les leurs.” JOUBERT, Pensées.
“Je ne sais pas si j’ai jamais été parfaitement honnête homme; mais je sais que les sentiments que je chérissais dans ma première jeunesse étaient beaucoup plus délicats que ceux auxquels j’ai été habitué à force de vivre” CASANOVA, Histoire de ma vie, Gallimard, 1986.
“Quiconque dit qu’il croit absolument tout ce qu’on nous enseigne et qu’il le croit sans y voir la moindre difficulté, est à coup sûr un menteur ou un sot. Il y a des menteurs qui disent croire, et des imbéciles qui croient croire.” ROUSSEAU, Lettre à Monseigneur Christophe de Beaumont, 1763.
“A la rigueur on pourrait comprendre une vérité géométrique et ne pas y croire.” Brochard
“Jésus-Christ n’est pas venu nous apprendre les mathématiques, la philosophie, et les autre vérités qui par elles mêmes sont assez inutiles pour le salut” MALEBRANCHE, Conversations chrétiennes, VII
“Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité; point n’est nécessaire de la comprendre... Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Il n’est pas d’instance au-dessus de la raison.” FREUD, L’avenir d’une illusion
“On peut d’une certaine façon apprendre la philosophie sans être capable de philosopher. Donc celui qui veut devenir vraiment philosophe doit s’exercer à faire de sa raison non un usage d’imitation et pour ainsi dire mécanique, mais un usage libre.” KANT La Logique, Intro III
“Qu’est-ce que le sens commun ? N’est-ce pas les mêmes notions que tous les hommes ont précisément des mêmes choses? Le sens commun, qui est toujours et partout le même, qui prévient tout examen, qui rend l’examen même de certaines questions ridicule, qui fait que malgré soi on rit au lieu d’examiner, qui réduit l’homme à ne pouvoir douter, quelque effort qu’il fît pour se mettre dans un vrai doute..., n’est-ce pas ce que j’appelle mes Idées ? Les voilà donc, ces Idées ou notions générales que je ne puis ni contredire ni examiner; suivant les quelles, au contraire, j’examine et je décide de tout; en sorte que je ris au lieu de répondre, toutes les fois qu’on me propose ce qui est clairement opposé à ce que mes Idées immuables me représentent.”
Fénelon, Traité de l’Existence de Dieu, 2è partie, ch. II.
“De même que la nature nous a enseigné l’usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs qui les font agir, de même elle a implanté en nous un instinct qui emporte la pensée en avant dans un cours qui correspond à celui qu’elle a établi entre les objets extérieurs; pourtant, nous ignorons les pouvoirs et les forces dont dépendent en totalité ce cours régulier et cette succession d’objets.”
Hume. Enquête sur l’entendement humain. Section V. (GF 1983 p. 118)
“Devant l’inconnu, le philosophe lance les vues de son esprit, et en suit les conséquences. Le savant, seul, doit dire : je ne sais pas.”
Claude Bernard .Cahier rouge
“J’attends des connaissances... je veux des garanties...je veux savoir, pas croire”
Ingmar Bergman, Le Septième Sceau, 1957.
“L’utilité de la vie, le but suprême en vue duquel nous sommes de ce monde, je ne puis le comprendre. Mais accomplir sa volonté telle qu’elle est écrite dans mon cœur, cela est dans ma)) puissance et je sais que je le dois.”
Tolstoï, Résurrection.
“L’homme intelligent se mesure à ce qu’il sait ne pas comprendre.”
Herriot, Notes et maximes
“Les principes sont premiers quoiqu’indémontrables, et parce qu’indémontrables”
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote
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