L’homme est un mouton pour l’homme
Par François HOUSSET | Les Textes #8 | 6 commentaires | |
“L’homme est un mouton pour l’homme” par sa tendance à vivre en troupeau et à suivre un berger. C’est un progrès s’il n’est plus une sale bête, un loup pour l’homme : il a été domestiqué. Historiquement, il a fallu reconnaître sa méchanceté naturelle : Machiavel disait qu’il fallait un despote assez méchant pour que la méchanceté de chacun s’en trouve écrasée et qu’une communauté vive en paix. Hobbes avait le même projet : un Léviathan, c’est-à-dire un monstre si terrifiant que le loup se transforme en agneau. Et voilà, nous sommes devenus dociles, prévisibles : aujourd’hui nos maîtres ne sont plus tyrans, ils se présentent comme de bienfaisants bergers. Nous sommes conduits comme des moutons paisibles vers de verts paturages. Bien sûr ils parlent encore de sécurité, le chien du berger peut encore être laché et nous courir après, nous mordre même, mais enfin c’est pour notre bien, et nous nous en sommes convaincus ! Il nous faut un berger, avec un chien : nous ne supportons pas encore qu’un simple mouton commande. Avec un bon berger (il est bon par définition), nous suivons le troupeau sans hésiter, et nous voilà débarrasés de notre libre-arbitre, tant nous sommes assurés que le berger connaît le bon chemin et sait mieux que nous-mêmes où nous devons aller.
Immergés dans le troupeau, nous nous rendons incapables de penser avec recul. Nous adoptons des attitudes standardisées, nous nous réfugions dans le conformisme. Un bon mouton ne fait pas preuve d’initiative, ne se demande plus ce qu’il peut être bon de faire : le berger le lui révèle. La volonté singulière du mouton n’a aucune force : il l’a jointe à celle des autres, ne se demandant plus quoi faire mais observant “ce qui se fait” pour marcher coûte que coûte avec le troupeau. On trouve de nombreuses analogies au berger et au troupeau dans les Évangiles : la religion relie nos singularités.
Un mouton n’existe que par et dans son troupeau, de même un humain n’est humain que s’il sert l’humanité et va dans son sens. Où nous conduit cette humanité ? Nous la suivons sans réfléchir, et c’est notre devoir. Les moutons de Panurge peuvent encore se précipiter dans le vide, parce qu’ils sont inséparables.
Il faut bien suivre l’humanité comme elle va ! Mais sans savoir où elle nous conduit. Il faut bien s’intégrer, s’assimiler, oser dire “je suis comme vous” à ceux qui bêlent à l’unisson. Seul on n’est rien : avoir une identité, c’est s’identifier. Il serait insuportable d’être traité comme une brebis galeuse, nous perdrions confiance en nous-mêmes ainsi qu’en ce troupeau que nous devons juger sain pour le suivre.
Du leader ship au leader sheep, il n’y a pas grande différence. Les dominants du troupeau n’en sont pas moins moutons, rien n’est plus mimétique qu’un ambitieux. Celui qu’on suit doit être un modèle adéquat pour la masse conformiste. Si crédible, si visiblement “bon” (Nietsche rappelle que “bon” vient de “noble”, qui vient de “maître”) que le suivre c’est bien faire. L’histoire nous rappelle pourtant qu’il y eut, entre autres, un berger allemand, un guide (“führer”) rendant l’homme unidimensionnel, le réduisant à la simple dimension du mouton obéissant aux ordres, à n’importe quels ordres.
L’enjeu de ce débat était l’abolition des facultés critiques, l’aliénation sur une grande dimension, l’infantilisation de ceux qui se soumettent à un patre, padre, pater... et l’évaluation sans mauvaise foi de notre volonté. Il en faut de la soumission pour se précipiter ensemble dans le vide, ou aimer le bon berger qui, après avoir dorlotté ses bêtes, va les égorger.
Pour ne pas être moutonier, il faut résister au suivisme, au copisme, au confort. Refuser d’être mené quand bien même tous clament qu’on les mène vers le bonheur. Penser seul, accepter l’inconfort de la pensée, être prêt même à penser contre soi (ce “soi” qui s’est construit par imitations), pour se retrouver naufragé volontaire de sa propre opinion.
François Housset
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À ce propos...
Alain, Propos sur le pouvoir :
Le berger soigne et aime ses moutons, il les protège. Les moutons lui obéissent donc, ils reconnaissent en lui leur force et leur bien :que craindre sous un bon maître, et quand on n’a rien fait que sous ses ordres ? (...) À quoi se fier, si l’on ne se fie à cette longue suite d’actions qui sont toutes des bienfaits ? Et même si l’agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux le bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d’agneau tout le courage possible.
Alain présente le berger comme l’homme politique, s’adressant aux moutons comme un bienfaiteur :Messieurs les moutons, qui êtes mes amis, mes sujets, et mes maîtres, ne croyez pas que je puisse avoir sur l’herbe ou le vent d’autres opinions que les votres (...) Vos volontés règnent sur la mienne; mais c’est trop peu dire, je n’ai d’autre volonté que la vôtre, et enfin je suis vous.
Imaginez maintenant que les moutons s’avisent de vouloir mourir de vieillesse. Ne seraient-ce pas alors les plus ingrats et les plus noirs moutons ? Une revendication aussi insolite serait-elle seulement examinée ? Trouverait-on dans le droit moutonier un seul précédent ou quelque principe se rapportant à une thèse si neuve ? Je gage que le chien, ministre de la police, dirait au berger :Ces moutons ne disent point ce qu’ils veulent dire; et cette folle idée signifie qu’ils ne sont pas contents de l’herbe ou de l’étable. C’est par là qu’il faut chercher.
Je n’apprécierai pas un club où l’on m’accepterait comme membre.Groucho Marx
Je n’aime pas qu’une personne ait une même opinion que moi, ça me donne l’impression de n’avoir qu’une demie opinion.Pierre DESPROGES, La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute.
Car il ne suffit pas de fuir la normalisation des âmes qui nous façonnent en masses apeurées : nous devons repousser aussi la tentation de hurler avec les loups par peur d’être moutons. Ni craindre ni haïr. Refuser d’être victime pour ne pas, malgré soi, devenir bourreau à son tour. Savoir que, si l’homme est un loup pour l’homme, c’est que trop souvent l’homme accepte d’être un mouton pour l’homme. Connaître ses peurs, toutes ses peurs, jusque dans le moindre fibre de son corps (« Aux moments de crise, écrit Orwell, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on lutte, mais toujours contre son propre corps »), et tenter de les dépasser. Un journaliste chilien, qui bravait chaque jour la censure de Pinochet, disait modestement : « Non pas que nous soyons courageux, mais nous apprenons à dépasser la peur. » Connaître toutes ses haines, jusque dans ces replis de haine de soi qui conduisent à la haine d’autrui, chaque fois qu’on en vient à détester dans un semblable ce que l’on ignore abhorrer en soi-même.Rebelle à Big Brother par François Brune Le monde diplomatique, octobre 2000
Si l’on désire brûler une synagogue, il suffit de rameuter une poignée de canailles sans foi ni loi ; mais pour pratiquer un antisémitisme d’Etat, il est impératif de mobiliser des gens très bien, dotés de vertus morales solides.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
Mon mari a bien exécuté des Israélites en pensant faire le bien, un bien que nous jugions alors indiscutable. Puisque les Juifs nous apparaissaient comme la matière première de tout ce qui était négatif, comme on disait alors.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
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