L’utopie, une vérité anticipée ?
Par François HOUSSET | Les Textes #44 | 3 commentaires | |
“J’ai fait un rêve” : j’ai cru en la réalisation d’un monde parfait, avec la paix enfin, la santé de chacun garantie, pas de travail, du pain pour tous, des Utopiens égaux -et riches bien sûr, et heureux, tant qu’à faire... un monde où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. J’ouvre les yeux : ce monde n’a pas de lieu.
Il semble sage d’accepter la réalité, dure évidemment. Quelques hurluberlus osent affirmer qu’il suffirait qu’on y croie pour qu’il en soit ainsi. Ils prétendent que c’est au moins un idéal vers lequel tendre. Bien sûr l’idéaliste ne voit plus le monde mais se projette son film d’anticipation. Les espoirs sont bien utiles... mais les rêves ?
Des utopistes du passé ont anticipé notre monde présent très concrètement. Il fallait être utopiste pour croire à la retraite, aux congés payés, à la sécurité sociale, quand ils n’étaient pas dus : il faut l’être encore pour obtenir ce qui n’est pas donné. Utopistes, ceux qui ont un projet, qui croient en ce qui n’existe pas (pas encore), en une vérité prématurée, et rejoignent les idéalistes changeant le monde.
Ils ne savaient pas que c’était impossible, donc ils l’ont fait...
U-topos : l’étymologie grecque rappelle que l’utopie est ce qui n’a pas de lieu. Mis à part quelques projets fous en cours de réalisation, il semble que notre époque laisse moins de place à ce qui, justement, n’a pas lieu d’être. Il n’y a plus d’espérance d’un renouveau, l’évolution dite “naturelle” de notre monde étant déjà trop rapide pour qu’on aie le temps de vouloir du neuf. On ne fait plus de politique, la dictature des tyrans laisse place à la dictature du marché. On connaît la planète dans ses moindres recoins, il n’est plus possible de rêver à quelque contrée inexplorée, pour vivre enfin dans un Éden. Le monde est connu, reconnu, et bien petit : il n’y a nulle part où se blottir sans subir la loi des autres. Chaque société et chacun de nos États sont en rapport étroit (étriqué) les uns avec les autres, les uns contre les autres.
Les assoiffés d’exotisme disent encore que la vérité est ailleurs, mais où donc pourrait-elle se cacher quand nous sommes tous interdépendants ? Trêve d’idéalisme : la vérité est dans ce monde présent, fatale comme l’est la réalité économique. L’autarcie est inconcevable, aucune contrée ne peut ignorer le reste du monde.
Depuis l’effondrement du communisme, on croit moins facilement aux modèles inventant un lieu où les hommes vivent égaux et en paix. Qui compte encore sur ce lendemain (ou cet ailleurs) qui chante se leurre. Leurre périlleux : gare aux rêveurs qui suivraient un gourou évoquant un paradis sur terre. On peut relire l’histoire de notre petit monde pour dénoncer le danger de l’utopie : elle est cause de bien des dictatures, se nommant République Populaire Démocratique mais sans l’être. De nombreux rêves se sont faits cauchemars, d’Auschwitz au Goulag. Nous vivons sur un cimetière d’utopies échouées. De quoi devenir méfiant, et supposer que derrière tout beau discours brodant sur un avenir ou un ailleurs radieux, se cache un dictateur potentiel, dissimulant au peuple plein d’espoir qu’il est impossible de réaliser une utopie sans sacrifier la liberté individuelle.
Il paraît aujourd’hui farfelu de décrire une société idéale plutôt que d’exprimer une critique sociale et des projets concrets. L’homme doit enfin se rendre maître de son destin, ne pas obéir aux lois du marché, ni même aux lois naturelles : la politique doit reprendre sa place, refaire le monde. Mais faudra-t-il commencer par le défaire ? ! Toute utopie part du postulat que les hommes sont raisonnables, généreux, prêts à sacrifier leurs désirs égoïstes sur l’autel de la communauté, pour que tous vivent enfin en harmonie dans un monde cohérent. L’utopie n’invente pas seulement un lieu, mais les hommes qui le peuplent. À mesure que nous voulons dominer le monde il nous saute en pleine figure : nous ne deviendrons maîtres de ce monde qu’en devenant maîtres de nous-mêmes.
Demain.
François Housset
www.philovive.fr
Le monde n'est pas une vache
LA BELLE HISTOIRE DE L’UTOPIE
Thomas More fut l’inventeur du concept : Utopia, l’île de Nulle Part (1516) n’est pas un manifeste révolutionnaire, mais, selon son propre aveu, une “bagatelle littéraire échappée presque à son insu de sa plume”. Dans cette île au toponyme imaginaire, pas de propriété privée, peu de lois, et une égalité de tous permettant à chacun de travailler le moins possible. Le rêve.
Rabelais réutilise le terme comme toponyme : Utopie est le royaume de Gargantua
Bacon (1561-1626) : La Nouvelle Atlantide : roman montrant l’État idéal. Le titre évoque l’Atlantide dont parle Platon dans le Timée et le Critias, et qui aurait disparu à la suite d’un cataclysme. La Nouvelle Atlantide nous présente un essai de réalisation des idées avancées par Bacon dans La Grande Restauration des Sciences. Bacon aspire à une société où la Raison avec un grand R dominerait dans un monde où l’unique loi serait celle de la nature retrouvée.
Thomas Campanella (1568-1639) : La Cité du Soleil ou L’idée d’une République philosophique : Campanella y expose sous la forme d’un dialogue sa théorie sur la forme idéale de gouvernement. Un prêtre a le gouvernement suprême de la ville. Ce prêtre (appelé “Métaphysicien”) est seconde par trois chefs : “Puissance”, qui s’occupe des armées, “Sagesse”, qui se charge des études et des sciences ; et “Amour” qui gère (à proprement parler) la génération et la puériculture. La vie conforme à la philosophie est soumise uniquement aux règles de la raison : tous les biens sont en communauté (car la propriété ruine la communauté en faisant naître l’amour-propre) ; les citoyens vivent dans l’égalité (aucun serviteur, aucun maître), mangent en suivant scrupuleusement les conseils du toubib, et s’accouplent selon les prescriptions des fonctionnaires eugénistes. Tous participent aux assemblées politiques et les enfants sont instruits sans distinction de sexe. Le meilleur des mondes...
Spinoza : “...la Politique, telle que les philosophes la conçoivent doit être tenue pour une chimère ou comme convenant soit au Pays d’Utopie, soit à l’âge d’or, c’est-à-dire à un temps où nulle institution n’était nécessaire” (Traité Politique, chapitre 1). Spinoza n’avait pas bien compris le concept, car Thomas More insistait sur le fait que, même en Utopie, un minimum de lois reste nécessaire.
Leibniz : “Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des Utopies, des Séravambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs au nôtre” (Théodicée, 1è partie, §10). Pour Leibniz, notre monde est le meilleur des mondes possibles : Dieu a fait au mieux, inutile donc d’imaginer un monde plus parfait.
Le terme a hélas perdu sa majuscule et sa valeur de nom propre en français au 18è siècle, pour prendre le sens de “plan de gouvernement imaginaire” ; il est même devenu péjoratif au début du 19è siècle pour devenir synonyme de “songe creux ne tenant pas compte de la réalité”. C’est encore le sens dominant d’aujourd’hui -mais ça peut toujours s’arranger.
BIBLIOGRAPHIE :
Kant SUR LE LIEU COMMUN : IL SE PEUT QUE CELA SOIT JUSTE EN THÉORIE, MAIS EN PRATIQUE CELA NE VAUT POINT. Trad. Luc Ferry Gallimard, Pléiade, tome III.
Engels F. SOCIALISME UTOPIQUE, SOCIALISME SCIENTIFIQUE. Ed° Sociales, 1973
Fiorato A. dir, LA CITÉ HEUREUSE Quai Voltaire, 1952
Baudrillard L’ILLUSION, DE LA FIN
Paquot T. : L’UTOPIE OU L’IDÉAL PIÉGÉ. Hatier, 96
Rouvillois F. dir. L’UTOPIE GF 98
Lacassin F. dir. VOYAGES AUX PAYS DE NULLE PART. Laffont, 1990
Cioranescu A. L’AVENIR DU PASSÉ.
On lira avec intérêt l’article de philosophie magazine de mars 2008, p.56 : « Le réel finit toujours par prendre sa revanche »
CITATIONS
"L'utopie, c'est proprement ce qui n'est nulle part ; c'est un édifice d'idées dans une tête ; et cela n'est pas peu de chose. Je respecte l'utopie." ALAIN, Propos (21 juin 1906)
“L’Utopie, c’est contre elle, sans aucun doute, que les bolcheviks se sont pendant tant d’années battus. Elle est nuisible pour ce qu’elle recèle de possibilité de désillusion, pour ce qu’elle confronte à chaque pas la réalité à une fausse image, pour ce qu’elle comporte de découragement du fait de la disproposrtion entre la perspective rêvée et la tâche à faire, elle est, pourrait-on dire, un terrible briseur de grève, et plus encore la débaucheuse perfide des chantiers. Nous n’avons pas fini de nous étonner de ses ravages. Mais il faut bien comprendre que, dans le monde où à des catégories immenses d’hommes et de femmes, la vie et l’univers étaient désespérément donnés comme des choses immuables, l’avenir bouché par une société fixe à quoi toute correction apportée était qualifiée crime, dans le monde où le rêve ne peut être qu’immoral, la disproportion de l’utopie est la première forme, toute spéculative, d’une libération de l’esprit, et le jardin de l’avenir pousse dans le malheur de l’homme.” Louis Aragon, Histoire parallèle
“Combien de jeunes velléités qui se croyaient pleines de vaillance et qu’a dégonflées tout à coup ce seul mot d’utopie, et la crainte de passer pour chimériques aux yeux des gens sensés. Comme si tout grand progrès de l’humanité n’était pas dû à de l’utopie réalisée.” André Gide
“Une utopie est une réalité en puissance.” Herriot, Notes et maximes
C’est avec ce régime-là, fascinant, auréolé d’audaces et ivre d’efficacité, que votre grand-père a d’abord collaboré. Avec des gens pour qui tout était possible ; sans que personne ne comprît au départ que du tout est possible au tout est permis, il n’y avait qu’un pas. En serrant la main d’Hitler, vos “collabos” ne voyaient pas Auschwitz mais un régime créateur, une jeunesse du monde. Personne n’imagine aujourd’hui la force d’attraction émotionnelle du nazisme, qui semblait irrésistible !
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
Liens internes :
Commentaires
Ajouter un commentaire