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Le confort intellectuel

Le confort intellectuel est le repos de l'intelligence. C’est le cocon dans lequel s’endort tranquillement le cerveau, quand on ne l’exhorte plus d’avoir le courage de penser. Alors il ne parle plus que pour répéter ce qu’il “sait” : il n’a plus d’effort à fournir. Comble de la paresse (ou de lâcheté), il ne prend même pas la peine d’abandonner la pensée : il s’y terre. Il se réfugie dans de belles doctrines toutes prêtes à consommer, dans des références, des idées toutes faites et des méthodes éprouvées qu’il ne s’agit que d’appliquer. Quand on se trouve tellement imbibé de la pensée des autres, on ne devrait plus dire que l’on pense, on devrait dire “il” pense, comme on dit qu’il pleut.

Dans ce confort on se retrouve pour récupérer quelques conceptions héritées, pour consommer ensemble en puisant dans ce grand capital qu’est l’intelligence dont on hérite faute d’en être l’auteur. C’est pratique et sécurisant : on n’est jamais seul quand on pense comme les autres ; on n’a pas peur d’avancer quand on avance sur des rails. Simplement on ne va plus où l’on veut, mais où l’on est conduit.

Exit la remise en question, au nom du confort qui seul vaut : mieux vaut être un pourceau satisfait qu’un Socrate qui doute (1). On ne cherche plus à réfuter ses propres préjugés, bien au contraire, on cherche à y croire, on s’y accroche au point de penser contre soi. L’intelligence n’a plus de raison d’être, et devient pénible. Elle ne fait pas le poids face à l’inconscience et au je m’en foutisme qui permettent la plus parfaite insouciance : “dans le doute absinthe toi”... Et tranquillise toi en pensant que si tu ne sais pas où aller, tous les chemins y mènent. Tu ne t’ennuiera pas si tu ne songes qu’à te divertir (versare : verser dans).

On réduit la volonté à l’attention, on feint pouvoir suspendre son jugement. Et l’on se ment pour ne plus douter : sans doute l’espoir devient sécurité. Et l’on suit, rassuré, les rails d’un système confortable parce que validé par des millions de moutons, politiquement correct ou bien juste assez incorrect pour être “in” ; on joue avec les concepts par loisir et consumérisme. On est bien entouré (c’est aussi cela, la sécurité : ne pas être isolé des autres) car on a compris l’intérêt à penser les uns comme les autres, à imiter, à suivre comme on suit un guide : tranquillement. L’erreur et la faute ne sont plus à craindre : faire comme les autres, penser comme eux, c’est déjà avouer qu’on n’est plus responsable de ses propres idée ni de ses actes. Un robot ne se trompe pas, et n’est pas responsable de ses programmes.

La faute aux livres
Quelques aventuriers résistant vaille que vaille détonnent par leur énergie -probablement née dans le péril. Le risque qu’ils prennent met du sel dans leur vie. Car on ne le dira jamais assez : penser est dangereux. C’est s’engager dans une affirmation qui peut se révéler stupide, c’est oser revendiquer le droit à l’erreur, quand il est si facile “d’avoir raison” en répétant ce qui paraît évident à force d’avoir été énoncé par d’autres “dans les milieux autorisés”.

En choisissant le confort, on choisit de ne plus penser, mais de faire semblant, en récupérant les preceptes d’Untel et en feignant trouver les idées qu’en fait on ne sait plus que recracher. La pensée n’est plus une création s’actualisant incessamment dans la douleur de l’effort, mais une consommation rapide par “couper-coller”. On ne pense plus, on est pensé, tant que la pensée n’est qu’une simple reprise, un train-train, qui nous fait penser comme une vieille machine, mais sur les mêmes rails encore et toujours.

Des penseurs ont considéré la pensée comme quelque chose qui pouvait être systématisé, figé en une absoluité édifiante à jamais, mais tous ont vieilli ! Leurs efforts, leur ambition ridicule d’enfermer la vérité dans un livre, ont fait de la pensée une vieille maîtresse qu’on fréquente encore par facilité.

Maintenant refermons les livres aux pages jaunies : la pensée vit toujours ; ces vieillerie ne sont que des traces, des souvenirs de son passé. Ici et maintenant, la pensée s’affirme, tout simplement parce qu’elle se fait, s’actualise incessamment dans nos têtes qui s’efforcent de penser encore et encore. Toujours vive, elle ne cesse de se réaliser.

Vite, si nous voulons penser par nous-mêmes, renvoyons le guide et ses routines pour partir à l’aventure, sentir la vie spontanément, se mettre en danger devant la nouveauté, au lieu de chercher une réponse dans un livre ou chez un prétendu penseur, qui n’est le plus souvent qu’un pauvre réfugié livrant la pensée déjà toute faite dans laquelle il s’est replié.

Il faut de la vigueur, pour sortir la pensée de ses plis, l’empêcher d’en prendre, quitte à manquer de respect aux vieux principes, pour que jamais elle n’aille les rejoindre, mais s’en distingue par sa vivacité toujours nouvelle. Couper les ponts avec les personnages trop empreints qui prétendent donner d’édifiantes leçons.

“Sculpte ta statue” : l’ambition est de se retrouver soi en tant que “chose qui pense”, tout neuf, en éliminant le déjà fait. C’est l’aventure. La nouveauté effraie celui qui, déjà habitué au confort, n’en veut plus sortir. Il faut le libérer de ses aises -mais sans violence : les dogmes auxquels il s’accroche avec tant d’énergie, greffés dans son cerveau, ne s’en arracheront plus, il ne s’agit pas de les abattre (ce qui reviendrait à le tuer lui, qui n’existe plus qu’en tant que perroquet). La pensée, même si elle est toujours en cours de construction, a bien des fondations sur lesquelles les bâtisseurs comptent encore et encore. Il convient de les respecter comme des fondement, parce qu’on ne pense jamais seul. Nous avons reçu un héritage de tous les penseurs véritables qui nous ont précédé. Bien sûr il faut savoir faire sans : ce serait une bien vilaine chose que de n’être que les réceptacles de leurs pensées, et de n’avoir plus qu’à nous baigner dans leurs idées sans plus d’efforts créatifs. Ce fabuleux bouillon de culture peut servir à tout, du moment qu’on s’en sert, du moment qu’on s’en sort. Nous sommes héritiers, et ne devons ni ne pouvons nous déraciner de la terre dans laquelle nos pensées germent, mais nous ne devons pas rester pour autant les mains liées par notre capital : laissons germer nos propres greffes !

François Housset

www.philovive.fr




So

(1)

“Il vaut mieux être un homme insatisfait (dissatisfied ) qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur.” John Stuart MILL, L’Utilitarisme

“On peut d’une certaine façon apprendre la philosophie sans être capable de philosopher. Donc celui qui veut devenir vraiment philosophe doit s’exercer à faire de sa raison non un usage d’imitation et pour ainsi dire mécanique, mais un usage libre.” Kant, La Logique, Intro III

“Toute notre dignité consiste donc en la pensée. (...) Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.” Pascal, Pensées “Un homme d’esprit est perdu s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie du caractère. Quand on a la lanterne de Diogène il faut avoir son bâton.” Chamfort, Maximes, pensées, anecdotes

“Le temple se souvient du temple, et l’ornement se souvient du trophée et le carrosse se souvient de la chaise à porteurs. Qui n’imite point n’invente point.” Alain, Propos, 1922.

"L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance." Wittgenstein. De la certitude (160)

“L’entendement est limité... la volonté... infinie... de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons jamais eu qu’une connaissance fort confuse.” Descartes, Principes de philosophie.

«Vouloir vraiment c’est vouloir ce qu’on ne veut pas.» Renouvier

“Le maître d’un homme, c’est celui qui a le pouvoir de lui accorder ce qu’il désire, de lui enlever ce qu’il refuse ; celui donc qui veut être un homme libre, qu’il ne désire rien, qu’il ne repousse rien de ce qui dépend d’un autre ; sinon il est esclave, c’est inévitable.” Epictète. Manuel. XIV

“Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s'appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ.” Nouveau Testament, Épître aux Colossiens, 2 :8.

“Il faut réhabiliter la pensée, caricaturée et salie dans le système scolaire. L’usage des manuels nous a complètement corrompus. Tout le dynamisme de la recherche, du tâtonnement, est perdu. On a affaire avec un corps mort.” Michel Lobrot. Apprendre à vivre.

“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse... Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté. Et ces remarques suffisent pour juger les psychologues qui voudraient que chacun étudie ses propres pensées comme on fait des herbes et des coquillages. Mais penser c’est vouloir.” Alain, Propos sur le bonheur. Cité par Sartre, dans une belle Lettre à Simone Jolivet, 1926. “Penser c’est dire non. Remarquez comme le signe du oui est d’un homme qui s’endort. Au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Réfléchir c’est nier ce que l’on croit.” Alain, Propos sur la religion. (414)







Sapere aude !

Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi , un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne.
Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue.
Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant une démarche assurée.
Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme a penser par lui-même.
  Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive de toutes les libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines.

Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières ?
Trad. J. Mondot, université de Saint-Étienne, 1991





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Commentaires

J'ai l'impression de savoir réfléchir et d'avoir un certain recul et un certain esprit critique vis-à-vis des sources d'information principales qu'on nous fourre dans le gosier.

Mais a posteriori, après avoir lu cet article, je me demande si toutes mes opinions ne sont pas juste repompées de bribes que j'ai entendues à droite / à gauche.
Je reconstitue les informations, m'informe moi-même sur les sujets qui m'intéressent, mais finalement ne pense pas par moi-même.

En somme on n'est pas sortis de l'auberge.

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