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Pourquoi est-on attiré par le beau ?

Pourquoi est-on attiré par le beau ? Que se passe-t-il lorsque l’on reconnaît qu’une personne est belle, quand son apparence fait son charme ? Peut-on expliquer cet attrait qui se dégage d’elle ?






On dit belle une personne correspondant aux canons de la beauté : les formes de son visage et la silhouette de son corps, la couleur de sa peau et de ses cheveux, de ses vêtements, sont tout simplement à la mode. La beauté dépend donc de critères variables, elle est pour le moins subjective : jamais les choses ou les personnes ne sont belles, mais un spectateur (ou un groupe, ou un peuple...) les trouve belles. Alors apparaît tout le narcissisme de la personne se faisant juge de la beauté d’une autre : elle observe en quoi l’apparence de l’autre correspond à ce qui pour elle est agréable -elle-même. C’est pour soi que l’on s’intéresse à l’autre. Le beau est déterminé par le regard porté sur les choses, regard réprobateur ou admiratif, non en fonction de l’objet considéré, mais avant tout de soi-même. La beauté est dans les yeux de celui qui la considère.

Que vaut le jugement esthétique ? Il semble dès l’abord scandaleux que, du fait que des regards se portent avec plus de plaisir sur certaines personnes, des êtres humains se retrouvent hiérarchisés en fonction de leurs apparences, comme si leur valeur propre était donnée par leur capacité à rincer l’oeil de contemplateurs intéressés.

L’amant(e) associe ses plaisirs sensuels à l’équilibre des volumes du corps de l’aimé(e); l’architecte trouve du plaisir dans la longueur de l’arche porteuse d’un pont ; etc. Ces satisfactions s’associent à des objet pour lesquels nous savons faire des descriptions très objectives, on peut chercher quelles mesures engendrent ces satisfactions : on recherche donc des lois du beau. Et les trouver : le nombre d’or, donnant le rapport des côtés d’un beau rectangle; les lois de complémentarité des couleurs... Comment ne pas conclure que le laid est un déplaisir cérébral, engendré par le non respect des lois objectives qui caractérisent le beau ? Et comment (attention ça va faire mal) ne pas en vouloir aux laids de ne pas respecter ces lois ?
Nous avons voulu nous en indigner, et avons buté sur nos préjugés. Comment ne pas associer les satisfactions visuelles à des caractères objectifs que notre éducation scientifique leur attribue ?
Quoi ? ce qui fait qu’on ne se lasse pas de regarder, de contempler, d’admirer, permettrait de distinguer les êtres en ne donnant qu’à certains une valeur ajoutée ?

On évoque l’harmonie que tous cherchons et croyons envisager en un beau visage : un accord entre deux ordres provoquerait le plaisir, rassurant le pauvre hère qui y trouverait l’occasion d’échapper un peu à sa vie terrestre, pour (re)trouver un Beau idéal, absolu, duquel viendrait l’Idée (avec un grand i) que certaines formes doivent s’associer. “La vraie beauté élève et sauve” : la beauté de tout être, en nous rappelant ce monde idéal, nous y entraîne. On comprend le contemplateur : à mesure qu’il savoure la beauté d’un être, il doit sentir en lui comme une légèreté qui lui permet d’échapper au monde terrestre où la pesanteur des choses rive l’esprit au sol. “On ne voit bien qu’avec le cœur”... qui s’envole... mais s’égare : on n’explique pas le pouvoir de l’apparence en évoquant un monde idéal où, justement, l’apparence ne vaut plus rien. Dans ce débat nous nous sommes empêchés d’expliquer pourquoi le beau attire en nous attachant à l’idée du beau, qui n’est qu’un concept. Mais nous n’avons pas pour autant erré en vain : la magie du regard nous est apparue dans toute sa splendeur, quand enfin nous avons compris que l’attention de l’esprit est une prière. Et nous nous sommes trouvés beaux. Innocents que nous fûmes !

Innocents, les enfants zigouillant le crapaud "trop moche". Innocents, ceux qui déconsidèrent un bossu parce qu’il est bossu, un étranger parce que son apparence est trop étrange pour être appréhendée avec plaisir. Innocents, les amoureux de stars scintillantes dont la beauté aveugle. Innocents également ceux qui par bonté d’âme prétendent voir la beauté dans tout être : il faut être aussi naïf pour supposer que l’apparente beauté est en relation avec la morale, pour supposer que parce qu’on les verra belles les choses en seront pour autant aimables. Qu’il est difficile de démêler le bien, le beau, le juste, si souvent enchevêtrés qu’ils semblent naturellement se confondre ! Le dduailisme beau/laid fonctionne parallèlement aux duos vrai/faux, bien/mal, avec lesquels il s’apparente : est-il bien de la même famille ou n’est-il qu’un bâtard ? Comme le faux fut combattu par la philosophie et la science, et le mal par la morale, le laid fut banni théoriquement de l’art. Il y a quelque chose d’instinctif dans la fuite devant le laid qu’il nous faut considérer pour ne pas nous satisfaire de belles paroles. Le beau fait simplement plaisir, et attire, tandis que le laid répugne et repousse : ceux qui s’écrient “cela est beau” expriment par ce terme un certain rapport d’un objet, avec des sentiments agréables ou avec des idées d’approbation, et tomberont d’accord pour dire “cela est bien”, c’est-à-dire “j’aperçois quelque chose que j’approuve ou qui me fait plaisir”. Le laid est donc bien un mal, un mal qui s’accomplit par des sensations visuelles.

Kant en était à sa troisième bière, il déclara qu'il était impossible de définir ce qu’est le beau en soi, et donc de donner des règles qui en garantissent la production. Le jugement de goût ne justifie pas, il exprime simplement le plaisir que nous prenons à percevoir la chose belle. C’est ce plaisir qui est le critère du jugement. Ce critère est donc subjectif : le plaisir indique l’état du sujet. En disant que l’objet est beau, je ne sais et je ne dis rien de lui, je parle de moi, et j’affirme que ma perception est heureuse.

Le beau est-il totalement subjectif ? Impossible. Platon jugerait probablement que les œuvres de Picasso sont laides, mais Platon n’utilise pas les mêmes critères de beauté que Picasso; de même, disait Voltaire, que pour un crapaud, c’est sa crapaude qui est belle. Si on est tenté de dire que tout est laid parce que n’importe qui a pu trouver quelqu’un pour le juger laid, cela revient à dire que rien n’est laid : le subjectivisme revient à annuler le jugement de goût.

Malgré nos bons sentiments, la laideur nous fait immédiatement penser au mal (le méchant est vulgairement représenté comme étranger, immoral et moche), ce qui nous fait bêtement oser une association beau-bien-bon-joie et laid-mal-mauvais-triste. La laideur provoque une sorte de douleur esthétique, une véritable répulsion -pouvant provoquer la condamnation de l’objet coupable d’être laid. En vantant les mérites de ceux qui ont su devenir beaux à force de qualités d’âmes -raisonnement pervers si l’on y pense : il faudrait bel et bien que les beaux méritent d’être beaux ! La perspective religieuse et morale part de la conception de l’homme créé à l’image de Dieu), même les plus athées d’entre nous assimilent le laid au péché, à la chute ; il s’identifie au mal, comme le beau s’identifie au bien. La laideur est infamante. Sartre, que d’aucuns trouvaient laid à vomir, a su affirmer qu’un visage justifie la confusion entre l’esthétique et le moral. “Beau, il rassure ; laid, il paraît révéler la hideur d’une âme ; pis, il semble prophétiser le malheur : un peu partout, les jetteurs de sort ont un ou deux ou trois de ces caractères : ils sont malheureux, étranges (hors du commun ou étrangers) et laids.”1

N’oublions pas que le jugement de goût ne prend en compte que l’extériorité de l’objet, que ses formes. Il est indifférent à l’existence même de l’objet contemplé : c’est l’apparence de l’objet qui compte, pas son être. Tout le problème est là : juger d’après l’apparence, c’est souvent mal juger. On ne dispose le plus souvent que d’apparences, ce qui fait du jugement esthétique une simple présomption.

François Housset
www.philovive.fr




Repères

Étymologie : “laid” vient du vieux germanique leid, marquant un désagrément, comme l’anglais loath (to be loath to do something = répugner à faire quelque chose, faire quelque chose à contre-cœur.

Diderot Encyclopédie, article “LAID” : privation des qualités qui rendraient agréable l’aspect. Diderot appelle beau “tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports”. Celui qui voit une architecture ou entend un concert ne sait pas nécessairement q sont les rapports entre les parties (proportions, notes), mais perçoit des rapports. “C’est l’indétermination de ces rapports, la facilité de les saisir, et le plaisir qui accompagne leur perception, qui a fait imaginer que la beau était plutôt affaire de sentiment que de raison”. Mais c’est la raison qui nous fait juger qu’une chose est laide ou pas.

Platon : le laid n’est pas relatif : dans le Banquet (201a), Socrate s’accorde avec Agathon pour affirmer qu’on n’aime que le beau, “car il n’y a pas d’amour du laid”. “Les bonnes choses sont belles en même temps” Ce qui n’est pas beau est nécessairement laid ((202) Et Diotime ajoute que “quand l’être pressé d’enfanter s’approche du beau, il devient joyeux(...) ; quand, au contraire, il s’approche du laid, renfrogné et chagrin (...) il souffre” (206d) “Le beau en lui-même n’est pas beau par ici et laid par là, beau en un temps et non dans un autre, beau sous tel rapport et laid sous tel autre, beau en un lieu et laid ailleurs, de sorte à être beau pour les uns et laid pour les autres.” (211) : il faut s’élever des choses sensibles pour ne plus contempler les choses belles, mais la beauté elle-même (passer d’un corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir à la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi. (212).

Spinoza : la beauté n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet de celui qui regarde. Si notre pouvoir de vision était plus grand ou plus faible, si notre tempérament était autre, les choses qui nous paraissent belles nous nous paraîtraient laides et les laides deviendraient belles. Les choses considérées en elles-mêmes ne sont ni belles ni laides. (Lettre 54 à Hugo Boxel).

Nietzsche, “Qu’est-ce qui serait beau si la contradiction n’était pas devenue consciente d’elle-même, si la laideur ne s’était pas dit d’elle-même “je suis laide”. La qualité du plaisir qu’éprouve de tous temps celui qui pratique le désintéressement, l’abnégation, le sacrifice de soi : ce plaisir est de la même essence que la cruauté”. Généalogie de la morale,II,18

Pour le plaisir :

Flaubert Un parfum à sentir (nouvelle mettant en opposition une saltimbanque laide et une jolie : un homme quitte la première pour la seconde, la laide est jalouse de la belle et soufre à en mourir). Flaubert demande au lecteur : à qui la faute ? “La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute, c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère”.

“Le plus effroyablement démuni des pauvres peut toujours espérer décrocher un jour le gros lot de la tombola organisée par l’Amicale des Pauvres Effroyablement Démunis. Le laideron, lui, n’a d’autre échappatoire que de ronger son frein d’un bec-de-lièvre machinal, de baisser ses yeux quelconques aux abords des miroirs qui l’insultent, ou de se foutre à l’eau au risque d’effaroucher les murènes. Quelquefois, je trouve que Dieu pousse un peu... La beauté. Existe-t-il au monde un privilège plus totalement exorbitant que la beauté ? (...) Et encore. Le boudin con ne souffre pas. Mais il y a le boudin pas con. Le boudin avec une sensibilité suraiguë. Le boudin qui est beau du dedans. Le boudin qui a dans sa tête et qui porte dans en son cœur sa beauté prisonnière...”
Pierre DESPROGES. Vivons heureux en attendant la mort.




Liens internes :

Qu'est-ce qui fait d'un objet une oeuvre d'art ?

La beauté est-elle légitime ?













Faire aimer le beau - par CHARB, 24 mars 2014.

Commentaires

"La beauté cachée des laids, des laids, se voit sans délais, délais"... Vous vous imaginez ce qu'aurait dit Platon par rapport à Picasso. Mais qu'aurait dit Gainsbourg ? C'est son oeuvre qui a nous prouvé le contraire. Et les amants terribles de Victor Hugo, Quasimodo et Esmeralda ? Eternels dans le coeur des hommes... éternelle la beauté de la cathédrale de Notre Dame. A travers vos paroles, se reflète la beauté de votre âme. Waouh, depuis quand vous vous mettez à l'anglais c'est un scoop ? I can see the beauty of your soul. Wonderful !

"Le Portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde offre une réflexion assez intéressante et philosophique sur ce sujet. "Dans l’Angleterre victorienne, Dorian Gray, un séduisant jeune homme qui brille dans la bonne société, est le sujet d’un magnifique portrait exécuté par un peintre. Épris d’une petite chanteuse de music-hall, Sybil Vane, Dorian Gray, pour satisfaire aux conventions de sa classe édictées par son ami, le très dandy Lord Wotton, rompt avec elle. Or il découvre que le visage de son portrait a une expression de cruauté. Sybil se suicide. Dorian Gray, écœuré, fréquente assidûment les bas-fonds de Londres. Les années passent. Dorian Gray, étrangement, demeure jeune alors que le portrait, lui, se transforme peu à peu : le jeune homme peint devient un être horrible, marqué la vie de débauche menée par son modèle. Celui-ci assassine le peintre et, tandis qu’il est tombé amoureux d’une jeune femme, Gladys Hallward, il décide de rompre avec elle pour son bien et de supprimer le portrait. Au premier coup de couteau dans la toile, Dorian Gray meurt en prenant les traits repoussants de sa représentation."

"Il est certain que j'aimerai écrire un roman. Un roman qui serait aussi beau qu'un tapis persan, et aussi irréel." le Portrait de Dorian Gray p 90

"Il lui arrivait de considérer le mal comme un simple moyen de réaliser sa conception du beau." le Portrait de Dorian Gray p 207

On cherche à définir la beauté en analysant, autant que possible, l'objet beau et son rapport ou son apport à celui qui le contemple.
Il me semble que la beauté est toute entière dans l'individu qui regarde. Elle existe sans l'objet. Un concept du même type que la mort en quelque sorte...

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