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Qu’est-ce qu’un étranger ?

Qu’est-ce qu’un étranger ? Quelqu'un d'autre, mais tellement "autre" qu'on doute qu'il soit quelqu'un : quelqu'un d'anormal, pas déterminé par nos normes. N’importe qui, voire n’importe quoi : ce passant qui passe, cet air inconnu, ces vêtements étranges, ce comportement inhabituel... L’étranger vit avec d’autres repères, dans d’autres repaires : il a le tort d’être différent ! On lui reproche d’instaurer une séparation entre lui et nous, on le tient pour responsable de sa différence. La méprise est facile, le mépris en découle.


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Il faudrait dès l’abord le considérer comme notre prochain. Pas facile : il paraît étrange donc plutôt lointain. La morale n’y fait rien : “ceux qui ne sont pas d’ici” ont quelque chose de “pas normal”. On ne remarque que leurs différences. Au premier abord, brutal, on est tenté de laisser parler les préjugés : l’étranger ne fait pas partie des "miens", c’est l’Autre, avec tout ce qu’il peut avoir de “barbare” : ça pense !? Mais ça n’est pas comme moi ! c’est tellement étrange, il n’est pas certain que cela reconnaisse mes qualités !

Qui se cherche soi-même doit reconnaître ses propres limites. L’Autre nous y confronte. L’Autre est une négation de soi, donc il paraît inacceptable. Le groupe montrera un sentiment malveillant face à l'étranger envisagé comme incompatible : il paraît incongru qu'il prône des valeurs différentes, ne soit pas comme nous.
Même avec les meilleurs sentiments du monde (par exemple en considérant que les étrangers sont précieux parce que dissemblables), il y a des guerres de chapelles. Il faudrait intégrer tous les autres dans notre chapelle !? On parle d’intégration en se croyant tolérant quand déjà il s’agit d’intégrer les autres dans notre système, comme s'ils ne devaient pas rester hors de nous.

L’étranger est riche par la nouveauté qu’il apporte. Il est l’élément hétérogène : il a d’autres habitudes, d’autres valeurs, d’autres comportements, bizarres. Il dérange ceux qui vivent entre eux "depuis toujours", et forment une enclave calme, presque figée, où chacun pense et se comporte de façon à peu près similaire. L’étranger qui y pénètre bouscule les choses. Or le changement effraie. On répugne à écouter l’étranger : ici des coutumes, des logiques traditionnelles, ont été instaurées et consolidées par la cohésion uniforme d’hommes solidaires pour s’être longuement “apprivoisés”. L’étranger paraît insensé en proposant d’autres comportements, d’autres jugements, quand ceux qui sont déjà établis paraissent “naturels” aux autochtones. Il trouve étranges nos mœurs, nous trouvons étranges les siennes, ce qui va de soi pour l’un pose problème à l’autre. Voilà la frontière qui nous sépare : la frontière des préjugés.

Chaque homme peut être considéré comme un “être en relation” : exister, c’est échanger avec l’Autre.
Rien de pire pour l’individu que de n’être pas chez les siens. L’étranger vit ce calvaire.
Il peut être notre voisin, il peut habiter ici depuis plus longtemps que nous, mais rester étranger du simple fait qu’il s’habille “encore” d’une djellaba. Le moindre habit marque une appartenance, une identité. Le fait d’habiter quelque part implique d’avoir une identité partagée : on a “les siens”, des compères avec lesquels on regarde “les autres” d’un œil méfiant, vaguement hostile. Avoir un “chez soi”, c’est déjà considérer le reste du monde comme étranger. S’attacher à un lieu c’est y appartenir, s’identifier déjà comme un élément d’un environnement singulier, d’un certain groupe. C'est être étranger à tous les autres ! Et même à soi-même : on n’est plus simplement soi, mais celui qui vit ici, avec ceux-ci.
C'est dire qu'on ne s'appartient pas, que, comme le dit Rimbaud, "Je est un autre". Il est aussi difficile d'accepter les autres que de s'accepter soi-même. On peut se juger aussi mal que les autres qu'on refuse. Le dernier pas de la discrimination est franchi quand on ne se reconnaît plus dans un miroir.

François Housset

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DEUX BOUQUINS :

Hegel : Phénoménologie de l’esprit : montre que deux consciences ne se supportent pas l’une et l’autre : il faudra que l’une se soumette... mais l’inférieur sera celui qui se fera maître !

Tzvetan Todorov, Nous et les autres : formidable étude sur le rapport entre la diversité des peuples et l’unité de l’espèce humaine.








CITATIONS

"L'étranger fait rire. Un étranger est toujours un peu ridicule parce qu'il invoque des raisons contre la coutume. Nous ririons d'un homme qui tomberait de la Lune, et voudrait peser notre politesse, notre justice, nos discours officiels, nos vertus, nos plaisirs et nos peines dans les balances de la raison."
Alain, 16 janvier 1908

“Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde.”
HÉRACLITE

“Les barbares sont ceux qui croient que les autres, autour d’eux, sont barbares. Tous les hommes sont égaux, mais tous ne le savent pas; certain se croient supérieurs aux autres, et c’est en cela précisément qu’ils sont inférieurs; donc tous les hommes ne sont pas égaux”
Tzvetan Todorov, Nous et les autres

“...Pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train”
Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux

Aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison ; aucun individu non plus.
Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux

“L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages”
Gobineau, Essai

Ce n'est pas seulement pour le posséder que l'homme rêve d'un Autre, mais aussi pour être confirmé par lui; se faire confirmer par des hommes, qui sont ses semblables, réclame de lui une tension constante : c'est pourquoi il souhaite qu'un regard venu du dehors confère à sa vie, à ses entreprises, à lui-même une valeur absolue. Le regard de Dieu est caché, étranger, inquiétant : même aux époques de foi, seuls quelques mystiques en étaient brûlés. Ce rôle divin, c'est à la femme qu'on l'a souvent dévolu. Proche de l'homme, dominée par lui, elle ne pose pas de valeurs qui lui soient étrangères : et cependant, comme elle est autre, elle demeure extérieure au monde des hommes et donc capable de le saisir avec objectivité. C'est elle qui en chaque cas singulier dénoncera la présence ou l'absence du courage, de la force, de la beauté, tout en confirmant du dehors leur prix universel.
Simone de Beauvoir Le Deuxieme sexe

“Je n’existe que dans la mesure ou j’existe pour autrui. À la limite être c’est aimer.”
MOUNIER, Le personnalisme.

“Il est certain que chacun a de soi la plus haute idée; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.”
“L’esprit est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson”
Helvétius, Traité de l’esprit

“L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages”
Gobineau, Essai

“L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépends de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage?”
Freud (j'offre un verre à qui me précisera les références de cette citation)

La philosophie est une reflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère.
Canguilhem. Le normal et le pathologique










L’ÉTRANGER

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— Ta patrie ?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située (...).
— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages !

Charles Baudelaire






J’suis pas un imbécile : je suis douanier !

J’suis pas un imbécile ! Moi, j’aime pas les étrangers ! Non !
Parce qu’ils viennent manger le pain des Français !
Oui ! J’aime pas les étrangers !
C’est vrai, c’est comme ça, c’est physique !
Et pourtant, c’est curieux, parce que, comme profession, je suis douanier ! Alors, on devrait être aimable et gentil avec les étrangers qui arrivent !
Mais moi, j’aime pas les étrangers !
Ils viennent manger le pain des Français !
Et j’suis pas un imbécile ! Puisque je suis douanier !
Je peux écrire ce que je veux sur des papiers, j’aurai jamais tort ! J’ai le bouclier de la Loi ! Parce que je suis douanier ! Je peux porter plainte contre n’importe qui, je suis sûr de gagner en justice ! J’suis pas un imbécile ! Je suis Français ! Oui ! Et je suis fier d’être Français !
Mon nom, c’est Koulakerstersky du côté de ma mère et Piazanobenditti, du côté d’un copain à mon père !
Dans le village où j’habite, on a un étranger. On l’appelle pas par son nom ! On dit : « Tiens ! v’là l’étranger qui arrive ! » Sa femme : « Tiens ! v’là l’étrangère ! » Souvent, j’lui dis : « Fous le camp ! Pourquoi qu’tu viens manger le pain des Français ? »Un étranger !...
Une fois, au café, il m’a pris à part. J’ai pas voulu trinquer avec lui, un étranger, dites donc ! Je vais pas me mélanger avec n’importe qui ! Parce que moi, j’suis pas un imbécile : je suis douanier !
Il m’a dit : « Et pourtant, je suis un être humain, comme tous les autres êtres humains, et... »
Évidemment ! Qu’est ce qu’il est bête, alors, celui ci !
« J’ai un corps, une âme, comme tout le monde... »
Évidemment ! Comment se fait il qu’il puisse dire des bêtises pareilles ! Enfin, du haut de ma grandeur, je l’ai quand même écouté, cette espèce d’idiot !
« J’ai un corps, une âme... Est ce que vous connaissez une race où une mère aime davantage, ou moins bien, son enfant, qu’une autre race ? Nous sommes tous égaux. »
Et là, j’ai rien compris à ce qu’il a voulu dire... Et pourtant j’suis pas un imbécile, puisque je suis douanier ! « Fous le camp ! Tu viens manger le pain des Français ! »
Alors, un jour, il nous a dit : « J’en ai ras le bol ! Vous, vos Français, votre pain et pas votre pain... Je m’en vais ! »

Alors, il est parti, avec sa femme et ses enfants. Il est monté dans un bateau, il est allé loin au delà des mers.
Et, depuis ce jour là, on ne mange plus de pain...
Il était boulanger !

Fernand RAYNAUD, 1975.





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Siné

Commentaires

Il y a aussi ces étrangers qui se sentent "étrangers" à eux-mêmes, qui vivent dans cette situation inconfortable, et qui préféreraient même parfois, fait assez étrange et paradoxal, devenir l'"Autre" plutôt qu'eux mêmes. Nul ne se doute que pour eux c'est un véritable combat au contact de l'étranger de garder leur véritable identité :
"...La crise d'identité naît en quelque sorte quand il y a contact avec l'Occident et ce contact apparaît comme meurtrier et destructeur pour celui qui vient d'ailleurs. Le rescapé se trouve donc pris entre 2 feux : d'une part l'expérience catastrophique et, de l'autre, l'expérience destructrice de l'exil. Entre 2 feux, entre 2 mondes, l'identité se trouve déchirée. L'identité chaotique équivaut à une "identité vide", non structurée, fragmentée, disséminée, "diasporisée", travaillée par le devenir.
"Je" est un chaos, parce qu'il est habité par l'Autre. Le "JE est un autre" de Rimbaud nous semble annoncer cet éclatement de l'identité : ni famille, ni valeurs, ni appartenance nationale, ni profession, ni lieu de naissance ne constituent la personnalité. Aucun élément structurant ? Et la langue ? Ce n'est pas un hasard si la question "que suis-je ?" introduit le thème de la langue : "Que suis-je moi qui suis né au sein de plusieurs langues dont aucune ne m'est apparue comme étant la mienne, pas même ma langue maternelle à laquelle je suis revenu après être étranger à moi-même dans une école étrangère ?"
Cet élément autobiographique est très largement symbolisé dans l'oeuvre de Sarafian, qui présente le fait de sa naissance à l'étranger comme une expérience générale. (...) Sarafian fait fonctionner les termes opposés propre/étranger, Soi/Autre, authentique/inauthentique, et les subvertit. La langue maternelle n'est pas la langue propre, c'est une langue apprise, une langue étrangère. Le propre est devenu étranger, l'étranger est devenu le propre."
Extrait du livre de Krikor Beledian "50 ans de littérature arménienne en France. Du même à l'Autre." Editions CNRS. A méditer...

que c est beau la phylosofi

beaux texte, belles images. Auriez-vous les références je vous pris?
J'étudis la notion d'identité en école d'art, et elles me seraient bien utile.
merci!

J'ai écrit cet article il y a trop longtemps pour vous donner les références précises des citations : demandez à Google ! Quant aux images, il suffit de cliquer sur "DR" pour voir de quel site provient la première. La seconde est anonyme, la troisième est de Binet et la troisième, de Siné, est extraite de Charlie Hebdo.
Votre travail m'intéresse : n'hésitez pas à me communiquer tout ce qui permettrait de compléter cet article !

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