Tu aimeras ton prochain comme toi-même
Par François HOUSSET | Les Textes #11 | 7 commentaires | |
Peut-on mettre un futur au verbe aimer ?
Pourquoi ce commandement qui fait de l’amour un devoir ?
L’amour du prochain ne suppose-t-il pas l’oubli de soi-même, le désintéressement ?
L’amour de soi et l’amour du prochain ne sont-il pas contradictoires ?
Il paraît difficile de prétendre aimer son prochain comme soi-même : il y a une distance infranchissable, radicale, entre cette étrange chose qu’est l’Autre, et moi. Il le faut pourtant : c’est Dieu lui-même qui l’ordonne (commandement de Jésus Christ que Saint Mathieu donne dans l’Évangile). Cet impératif est même souvent interprété comme un résumé de la morale chrétienne, fondamental dans notre civilisation. C’est par amour de Dieu que l’on doit aimer son prochain, car nous sommes tous ses créatures, donc tous aimables -mais alors ce qu’on aime en l’autre, ce n’est pas une personne singulière : c’est Dieu ! Les athées ironisent : “je t’aime dans le Seigneur” ! Quelle duperie dans les mots ! Voilà qui ne simplifie pas les rapports interpersonnels.
Les athées n’échappent pourtant pas à la règle : aimer l’Autre est un précepte moral. Terrible, parce qu’inefficace. On ne peut pas commander d’aimer puisque l’amour ne se commande pas. Alors on triche : chacun étant supposé s’aimer soi-même, doit détourner cet amour et le reporter sur d’autres. La morale suppose cette contrainte de la volonté : il faut tendre vers cet idéal inatteignable.
La formule est trop contradictoire : on force les choses en mettant sur le même plan l’amour de soi et l’amour des autres. L’amour de soi suppose l’intérêt et la focalisation sur soi. Comment, concrètement, aimer quelqu’un comme soi-même ? Il semble que cela ne soit jamais arrivé ! Impossible de mettre cette formule en pratique. Alors pourquoi s’y raccroche-t-on ?
Comment se fait-il que l’on veuille faire de l’amour (qui ne se commande pas) un devoir ?
Décidément, ce commandement est bizarre. Voila que l’on doit aimer ! Lequel, de l’amour ou du devoir, est un résultat de l’autre ? Est-ce en aimant qu’on devient moral ? Est-ce parce qu’on est moral qu’on aime ? Qu’il est exorbitant, ce comparatif “comme”, qui réglerait la quantité d’amour, et sa qualité !
Qui est le prochain ? Tout homme, à ce qu’il paraît ! Y compris le lointain : tous les hommes en général. Or il est évident que j’aime plus les proches : c’est donc la proximité immédiate qui doit servir de modèle à l’amour du prochain. Ce fameux amour de soi (qui est tout sauf évident) n’est pas donné : il ne peut s’agir simplement de l’amour de soi comme désir de la conservation : il faut que cet amour soit dégagé de tout intérêt (y compris la conservation). C’est de la façon que j’aime l’autre que je dois aussi m’aimer moi-même. D’où la circularité de la formule : l’amour du prochain sert de modèle. D’où, aussi, ce comme qui n’indique pas une origine. On ne peut pas faire d’une comparaison une origine.
Ce qu’on fait par amour, on le fait volontiers, par inclination : si aimer c’est faire quelque-chose volontiers, comment commander cette volonté !?
L’impératif chrétien est un idéal ineffectif. On ne peut y obéir, le sentiment n’accepte pas d’être forcé.
Mais cela se fait tout seul. Sans avoir été commandé, chacun aime, tout simplement parce que chacun a été aimé, et sait ce qu’est l’amour pour l’avoir reçu dès l’abord. Le mode d’emploi est inutile. L’impératif du Christ n’a de sens pour le croyant que parce qu’au départ Dieu l’aime. Il n’y a aucun sens à en faire une morale : l’amour n’est pas une loi, ni un commandement. Alors pourquoi ce commandement divin ? Le Christ ne fait que dire une évidence. Ce qui est moral n’est pas ce qui doit être, mais d’accepter le réel. Mais pourquoi la formule est-elle au futur ? Peut-être parce que le temps y est pour quelque chose : on pourrait reformuler la formule ainsi : en prenant le temps de penser le problème, tu apprendras que tu ne peux vouloir que ce qui est ; tu es une créature née de l’amour, tu ne peux donc que t’aimer, et aimer pareillement toute autre créature.
Photo Jacques Perconte
Ballade dans l'histoire de la philosophie :
SPINOZA : le prochain est ce qu’il y a de plus utile à l’homme. Mais c’est toujours l’amour de soi qui est premier -> tu aimeras ton prochain pour toi-même !
NIETZSCHE : cet amour exclue la véritable générosité parce qu’il suppose l’espoir d’un retour sur soi. Nietzsche ne veut donc pas de ce prochain -> tu aimeras ton lointain
DESCARTES, notamment dans le Traité des Passions, rejoint la thèse chrétienne : il faut se joindre par volonté plutôt que de n’écouter que ses penchants : s’unir à l’autre en se concevant comme partie d’un tout -> je t’aime « dans le Seigneur »
FREUD résout le problème en montrant sa circularité (Malaise dans la civilisation) : on n’aime jamais son prochain que comme soi-même, et inversement, pour s’aimer soi-même il faut avoir été aimé, et pour aimer...
Citations :
C’est plus difficile de renoncer à l’amour qu’à la vie.
Céline. Voyage au bout de la nuit
“Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et avec toutes tes forces et tu aimeras ton prochain comme toi-même.”
Mt 22, 37-40 et 12, 29-31, qui lie Deutéronome, 6,5 et Lévitique, 19,18.
Quel est le mot qui se suicide lorsqu'on le lit deux fois ?
-Tu, car Tu relu tue Tu.
Henri ROORDA, Almanach Balthasar, 1923
“Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth, nous retrouvons tout l’esprit du principe d’utilité. Faire ce que nous voudrions que l’on nous fît, aimer notre prochain comme nous-mêmes : voilà qui constitue la perfection idéale de la moralité utilitariste.”
Stuart MILL, Utilitarisme II ; 4è objection
L’homme ne discerne que ce que ses croyances implicites lui montrent. Dès lors, comment admettre qu’il existe une réalité accessible à l’esprit ? L’opinion arbitraire crée le réel. Des bovins assoiffés peuvent émouvoir quand des enfants juifs, déshumanisés par une autre carte des valeurs, laissent indifférent.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
“Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen”.
KANT, Fondements de la métaphysique des Mœurs, II Ak. IV, 429 ; Pléiade II, 295
“Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que combattent les lois de l’amour.”
LUCRÈCE. De la nature. IV
“L’amour n’est rien d’autre que la Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.”
SPINOZA Éthique III Définition des affects
“Je ne vous enseigne pas le prochain, je vous enseigne l’ami” NIETZSCHE. Ainsi parlait Zarathoustra, I, “De l’amour du prochain”
“...L’essence de l’amitié consiste en ce que plusieurs êtres ont une même âme.”
CICÉRON Lelius XXV
“Chacun en effet aime son propre moi et ce n’est pas dans l’espoir qu’obtenir de soi une rémunération de cet amour, mais parce que son moi lui est cher par lui-même. Si cette façon d’aimer ne sert pas de modèle à l’amitié, on ne pourra jamais être un véritable ami, car un ami vrai est pour son ami un second lui-même.”
CICÉRON. Lelius, XXI
“La volonté du prochain est aussi indifférente à ma propre volonté que sa respiration et sa chair le sont aux miennes. Même en effet si nous sommes nés tout à fait l’un pour l’autre, nos facultés directrices ont chacune leur souveraineté propre ; sinon, le vice du prochain devrait être un mal pour moi, ce que Dieu n’a pas jugé bon pour que mon malheur ne dépendit point d’un autre que moi.”
MARC-AURÈLE. Pensées pour moi-même. VIII, 56.
Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c'est votre mauvais amour de vous-mêmes. Vous entrez chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu : mais je pénètre votre « désintéressement. » Le toi est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point encore le moi : ainsi l'homme s'empresse auprès de son prochain. Est-ce que je vous conseille l'amour du prochain ? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l'amour du lointain ! Plus haut que l'amour du prochain se trouve l'amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l'amour de l'homme, je place l'amour des choses et des fantômes. Ce fantôme qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi ; pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu t'enfuis chez ton prochain. Vous ne savez pas vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez : c'est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer de son erreur. Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors vous créer par vous-mêmes un ami au cœur débordant. Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous l'avez induit à bien penser de vous, c'est vous qui pensez bien de vous. Celui-là seul ne ment pas qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle contre son inconscience. Et c'est ainsi que vous parlez de vous-mêmes dans vos relations et vous trompez le voisin sur vous-mêmes. Ainsi parle le fou : « Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on n'en a pas. » L'un va chez le prochain parce qu'il se cherche, l'autre parce qu'il voudrait s'oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison. Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n'êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième. Je n'aime pas non plus vos fêtes : j'y ai trouvé trop de comédiens, et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens. Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l'ami. Que l'ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhumain. Je vous enseigne l'ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être tel une éponge, quand on veut être aimé par des cœurs débordants. Je vous enseigne l'ami qui porte en lui un monde achevé, l'écorce du bien, — l'ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir. Et de même que pour lui le monde s'est déroulé, il s'enroule de nouveau, tel le devenir du bien par le mal, du but par le hasard ? Que l'avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd'hui : c'est dans ton ami que tu dois aimer le Surhumain comme ta raison d'être. Mes frères, je ne vous conseille pas l'amour du prochain, je vous conseille l'amour du plus lointain.
NIETZSCHE. Ainsi parlait Zarathoustra.
Liens internes :
- Morale et religion
- L'amour sans concession
- Raison et passion
- Je t'aime : est-ce que cela te regarde ?
- L'amour existe-t-il ?
- L'amitié et l'amour
- Erotisme, amitié & amour du prochain
Liens externes :
Paroles d'évangiles ou d'évangélistes :
- Pourquoy donc Nostre Seigneur a-t-il voulu que nous nous aimassions tant les uns les autres ?
- Cardinal Lustiger : "L'amour du prochain vécu par amour du Christ"
- Inventer l’amour... toujours
Psycho :
Philo :
Commentaires
Ajouter un commentaire