Morale et religion
Par François HOUSSET | Les Textes #71 | 5 commentaires | |
Sans religion, il n’y a plus de morale. C’est en tout cas l’avis du religieux, qui ne sépare pas son comportement moral de sa religion. Ne croyant pas en un dieu rédempteur et punisseur de ses fautes, l’athée se croirait tout permis et n’agirait dès lors que pour son bien particulier. Intéressé, donc égoïste, il ne concevrait pas de Bien absolu pour lequel il serait prêt à sacrifier ses propres intérêts.
Salon Philo du 16 décembre 2011
Catherine, Charlie Hebdo 9 novembre 2011
On parle de LA morale, au singulier, quand il y a plusieurs religions. Elle devrait donc n’être propre à aucune religion particulière. Le croyant lui-même, quand il obéit à ses principes religieux, ne fait que privilégier sa chapelle, ce qui le révèle égoïste, immoral comme l’athée qui ne penserait qu’à lui.
Il ne doit pas y avoir de morale particulière : s’il existe un Bien réel, il vaut pour tous les hommes, et tous doivent s’y conformer. Puisqu’une religion n’est jamais que particulière à un ensemble particulier d’hommes, il faut supposer que LA morale soit sans religion, pour qu’enfin elle soit universelle.
Les faits contredisent cette supposition. Même les athées n’appellent “morale” qu’une morale toute relative : un crime suscitera une indignation s’il a été commis en France et si les victimes sont des femmes ou des enfants sans défense, quand un massacre organisé au Darfour n’intéresse pas grand monde. C’est loin, le Darfour... Une “morale au kilomètre” nous fait privilégier non pas nos prochains, mais ceux qui sont à proximité (et encore, ceux qui semblent “mériter” la pitié : le viol d’une adolescente provoque plus d’indignation que l’assassinat d’un SDF). N’y aurait il donc aucune morale digne de ce nom, qui considèrerait tout être humain en tout lieu comme pareillement respectable ?
Historiquement, c’est d’abord la religion qui a donné aux hommes des principes moraux : l’interdiction de tuer, l’obligation de respecter son prochain, voire de l’aimer, n’ont eu force de loi qu’au nom de principes religieux. Un dieu les avait énoncés, ils étaient donc indéniablement bons. Les religions en ont fait des principes sacrés, ce qui les a rendu efficaces. Mais inadéquats : le caractère rituel de toute religion oblige à supposer que les lois morales, ayant été écrites une fois pour toutes par un dieu bon et parfait, doivent être toujours respectées, et jamais modifiées. Or la morale religieuse n'est plus d’actualité (cf la morale aujourd'hui) : l’essence de la religion est d’ordre traditionnel, ses principes se veulent immuables alors qu’on constate une évolution du “mal” (par exemple être homosexuel ou divorcer n‘est plus considéré comme une faute dans notre “morale moderne”). La morale religieuse devient caduque, quand la morale laïque est relative, dépendante de la situation psycho-socio-politico-culturelle.
Devons-nous pour autant nous résoudre à vivre sans morale ? Après tout, étant limités, nous devrions nous contenter d’éthiques particulières à nos milieux, à notre temps, à notre société...
On voit le danger de ce renoncement : il faudrait privilégier les siens, les préférer aux inconnus, n’être humain qu’avec ses proches, refuser l’hospitalité, le respect, de ceux qui nous sont étrangers... qui deviendraient des ennemis ou des boucs émissaires. Pour rester humain, civil, non pas seulement avec certains, mais avec tous les hommes, il nous faut une morale universelle, quand bien même cela paraît impossible à de simples hommes, singuliers, limités.
“Les desseins de Dieu sont impénétrables”, or l’homme ne paraît pas apprécier ce qui le dépasse : il se réapproprie donc la religion, en reformulant ses principes pour les actualiser. D’où l’idée de concevoir une morale qui transcende, réunit et fédère les autres “morales”. Par exemple la Déclaration dite universelle des Droits de l’Homme fait ressortir les points de convergence des religions.
Mais ces nouvelles morales restent relatives : la Chine, l’Afrique, le Moyen Orient, reconnaissent d’autres droits “universels” de l’homme, et l’Europe elle-même ne les respecte pas. Du culte de Dieu, des tentatives ont bien été faites pour passer au culte de l’humanité, mais on ne sait pas encore de quelle humanité il peut s’agir, le culte de l’argent-roi restant le plus prisé.
La vertu n’est pas l’apanage des religions (on le constate par le fait qu’elles recourent souvent à des chantages -le Paradis, l’Enfer, le Dieu punisseur et rédempteur : elles forcent la vertu quand il faudrait qu’elle aille de soi). Il faudrait rendre évident pour tout homme que l’intérêt général dépasse de loin l’intérêt particulier, qu’en toute occasion l’intérêt particulier doit lui être sacrifié. Une véritable morale doit pouvoir aller contre l’intérêt même de celui qui la respecte, avantage que l’on retrouve en religion, où des martyrs deviennent des modèles.
L’homme étant trop faible encore pour être spontanément humain, il lui faut des règles auxquelles il ne puisse échapper qu’à son désavantage : trop irresponsable pour être moral, il doit subir des injections de moraline à forte dose. Les bons principes, qu’ils soient laïques ou religieux, ne peuvent encore valoir que tant que les hommes se trouvent forcés d’y obéir. De fait, la religion, comme tout système liant les hommes en leur donnant des règles, reste une béquille indispensable pour notre pauvre humanité constituée d’hommes handicapés d'humanisme.
François Housset
www.philovive.fr
Siné
Citations
“Qu’est-ce que la religion ? - Une croyance commune qui lie les hommes et les pousse par un effort commun vers un but commun.
Jusqu’à présent a-t-il véritablement existé une religion sur la terre ?
- Non. La terre a été tyrannisée, divisée, ensanglantée par cent cultes différents; aucun lien commun n’a rassemblé les hommes : il n’a donc pas existé de religion.”
Richard LAHAUTIÈRE Petit catéchisme de la réforme sociale, 1839, chap.III.
“La cohésion sociale est due en grande partie à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. C’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit.”
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.
"Quand un homme me vient dire qu'il ne croit rien et que la religion est une chimère, il me fait là une fort mauvaise confidence, car je dois avoir sans doute beaucoup de jalousie d'un avantage terrible qu'il a sur moi. Comment ! il peut corrompre ma femme et ma fille sans remords, pendant que j'en serais détourné par la crainte de l'enfer ! La partie n'est pas égale. Qu'il ne croie rien, j'y consens, mais qu'il s'en aille vivre dans un autre pays, avec ceux qui lui ressemblent, ou, tout au moins, qu'il se cache et qu'il ne vienne point insulter à ma crédulité."
Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu/ Spicilège
L'esprit libre et curieux de l'homme est ce qui a le plus de prix au monde. Et voici pour quoi je me battrai : la liberté pour l'esprit de prendre quelque direction qui lui plaise. Et voici contre quoi je me battrai : toute idée, religion ou gouvernement qui limite ou détruit la notion d'individualité.
J. STEINBECK, A l'Est d'Eden, ch. X111
“Tant que la religion reste une affaire entre soi et soi, après tout, il s’agit seulement de névroses, psychoses et autres affaires privées. On a les perversions qu’on peut, tant qu’elles ne mettent pas en danger ou en péril la vie d’autrui... Mon athéisme s’active quand la croyance privée devient une affaire publique et qu’au nom d’une pathologie mentale personnelle on organise aussi pour autrui le monde en conséquence. Car de l’angoisse existentielle personnelle à la gestion du corps et de l’âme d’autrui, il existe un monde dans lequel s’activent, embusqués, les profiteurs de cette misère spirituelle et mentale. Détourner la pulsion de mort qui les travaille sur la totalité du monde ne sauve pas le tourmenté et ne change rien à sa misère, mais contamine l’univers.”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 29
“Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.”
Pascal
“Penser c’est dire non. Remarquez comme le signe du oui est d’un homme qui s’endort. Au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Réfléchir c’est nier ce que l’on croit.”
Alain, Propos sur la religion.
Nous seulement l'individualisme n'est pas l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de croyances qui puisse assurer l'unité morale du pays. On entend souvent dire aujourd'hui que, seule, une religion peut produire cette harmonie. Cette proposition, que de modernes prophètes croient devoir développer d'un ton mystique, est, au fond, un simple truisme sur lequel tout le monde peut s'accorder. Car on sait aujourd'hui qu'une religion n'implique pas nécessairement des symboles et des rites proprement dits, des temples et des prêtres; tout cet appareil extérieur n'en est que la partie superficielle. Essentiellement, elle n'est a autre chose qu'un ensemble de croyances et de pratiques collectives d'une particulière autorité. Dès qu'une fin est poursuivie par tout un peuple, elle acquiert, par suite de cette adhésion unanime, une sorte de suprématie morale qui l'élève bien au-dessus des fins privées et lui donne ainsi un caractère religieux. D'un autre côté, il est évident qu'une société ne peut être cohérente s'il n'existe entre ses membres une certaine communauté intellectuelle et morale. Seulement, quand on a rappelé une fois de plus cette évidence sociologique, on n'est pas beaucoup plus avancé; car s'il est vrai qu'une religion est, en un sens, indispensable, il est non moins certain que les religions se transforment, que celle d'hier ne saurait être celle de demain. L'important serait donc de nous dire ce que doit être la religion d'aujourd'hui.
DURKHEIM, “L’individualisme et les intellectuels”, in La Science sociale et l’action, PUF 1987, p. 268-272
De mêmé que la Religion, le Gouvernement est une manifestation de la spontanéité sociale, une préparation de l'Humanité à un état supérieur. Ce que l'Humanité cherche dans la Religion et qu'elle appelle DIEU, c'est elle-même. Ce que le citoyen cherche dans le Gouvernement et qu'il nomme Roi, Empereur ou Président, c'est lui-même aussi, c'est la LIBERTÉ. Hors de l'Humanité, point de Dieu ; le concept théologique n'a pas de sens: —Hors de la Liberté, point de Gouvernement; le concept politique est sans valeur.
PROUDHON, Les confessions d'un révolutionnaire, pour servir à l'histoire
"Enfer chrétien, du feu. Enfer païen, du feu. Enfer mahométan, du feu. Enfer hindou, des flammes. A en croire les religions, Dieu est né rôtisseur."
Victor Hugo / Choses vues / 1887)
“Il s’agit de décider lequel a tort, ou de Dieu ou de la morale.”
Fourier, Le nouveau monde industriel.
“Rien n’est contraire à ce qu’on nomme la religion comme ce qu’on nomme la morale; la morale enduit l’homme contre la grâce.”
Péguy.
“La cohésion sociale est due en grande partie à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. C’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit.”
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.
“Il n’y avait que moi : j’ai décidé seul du Mal, seul j’ai inventé le bien.”
Sartre, Le Diable et le bon Dieu.
“L’homme est pour l’homme l’être suprême.”
Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.
“Si Dieu n’existe pas, tout est permis.”
Dostoiewski, Les Frères Karamazov
C’est à l’envers qu’il faut prendre la formule de Dostoïevski ; si l’homme existe, tout n’est plus permis à Dieu.”
Michel Verret, Les marxistes et la religion.
“La vieille idée persiste de l’athée immoral, amoral, sans foi ni loi éthique. Le lieu commun pour classes terminales en vertu de quoi “si Dieu n’existe pas, alors tout est permis” - rengaine prélevée dans les Frères Karamazov de Dostoïevski - continue à produire des effets et l’on associe effectivement la mort, la haine et la misère à des individus qui se réclameraient de l’absence de Dieu pour commettre leurs forfaits. Cette thèse fautive mérite un démontage en bonne et due forme. Car l’inverse me semble bien plutôt vrai : “Parce que Dieu existe, alors tout est permis...” Je m’explique. Trois millénaires témoignent, des premiers textes de l’Ancien Testament à aujourd’hui : l’affirmation d’un Dieu unique, violent, jaloux, querelleur, intolérant, belliqueux a généré plus de haine, de sang, de morts, de brutalité que de paix... Le fantasme juif du peuple élu qui légitime le colonialisme, l’expropriation, la haine, l’animosité entre les peuples, puis la théocratie autoritaire et armée ; la référence chrétienne des marchands du Temple ou d’un Jésus paulinien prétendant venir pour apporter le glaive, qui justifie les Croisades, l’Inquisition, les guerres de Religion, la Saint-Barthélemy, les bûchers, l’Index, mais aussi le colonialisme planétaire, les ethnocides nord-américains, le soutien aux fascismes du XXè siècle, et la toute-puissance temporelle du Vatican depuis des siècles dans le moindre détail de la vie quotidienne ; la revendication claire à presque toutes les pages du Coran d’un appel à détruire les infidèles, leur religion, leur culture, leur civilisation, mais aussi les juifs et les chrétiens - au nom d’un Dieu miséricordieux ! Voilà autant de pistes pour creuser cette idée que, justement, à cause de l’existence de Dieu tout est permis - en lui, par lui, en son nom, sans que ni les fidèles ni le clergé, ni le petit peuple, ni les hautes sphères n’y trouvent à redire...”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 68
“Un Dieu peut pardonner, effacer, compenser; mais si Dieu n’existe pas, les fautes de l’homme sont inexpiables.”
Simone De Beauvoir, Une morale de l’ambiguïté.
“Les peuples se font des autres peuples l’image que le leur ont donné les journaux ; les membres d’une Église se font d’une autre Église celle qu’on leur inculque dans la leur.”
Tournier, Technique et foi.
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