Nous constatons l'évolution de tout notre environnement, ainsi que de nous mêmes : nous changeons de lieux, d'idées, d'alimentation, de travail, de vêtements, de rythmes, d'attitudes, voire de conjoint(e), d'amis, de langue... Nous changeons bien, et beaucoup, mais pouvons-nous dire que nous y sommes pour quelque chose ? Décidons-nous délibérément de devenir autre, ou ne sommes-nous jamais que transformés par l'influence du monde en perpétuel devenir ?










“Devenir soi” : étrange expression ! Moins étrange que l’existence même. Exister vient du latin ex sistere : littéralement, “se tenir hors de soi”. Exister, c’est être un pro-jet : un être jeté devant soi, en incessant devenir.

Peut-on changer, quand l’individu est traversé par des courants sur lesquels il n’a pas prise ? Comment se prétendre auteur de sa propre évolution ? Voilà l'urgence à changer : qui ne s’est adapté s’est perdu ; qui ne s’est transformé se trouve converti malgré lui. Oui ça fait peur. Peur de se jeter dans l’inconnu. Peur de se retrouver corrompu, de perdre son intégrité : changer, c’est dangereux. C'est risquer de se perdre.

Voilà pourquoi des hommes s’accrochent désespérément à ce qu’ils sont. Des “incorruptibles” refusent de devenir étrangers à eux-mêmes. Ils se vantent de ne pas changer, ils y voient une vertu : la tempérance. Je suis, je reste, ce “je” qui persiste et signe, qui ne peut devenir autre. Les conservateurs refusent d’être girouettes. Mais les vents changent pourtant. Leur prétention à la permanence détonne dans une société de consommation du tout-nouveau-tout-beau, où les valeurs morales mêmes fluctuent. Le conservateur ne suit pas la mode qui trotte. Il prône, dans son maintien, une intégrité -un intégrisme diront ceux qui n’y voient qu’une façon crispée de s’accrocher à des principes caduques.





Car le monde change : nous vivons dans le présent de toute façon. Nos pensées, nos comportements, les plus intimes de nos convictions, dépendent de notre société qui nous définit. Nous sommes ensemble : chaque être humain est un être en relation, et cette relation le redéfinit sans cesse. Les conservateurs ne conservent que des ruines. Nous changeons comme l’eau du fleuve se renouvelle. Tout coule en ce monde mouvant. Vouloir se conserver intégralement serait pure vanité. Autant s’adapter.

“Sculpte ta statue”: l’ambition est de se façonner soi-même, pour “se trouver” soi. Qui suis-je ? Je suis ce que j’ai été : les multiples expériences passées qui ont forgé mon caractère, toutes ces empreintes en moi qui me constituent, sont là, bien présentes ; je ne peux faire table rase du passé. Que vais-je en faire ? Je ne suis pas reprogrammable comme un ordinateur, parce que je suis doté d’une mémoire jamais vidée, qui me donne conscience du changement, qui me conserve moi-même, moi, mon caractère constitué d’expériences dont je maintiens l’empreinte vivace.

Un passé ne fait pas un destin : à mesure que je sais qui je suis, parce que j’ai conscience de ce qu’on a fait de moi, je peux en faire quelque chose qui m’appartienne, main-tenant. En prenant mon passé pour ce qu’il est, je peux m’orienter plus consciemment vers un avenir qui m’appartiendra. Je ne suis pas responsable de ce qu'on a fait de moi, mais ici et maintenant je suis responsable de ce que je vais en faire.

Oser changer, plutôt que de se laisser transformer, c’est courageux : il faut refuser les attitudes consistant à prendre des plis non désirés. La nouveauté effraie celui qui, marqué par ses empreintes, s’en est fait des repères, et se terre dans son repaire. Le retour aux sources du déjà-vu est retour au refuge qui sert d’éternelle case départ. Pour croire au changement, il faut avoir la foi, s’épater de valoir toujours mieux, et de ne pas être défini seulement par ses marques : il y a des "rédemptions" possibles même pour les athées, des pardons à mériter, des réparations concevables quand on sait où est la panne, des chemins à parcourir : heureux qui fait un beau voyage !


François Housset

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Citations

“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Héraclite d'Ephèse

“À force de se fixer des objectifs, à force de croire que sa volonté est bonne ou mauvaise, on perd énormément d’énergie. Il ne faut pas penser à l’objectif à atteindre, il faut seulement penser à avancer. On avance et puis on modifie sa trajectoire en fonction des événements qui surgissent. C’est ainsi, à force d’avancer, qu’on atteint ou qu’on double l’objectif sans même s’en apercevoir.”
Bernard Werber. La révolution des fourmis.

"Quand on change son fusil d'épaule, il y a intérêt à ne pas partir de la droite sinon on passe l'arme à gauche.
Geluck

L’existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.
Tolstoï

“Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant.
- L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.”
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur

"Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie".
Lamartine, Voyage en Orient.

J’ai l’intime conviction que la relation aux autres êtres - nos compagnons de voyage - est l’élément à la fois le plus mystérieux et le plus significatif de notre vie personnelle et en définitive de toute l’évolution cosmique.
Hubert Reeves, L’espace prend la forme de mon regard.

“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse... Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté. Et ces remarques suffisent pour juger les psychologues qui voudraient que chacun étudie ses propres pensées comme on fait des herbes et des coquillages. Mais penser c’est vouloir.”
Alain, Propos sur le bonheur. Cité par Sartre, dans une belle Lettre à Simone Jolivet, 1926.

“Comment dès lors maudire la vie, si j’ai mal ou si j’ai peur ? A-t-elle d’autre moyen, la vie, pour me ramener à elle, que la peur ou la douleur si, fatigué d’avoir été quelques instants vivant, je laisse à chaque fois s’assoupir ma conscience, et me transforme en automate à mon insu ? Anesthésiés, nous sommes des marionettes agitées par un aveugle.”
Denis Marquet
, Père, Albin Michel 2003, p. 93.

“Le dos au mur, je cherche le moyen de bâtir un état d’esprit capable de me sauver la vie.”
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 25.

“L’art de tenir debout, de maintenir le cap suppose précisément u horizon plus heureux vers lequel se diriger. Ce qui mine cette progression, ce n’est pas la souffrance, ni l’échec, mais le désespoir. Cesser d’espérer, c’est s’avouer vaincu sans même relever le défi, c’est rendre vain chacun de nos efforts. La formation de la personnalité exige, comme singulier point de départ, un dépouillement radical : se (re) connaître vulnérable, perfectible, prendre conscience d’évoluer en terres incertaines, essayer de savoir pourquoi l’on combat... joyeusement.”
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 28.

"Chaque homme est, à sa mesure, un cas, une délicieuse exception. Et une observation fascinée, puis critique, transforme souvent l'être anormal en maître ès humanité."
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 36

“Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous-mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, - l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter."
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur

"Si Dieu n'existe pas, je plains ceux qui, pour conquérir là-haut un paradis hypothétique, ont transformé ici-bas leur vie en un enfer de contraintes et de renoncements."
Philippe Bouvard,Journal 1992-1996 / 1997.

S'il n'y avait rien de nouveau à faire, l'intelligence humaine cesserait-elle d'être nécessaire ? Serait-ce une raison pour ceux qui font les anciennes choses d'oublier pourquoi on les fait et de les faire comme du bétail, non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les pratiques les meilleures une tendance qui n'est que trop grande à dégénérer en action mécanique ; et, sans une succession de personnes dont l'originalité perpétuellement renouvelée empêche les raisons de ces croyances et pratiques de devenir purement traditionnelles, une telle matière morte ne résisterait pas au moindre choc de la part d'une quelconque chose vraiment vivante, et il n'y aurait pas de raison que la civilisation ne périsse pas, comme dans l'Empire byzantin.
Mill, De la liberté, trad. G. Boss, Zurich, Éditions de grand Midi, 1987, pp. 95-99

"Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant: comment définir autrement l’inconscience ? (...) toute conscience est donc mémoire, -conservation et accumulation du passé dans le présent.Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment ; vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutot il nous tire à lui ; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiètement sur l’avenir.(...) Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir.”
Bergson. L’évolution créatrice.

“Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait. (...) Mais, préoccupée avant tout des nécessités de l’action, l’intelligence, comme les sens, se borne à prendre de loin en loin, sur le devenir de la matière, des vues instantanées et, par là même, immobiles. La conscience, se réglant à son tour sur l’intelligence, regarde de la vie intérieure ce qui est déjà fait, et ne la sent que confusément se faire. Ainsi se détachent de la durée les moments qui nous intéressent et que nous avons cueillis le long du parcours. Nous ne retenons qu’eux. Et nous avons raison de le faire, tant que l’action est seule en cause... Or dans l’action, c’est le résultat qui nous intéresse ; les moyens importent peu, pourvu que le but soit atteint. De là vient que nous nous tendons tout entiers sur la fin à, réaliser, nous fiant le plus souvent, à elle pour que, d’idée, elle devienne acte. (...) L’intelligence ne représente donc à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos. Et, d’un but atteint à un autre but atteint, d’un repos à un repos, notre activité se transporte par une série de bonds, pendant lesquels notre conscience se détourne le plus possible du mouvement s’accomplissant pour ne regarder que l’image anticipée du mouvement accompli. Or, pour qu’elle se représente, immobile, le résultat de l’acte qu’elle accomplit, il faut que l’intelligence aperçoive, immobile aussi, le milieu où ce résultat s’encadre.”
Bergson. L’évolution créatrice. IV













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