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“JE est un autre”

Je est je, et rien d’autre, non ? Sujet étrange donc, mais peut-être à juste titre, si je dois moi-même me considérer comme un étranger.

Se voir comme un autre : là est l’étrange invitation semblant venir de nous-mêmes. Et nous nous regardons dès lors nous-mêmes comme si nous n’allions pas nous reconnaître !

C’est qu’au départ nous avons été autres. Enfants, nous sommes partis de la confusion du moi avec autrui : nous avons parlé de nous à la troisième personne ! C’est par notre rapport avec les autres que nous avons été amenés à un changement de perspective : nous avons expérimenté les sentiments des autres à notre égard avant de prendre conscience des nôtres. Nous avons la notion de la pensée d’autrui avant d’avoir celle de notre pensée propre. L’autre est premier, le principe même de ce que nous considérons comme notre personnalité.

Gossens. Fluide Glacial

C’est en passant par autrui que l’on se trouve soi-même. Dès que j’aperçois un témoin je reçois une image de moi-même. Je deviens alors un objet : vu en train de faire quelque-chose, je deviens simplement celui qui la faite : “on le reconnaît bien à ce geste”, dit l’observateur. Et me voilà. Voilà un “je” -montré du doigt.

En traversant un champ, j’aperçois un taureau qui baisse la tête et gratte le sol de sa patte. J’ai tendance à lui attribuer l’état interne “colère” et, plus généralement, une représentation de la réalité dans laquelle je joue le rôle de cible agaçante. Alors je reviens à moi : c’est moi qui énerve le taureau. Moi, qui ai intérêt à déguerpir, et en vitesse ! L’autre (ici : le taureau) n’est pas considéré pour lui-même. C’est à peine si je le regarde. Je me regarde en lui. Il est autre et par son regard je me vois autre. En ce moment, je ne suis plus François Housset, ni citoyen, ni homme, ni rien de ce qui fait habituellement mon identité. Je ne suis qu’une cible agaçante. Je ne suis que dans l’œil du taureau. Ainsi la conscience de soi revient à la conscience que l’autre a de moi. Je ne suis que l’objet de l’autre, je suis pour lui. Il n’y a pas de soi sans autre, sans une autre conscience, même non humaine.

Je pense, il est vrai, mais pas seul : si personne ne m’a donné d’identité, je ne suis rien qu’une chose qui pense. Être une conscience ne suffit pas, encore faut-il avoir conscience de quelque chose (sinon je peux dire “il pense”, comme je dirais “il pleut”). Et je ne suis rien sans image extérieure de moi-même : je sens des regards comme je sens que j’existe. De fait, on me pense. Plutôt que de dire “je pense”, je devrais dire “il y a des pensées en moi qui montrent que je suis”.

Et je me découvre comme je découvrirais quelqu’un d’autre : en intégrant cette image qui s’est faite de moi -et en y adhérant parce qu’elle m’identifie. Ainsi peut naître le sentiment de n’être plus personne (si par exemple je n’ai personne pour me considérer), la crainte de ne pas être. Crainte fondée : je n’existe jamais que par une conscience extérieure devant laquelle je me manifeste. “Étant un autre, je peux te rencontrer”... disait l’autre. C’est toujours quelqu’un d’autre qui m’aide à répondre à la question : “qui suis-je ?” On comprend Robinson ravi de trouver vendredi.

Le besoin d’être “reconnu” est au fondement même de notre existence. Ce que l’on appelle “se trouver”, aller “vers ce que l’on ressent de soi-même”, revient à trouver cette perception confuse de mon existence que seul l’autre donne, pour qu’enfin autre et soi se rejoignent en une identité. Mais avoir une identité, c’est s’identifier. Je me découvre cet autre que je ne soupçonnais pas, quelque chose que l’on peut regarder de l’extérieur, et qui n’est appréhendé que par son rapport aux autres : “je” est d’abord un pronom grammatical, une première personne, qui cherche la conjugaison.

C’est moins le regard de l’autre que le fait de se savoir regardé, qui fait prendre conscience de ce que JE est. En existant nous nous contemplons par projection. L’expression d’un visage, l’allure, les gestes, le ton de la voix, induisent déjà UNE attitude. Il y a un mode de communication immédiate entre les consciences, qui permet de participer à l’état d’autrui. C’est cette participation qui nous fait dire spontanément que nous ne voulons pas nuire à autrui ; c’est elle aussi qui explique la pitié, sentiment de souffrir avec l’autre. Quelqu’un peut avoir mal à ma dent !?

Ce n’est pas parce que le regard de l’autre détermine ma conscience même que je dois me considérer comme n’étant pas le sujet de mes actions : mon existence a beau être dialoguée, elle reste singulière. Personne d'autre que moi n’est moi. L’autre, aussi sympathique soit-il, est encore et encore étranger. La subjectivité est incommunicable : “mon jardin secret est une prison”.

L’autre est déterminant au sens seulement où son regard me chosifie. Il ne prend pas ma place, je peux répondre de mes actions, et réellement rencontrer autrui. Je reste assez fidèle à moi-même pour me singulariser face aux autres. C’est parce que je ne suis pas seul que je suis comme les autres, mais c’est parce que je suis seul à être moi-même que les autres sont les autres. Nier l’importance de l’autre aboutirait au solipsisme (théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même), réduisant autrui à ma seule représentation. Affirmer l’existence d’un autre présuppose un moi posé comme certain de lui-même car s’étant identifié, reconnu comme individu. La conscience de soi passe par la conscience d’autrui.

Je change. Je suis travailleur, puis joueur, puis méchant, puis sympathique... Je ne suis donc jamais le même. Et pourtant, il doit bien y avoir en moi quelque-chose de fondamentalement constant, qui me permet à tout moment de dire “je suis moi”. L’unité n’est pas une opposition à la multiplicité. L’unité de la conscience est une unité qui ne change pas car si je changeais devant le changement, je ne pourrai pas avoir conscience du changement. La représentation du changement implique donc une permanence. Je suis un processus, un paquet d’expériences qui se succèdent, mais à la fois un regard extérieur permanent sur ces expériences : un “je” hors de moi, qui accepte la faille en moi, le manque... et qui me dépasse.

François Housset
(et bien d’autres !)

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Quelques pistes pour continuer à cogiter sur ce thème

DESCARTES, Méditations métaphysique : Je pense donc je suis... une chose qui pense. Mais en moi il y a l’infini : Dieu, son infinie liberté que j’éprouve comme mienne, et dont j’ai l’idée, moi qui suis pourtant fini et imparfait !

A. COMTE (fondateur de la notion d’altruisme : il en fait une règle sociale idéale. Règle morale : le moi s’efface au profit de l’autre. Morale du dévouement, du don de soi, de l’abnégation). Catéchisme positiviste , Second Entretien : montre que l’humain dépasse l’individualité : l’héritage scientifique, technique, artistique, moral politique, n’a rien d’individuel. Tout homme doit tout à l’ensemble des êtres humains passés et présents qui déterminent son existence : il doit leur obéir mieux qu’à lui-même.

ROUSSEAU, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité (1è partie) affirme que la pitié est naturelle, c'est-à-dire sans réflexion : c’est parce que je participe à la détresse de l’autre que je l’épargne spontanément. C’est un sentiment naturel plutôt qu’une réflexion morale. Il dira le contraire dans son Essai sur l’origine des langues : : “Comment imaginerai-je des maux dont je n’ai nulle idée ?” “Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable”.

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1è section : le “je” est transcendantal : il éprouve du respect pour la loi morale qui est en lui : l’autre, c’est la morale, c’est-à-dire un absolu qui me dépasse, moi, être fini soumis à mes petits désirs particuliers. Mes penchants ne me font pas oublier ce que je dois faire.

FREUD est bien sûr inévitable : son inconscient, son surmoi... On peut commencer par ses Cinq leçons sur la psychanalyse, qui sont explicites.


CITATIONS

“Se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui” MONTAIGNE Essais, II, I

“En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand “je” veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet “je” est la condition du verbe “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux “je”, ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation...” NIETZSCHE. Par delà le bien et le mal. I, §17.

“Je n’existe que dans la mesure ou j’existe pour autrui. À la limite être c’est aimer.” MOUNIER, Le personnalisme

“L’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l’appeler la conscience collective ou commune” Emile Durkheim, De la division du travail social, Livre 1, chap. 2, 1.

«Il faut bien... qu’il y ait en nous un dernier élément qui soit sujet de tout le reste et qui ne soit plus lui-même objet pour un autre; et de ce que nous ne nous voyons pas vouloir, nous devons conclure non que notre vouloir n’est rien, mais qu’il est nous-mêmes.» Lachelier, Psychologie et métaphysique

“L’ignorant, (...) ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses (...) Le sage au contraire (...) ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant (...) conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement” Spinoza.Éthique .V 42 scolie.

“La rencontre nous crée: nous n’étions rien -ou rien que des choses- avant d’être réunis.” Bachelard. Préface à Je et tu, de Buber

“L’individu est essentiellement social. Il l’est, non par suite de contingences extérieures, mais par suite d’une nécessité intime. Il l’est génétiquement “ Wallon, Le rôle de l’autre dans la conscience du moi. J. Egypt. Psych., 1946, reproduit dans Enfance, numéro spécial, 1959, 279-286

“Il s’agit de s’aimer soi-même, en acceptant des perdre une des illusions les plus fondamentales : celle d’être l’origine de soi. Il s’agit de prendre conscience et d’accepter le fait que ce que j’appelle “moi” est un composé de forces indéfiniment nombreuses que je découvre à mesure de leur surgissement, et dont je ne suis pas la source. Ma seule liberté est de les repousser ou de les accueillir; de dire oui, ou de dire non; d’aimer l’être qui se donne, et que j’appelle “moi”, ou de le rejeter.” Tariq Demens, Court traité de sotériologie philosopphique, 1re partie : “liberté”, section 3, “le oui”, p.123. En exclu in Denis Marquet, Père, Albin Michel 2003

"Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste." Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience, III.

“Non seulement les adultes brimaient ma volonté, mais je me sentais la proie de leurs consciences. Celles-ci jouaient parfois le rôle d’un aimable miroir; elles avaient aussi le pouvoir de me jeter des sorts; elles me changeaient en bête, en chose. “Comme elle a de beaux mollets cette petite!” dit une dame qui se pencha pour me palper.” Simone de Beauvoir. Mémoires d’une jeune fille rangée.



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Commentaires

Bonjour,

Je ne trouve pas les oeuvres de Tariq Demens. Pourriez-vous m'en dire plus sur cet auteur ?

Merci.

Humour ! Cet auteur n'existe pas. Denis Marquet, philosophe et romancier, s'y réfère pour rire dans son bouquin (Père, Albin Michel 2003)

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