LE BONHEUR EST-IL UN DEVOIR ?
Par François HOUSSET | Les Textes #62 | 7 commentaires | |
“Le bonheur est-il un devoir ?” Question étrange, inquiétante même ! Bonheur et devoir : deux notions qui ne devraient pas se rencontrer. Le devoir est lourdingue, c’est la corvée, le commandement moral qui humilie notre ego, auquel on obéit bon gré mal gré. Aucun rapport avec le bonheur, bien souverain, toujours bienvenu ! Qui nous commanderait d’être heureux, quand rien, absolument rien, n’est plus souhaitable que le bonheur ? Autant nous ordonner de respirer !
Interrogeons les moralistes qui pullulent dans l’histoire de la philosophie. La plupart sont austères : Socrate, Jésus, Gandhi... des héros sacrifiés dans l'accomplissement de leur devoir. Les hommes vertueux présentés comme modèles sont admirables mais trop pétris de devoirs pour que des individualistes comme nous les envient. Ils n'agissent pas pour leur propre bien-être, mais au nom du Bien avec un grand B, qui est différent. Le devoir fait la tronche, et nous lui tirons la langue : ce méchant maître réclame le sacrifice de soi sur l’autel de sacro-saintes valeurs, il méprise les aspirations singulières... et nous rions de lui quand il prétend qu'il nous demande ces sacrifices pour notre bien !
Étymologiquement, le mot bonheur ne vient pas de la bonne heure, ce qui ne voudrait rien dire, mais du bon augure, qui laisse espérer. La promesse du bonheur, c’est donc déjà un bonheur !
Le bienheureux est serein, il ne veut de mal à personne. L’homme malheureux, par contre, a de très bonnes raisons d’avoir la haine. Il sera moins enclin à avoir de la bonne volonté ! Ce simple constat peut suffire pour considérer que le bonheur est non seulement souhaitable, mais nécessaire à la paix sociale : rien de tel que le bonheur pour avoir de bonnes dispositions !
Ce devoir était déjà inscrit dans le préambule de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : l’objectif affiché est le bonheur de tous. Il FAUT assurer un environnement dans lequel le bonheur soit possible. Comme l’État c’est nous -ou plutôt : si l’État c’est nous, nous avons bien le devoir d’au moins nous préserver du malheur. Les hommes doivent être heureux, parce qu’à mesure qu’ils le sont il leur est plus facile de bien agir. Il FAUT donc créer un environnement où la tolérance ne soit pas un vain mot, refuser la violence, la misère, tous les obstacles au bonheur, pour qu’enfin chacun jouisse de “petits riens”, de ces minuscules caresses de la vie qui la rendent savoureuse. Un bon citoyen est un bon jouisseur. Le droit de jouir est inscrit dans notre Constitution : le rendre possible est un devoir pour tout citoyen.
Soit. Mais comment fait-on le bonheur ? Cherchons des trucs, des recettes, en espérant qu'il existe un mode d’emploi.
Les conseils contradictoires sont légion. Certains recommandent la jouissance modeste, arguant qu’il est plus aisé de remplir un dé à coudre qu’une piscine. D’autres vantent les avantages du “lacher-prise”, de la légèreté, voire de l’inconscience. Commençons par ces fous du bonheur.
Les hommes lucides n’auraient rien compris à la règle des banquets rappelée par Erasme dans son Éloge de la folie : “bois ou va-t-en !” Heureux les simples d’esprit : ils évitent les affres du doute, l’insomnie, l’angoisse... La conscience est trop lourde à porter. Le devoir de l’homme moderne n’est-il pas d’être insouciant, léger, en abandonnant sa conscience même ?!
Le citoyen vaincu par ces arguments se fait âne, ou mouton, pour se laisser conduire -il y aura toujours un berger, prétendant diriger les hommes dans leur propre intérêt, comme on conduira un troupeau au pré... les despotes font ça très bien, et la servitude volontaire satisfait de paisibles esclaves.
Ceux qui choisissent la conscience ont une attitude héroïque, presque masochiste. Certains vont d’ailleurs jusqu’à réclamer un grand nettoyage de l’âme, au kärcher : pas le droit d’être heureux si l’on n’est pas propre sur soi. Qui dit conscience dit aussitot mauvaise conscience. J’ai la chance d’avoir un logis, un travail, un statut, de l’affection, dans une paix sociale qui me garantit la sécurité… Oui, mais j’ai mal, j’ai mal pour ceux qui ont faim, qui sont torturés, j’ai mal à mon Afrique, à mon Irak… Je ne me sens pas en droit d’être heureux tant que des hommes gémissent ! La lucidité est de mise, voire la circonspection, et la mauvaise conscience.
"Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle
-Elle brûle tout le temps"
Brassens
Morale rime trop souvent avec mauvaise conscience, conscience du mal : faute d'empêcher Rome de brûler, il faut s'en lamenter, pour enfin se prétendre citoyen du monde, portant un monde insoutenable. La quête du bonheur moral n’est pas douillette, on s’offusquerait presque qu’elle le soit : elle serait trop facile pour être honnête. Les vaillants se résignent à des épreuves, terribles de préférence, pour expier quelque faute originelle, histoire de ne s’accorder le droit de jouir qu'après l’avoir mérité –et encore ! Voilà que les athées mêmes cherchent une rédemption !
Il faudra une “bonne guerre” pour apprécier la paix !? Ô paradoxe ! On ne s’autorise le bonheur qu’en gravissant un chemin de croix ! N’est-ce pas pervers ? Plus la nuit est noire, mieux on voit les étoiles, dit-on pour justifier l'âpreté de la mauvaise conscience. Vivent les maux de tout poil qui seuls épicent la vie ! Nos valeureux héros refusent que le bonheur leur soit offert sur un plateau, ils s’en détournent effrayés, presque indignés du présent. Ce qui est gratuit n’a pas de valeur pour eux. Leur bonheur n’est pas un dû, ils se condamnent à l’éviter respectueusement pour ne pas risquer de l’abîmer. “Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve” résumait Gainsbourg, qui considérait la connerie comme le repos de l'intelligence... Rares, exceptionnelles, sont les vocations qui font que des goûts deviennent compétences et le plaisir principe de vie. Rare la plénitude pour qui n’a pas affronté le vide. Rares enfin ceux qui considèrent comme un devoir de s’accomplir... pour s'accomplir, pour la simple et pure joie que cela procure.
LE BONHEUR SI JE VEUX
Chacun cherche le bonheur, mais personne ne sait (ni ne veut savoir) comment l’atteindre. Paradoxe des paradoxes, on s’insurge contre l’idée qu’il faille être heureux. Faute d poursuivre le bonheur, on revendique le droit au malheur !
L’argument est soutenu parce que le bonheur, osons le dire, fait peur. Si nous l’atteignions, que nous resterait-il comme quête ? Mieux vaut encore et toujours se complaire dans l’insatisfaction, comme pour expier la faute d’exister. Cette argumentation rend le pessimisme facile, presque soulageant : on n’est là que pour en baver, autant baisser les bras. Notre bonne vieille civilisation nous a justement condamné à suer et souffrir.
Il est plus facile de se condamner au malheur, valeur sûre parce qu’atteignable à tout coup : on peut être malheureux n’importe comment. Le bonheur pose trop de conditions : à la méthode, il faut ajouter une attitude, une volonté, une sacrée dose de chance, un bon naturel, et encore tant et tant.... C’est bien trop incertain, on ne comprend ni ce qu’est véritablement le bonheur, ni comment ça marche. Au mieux on sait que ça existe après avoir été heureux. Ne reste almors que la nostalgie. Snif !
Il est temps de se réveiller : c'est le devoir de tout homme, par respect pour soi-même, et pour l'Humanité (n'ayons pas peur des mots) qui nous a construit ce monde où le bonheur est possibe. Rappelons nous : nous savons tous ce qu'est le bonheur, nous savons tous qu'il n'y a que lui qui vaille.
Si le fœtus est bien dans cet état que les psychologues présentent comme le plus satisfaisant, nous avons tous commencé notre vie dans la béatitude. Nous fûmes comblés avant même de naître. Nous éprouvons depuis le désagrément d’avoir à multiplier nos efforts pour ne pas trop subir de manques. Le bon souvenir et le devoir de préparer demain nous poussent donc au bonheur : il n'est pas impossible, il est seulement difficile à atteindre. Il nous faut tout faire pour y parvenir. Aucun autre but n’est préférable. Autant l’admettre, et ne plus jamais poursuivre que le bonheur.
Bornons nous à l’aspect le plus crucial de la question, l’aspect social. Un homme souhaitant s’intégrer dans une société devra-t-il débouler en annonçant “tout me dégoûte, je considère la vie comme un long et terrible calvaire, je suis malade comme un chien, je vous déteste tous, et je vous souhaite de vivre mille fois mes tourments dans ce monde horrible” ? Ou devra-t-il plutôt dire “je trouve la vie belle, je chante, je danse ma joie, il me semble que tout dans ce beau monde est appréciable, vous êtes formidables, je vous aime et votre vue m’enchante, je pète la santé et vous souhaite les meilleures saveurs” ?
La moindre des politesses (fut-elle du désespoir) et le plus élémentaire savoir-vivre obligent à choisir la seconde solution ! OUI, le bonheur est un devoir, le devoir le plus important qui soit, à la fois pour soi et pour tous. Le bonheur est le devoir le plus intéressant à accomplir : la joyeuse sociabilité de la vie réclame agréablement ses droits. Alors au boulot : nous avons des devoirs à faire.
François Housset
www.philovive.fr
Café philo samedi 20 octobre 2007 à la médiathèque de Montrouge
CITATIONS
“Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent ; ainsi ta vie sera heureuse”
ÉPITHÈTE, Manuel
«Ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.»
«Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire».
PLATON, République
“On devient nécessairement l’ennemi des hommes lorsqu’on ne peut être heureux que par leur infortune.”
HELVÉTIUS, De l’esprit III, XVI.
“Assurer son propre bonheur est un devoir, car le fait de ne pas être content de son état pourrait devenir une tentation d’enfreindre ses devoirs.”
KANT, Fondements de la métaphysique des Mœurs
Trois ans plus tard (1788), Kant change d’avis : bonheur et devoir n’ont plus rien à voir :
«Le bonheur est l’état dans le monde d’un être raisonnable, pour qui, dans toute son existence, tout va selon son désir et sa volonté, et il repose par conséquent sur l’accord de la nature avec le but tout entier poursuivi par cet être, de même qu’avec le principe déterminant essentiel de sa volonté. Or la loi morale, comme loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l’accord de celle-ci avec notre faculté de désirer (comme mobiles) ; d’un autre coté, l’être raisonnable qui agit dans le monde n’est assurément pas en même temps cause du monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi morale, il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur proportionné d’un être qui, faisant partie du monde, en dépend, et qui justement pour cela ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature et, pour ce qui est de son bonheur, la mettre par ses propres forces complètement d’accord avec ses principes pratiques.»
KANT, Critique de la raison pratique, 1 ère partie, V
“Lorsqu’un enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions (...) jusqu’à ce qu’elle ait découvert l’épingle, cause réelle de tout. (...) Ne dites jamais que les hommes sont méchants ; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère. Cherchez l’épingle.”
ALAIN, Propos sur le bonheur.
“Pense aussi que c’est peu de chose de montrer du courage dans la prospérité et lorsque tout dans la vie nous sourit. Le pilote lui-même n’a pas à montrer son habileté lorsque la mer est tranquille et le vent favorable ; il lui faut un mauvais temps pour faire preuve de ce qu’il vaut. Ne te laisse pas aller : au contraire, affermis ta marche contre le malheur et... résiste. La fortune ne déteste rien tant que l’égalité d’âme.”
CICÉRON, Consolation à Marcia. V.
“...Comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu’un grand, encore qu’il contienne moins de liqueur, aussi, prenant le contentement de chacun pour la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgraciés de la fortune ou de la nature ne puissent être entièrement contents et satisfaits, aussi bien que les autres, encore qu’ils ne jouissent pas de tant de biens.”
DESCARTES, Lettre à Elysabeth, 4 août 1645.
“Tout ce qui m’arrive m’est donné par la vie pour mon accomplissement.”
René SIDELSKY, Le pouvoir créateur de votre pensée
“Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites ; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit -le monde étant fait comme il l’est - est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables ; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur.
John STUART MILL, L’Utilitarisme
“Il n’y a pas de bonheur intelligent.”
Jean ROSTAND, Pensée d’un biologiste.
“Je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur”
VOLTAIRE, Histoire d’un bon Bramin
BIBLIOGRAPHIE
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque : rapproche bonheur et vertu (notamment la prudence).
ÉPICTÈTE, Manuel. Recettes pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. Prépare au christianisme par son éloge de la résignation. Selon Epictète, nous devons nous détacher de ce qui ne dépend pas de nous, et nous accrocher à ce qui nous appartient vraiment : ainsi nous ne serons jamais déçus -tant que nous ne nous décevrons pas nous-mêmes !
ÉPICURE, Lettre à Ménécée : “le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse”
SPINOZA, Éthique : montre que la joie s’éprouve dans l’épanouissement, et que l’épanouissement va de pair avec la compréhension de l’ordre nécessaire des choses. Il FAUT donc être le plus intelligent possible, pour jouir au mieux de notre vie. Chaque moment de joie prouve que nous avons une vision adéquate de ce monde, parce que la joie est le sentiment que l'on éprouve à chaque fois qu'augmentent nos capacités d'agir..
LEIBNIZ, Théodicée : lie l’inconfort au bien-être. Sa façon d’être optimiste : se convaincre que ce monde est le meilleur possible.
WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Une économie du bonheur
NABERT, Essai sur le mal. Tant que nous nous révoltons, tant que persiste en nous le sentiment de l’injustice, persiste au fond de notre cœur une morale réclamant d’être observée pour qu’enfin nous parvenions à la paix de l’âme.
MISRAHI, Le bonheur, Essai sur la joie (entre autres : la quasi-totalité de ses bouquins traite de notre sujet). Ce spinoziste est le seul philosophe moderne à s’intéresser au bonheur, comme il le note lui-même : “Nous assistons aujourd’hui à un bien étrange paradoxe. Alors que, en France et dans le monde, tous aspirent à un bonheur concret pouvant revêtir mille formes, la philosophie se consacre à des études formelles sur le langage et la connaissance, à moins que, se voulant concrète, elle ne se complaise parfois dans la description de ce qu’elle appelle le tragique.”
BRUCKNER, L’euphorie perpétuelle. Montre comme le devoir d’être heureux peut nous pourrir la vie.
WATZLAWICK, Faites vous-même votre malheur. Édifiante psychologie paradoxale.
COMTE-SPONVILLE, Le bonheur, désespérément Petit bouquin (compte-rendu d'une conférence) rassemblant d'une façon très claire les grands principes de ce philosophe du désespoir. C'est tout sauf désespérant : sa pensée édifiante est à conseiller pour sortir victorieux de toute dépression. On trouvera plus de détail dans son chef d'oeuvre (plus ardu) : Le mythe d'Icare, Traité du désespoir.
Liens vers les textes de ce site :
Commentaires
Ajouter un commentaire