Et si on faisait vraiment de la politique plutôt que d'aller dans l'isoloir en maugréant ?

(article en chantier : maçons bienvenus !)

Bizarrement, le philosophe de service que je suis se consacre à beaucoup de sujets politiques. Lundi j’animais dans un collège : « Pourquoi on n’a pas le droit de voter ? » fut la question… votée par des citoyens de 15 ans. Aujourd’hui j’étais en prison : « Faut-il voter pour se plaindre ? » s’est-on demandé. Et je prépare une conférence sur La démocratie en Amérique de Tocqueville. Jeudi, en lycée : « « Faut-il s’opposer au pouvoir ? ». Puis il y aura un banquet philo : "Le politique peut-il être philosophe ?"

Profitons-en : prenons des notes, puisque les paroles s’envolent. Heureux qui communique ! Voici quelques-unes des idées évoquées, succinctement, à chacun d’y trouver à manger. Moi je m’en gorge sans cesse avec toujours plus de faim : l’empathie vient en mangeant.

Faut-il voter pour se plaindre ?

La question laisse entendre qu’on ne vote rien que pour cela : on n’élit pas quelqu’un, mais on vote contre quelqu’un d’autre. On vote donc contre plutôt que pour. La majorité de ceux qui voteront pour un candidat le feront pour éviter que son adversaire n’accède au pouvoir ! L’élu sera élu par une majorité de rejets !

Même si on vote en son âme et conscience ( ?), ne s’agit-il que d’exprimer une conviction : faire passer un message –gueuler !? Autant crier ailleurs que dans un isoloir, où l’on se sent bien seul.



On ne gouverne pas, on manifeste seulement une opinion.
Après tout, qui sera assez devin pour connaître la conséquence de son vote ? Si ce candidat est élu, est-ce que ça va changer quelque chose ? Empirer ? Améliorer la situation ? En quoi ? Même celui qui se fait une idée assez précise de ce qu’il conviendrait de faire sait bien que la situation lui échappera.
Dès lors, peut-on se vanter d'être en démocratie ? Rappelons l’exacte signification du mot. Démos : le peuple. Cratos : le pouvoir. Est-ce le peuple qui a le pouvoir ? Se gouverne-t-il en glissant un bulletin dans une urne ? Non : il élit son représentant, qui lui, gouvernera – ou prétendra le faire, sa marge de manœuvre étant plus qu’étroite dans un monde de contraintes.

Pour quelle raison vote-t-on alors ? Est-on conséquent quand on envisage un certain avenir, ou l’isoloir n’est-il qu’un lieu d’expressions plaintives autant que vaines : voici le seul moment où je me sens citoyen, je sanctionne une politique, j'en prône une autre, m’insurge, me venge, refuse celui qui me déplait. La belle affaire !

Aux sceptiques on rétorque deux arguments. Primo, s’il fallait qu’on soit absolument d’accord avec un candidat, on serait bien naïf de le supposer parfait, correspondant à la fois avec l’opinion et la réalité politique. Il faut donc voter pour le moins pire, en se plaignant qu’il ne soit pas meilleur. Secundo, on vote pour pouvoir se plaindre après ! Celui qui ne vote pas n’a pas le droit de se plaindre après. Parce qu’il n’a pas joué le jeu de la démocratie, même si c’est un jeu de dupes.


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Le problème est que le candidat élu, souffrant dès le départ d’avoir été élu à contrecœur, gouvernera sans rien demander au peuple après : c’est donc au moment du vote, et seulement au moment du vote, que le citoyen doit concentrer sa plainte. La démocratie des urnes est ponctuelle, la liberté d’expression n’est que dans l’urne, à ce moment très court -trop court. C’est rageant, non ?!

Faire de la politique ne peut se restreindre au seul fait de voter. C’est là qu’il faut (re)lire De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Car un Etat ne peut entendre la plainte d’un simple citoyen. Et il ne le doit pas : le citoyen ne pense qu’à lui. Faire de la politique, pour celui qui en a fait un métier, c’est faire avec un fatras d’égoïsmes qui chacun a porté sa voix particulière dans un torrent de voix confuses. Chaque voix ne parle jamais que d’elle-même. Tocqueville distingue l’égoïsme de l’individualisme : c’est avec ce dernier qu’on fait de la politique.
L’égoïsme est « un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout. » L’individualisme est défini comme “un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse, à se retirer à l’écart avec famille et amis, de telle sorte qu’après s’être créé une société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.” Fini de se plaindre de l’Etat : agissons pour nous, entre nous.
Un individu poursuit son intérêt, « l’intérêt bien entendu » de l’Américain qui rend service à la communauté parce qu’il en tire des prestiges, de la considération, de l’argent, des honneurs… Voilà la politisation du désir particulier, toute libérale, efficace parce qu’elle permet d’associer les forces des individus là où ils vivent : comptons sur nos propres forces, associons nous pour faire valoir nos projets !

Tocqueville donne l’exemple d’un accident qui a lieu dans une commune. En France, dit-il, on se tournerait vers le préfet, on dirait : le chemin est défoncé, c’est dangereux, il faut que l’administration s’en occupe. Aux Etats Unis, Tocqueville a vu un groupe de voisins entourer une voiture accidentée, prendre eux-mêmes en main, en tant que souverains du peuples dans la commune, la question de la réparation du chemin. Tocqueville trouve ça exemplaire : la citoyenneté n’est possible que quand les citoyens se prennent eux-mêmes en main.

Il faut préciser qu’à son époque (1835) le droit de réunion était nié, la France comprenait mal ce qu’était la libre association, parce que la tendance était de faire des associations aussitôt politisées, pour marcher contre le pouvoir. Non seulement se plaindre du pouvoir, mais le déstabiliser.

Aujourd’hui l’association est reconnue comme positive pour l’enrichissement de la citoyenneté, sous certaines conditions. Son rôle est salutaire. Pour que la politique s’exerce, et pour qu’elle s’anime, pour qu’il y ait ce que Tocqueville appelle une « effervescence », que les gens se sentent concernés, il faut créer des institutions libres. Pour qu’ils cessent de se plaindre passivement, les individus doivent s’agiter, s’activer, en s’associant.

L’association prouve que la vie politique n’est pas abstraite : elle ne se situe pas dans un autre lieu que la vie quotidienne. Enfin elle est efficace et l’individu cesse de geindre, car il peut y jouer un rôle, un vrai, à son échelle : au sein de l’association.

Activez vous !
Associez vous !




François Housset

www.philovive.fr









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Citations :

"Si deux individus, s'étant mis d'accord, unissent leurs forces, la puissance et par conséquent le droit, dont tous deux jouissent ensemble activement au sein de la nature, dépassent la puissance et le droit de chacun pris isolément. Plus les individus qui s'unissent d'une telle alliance sont nombreux, et plus le droit dont ils jouissent ensemble sera considérable."
Spinoza Traité de l'autorité politique chap. premier, § 13

“Les hommes étant tous libres, égaux et indépendants par nature, personne ne peut être tiré de cet état naturel, ni soumis au pouvoir politique d’un autre homme, sans son propre consentement... Ce qui est à l’origine d’une société politique, ce qui la constitue véritablement, c’est uniquement le consentement d’un certain nombre d’hommes libres capables de former une majorité pour s’unir et s’incorporer à une telle société.”
Locke, Essai sur le gouvernement civil. §§ 95 et 99

“Les peuples et les États n’ont trouvé jusqu’à ce jour aucune raison forte ni concrète de s’associer, pour instaurer entre eux une trêve longue, sauf l’idée formelle d’une paix perpétuelle, abstraite et dérisoire... Nous devons décider la paix entre nous pour sauvegarder le monde et la paix avec le monde afin de nous sauvegarder.”
Michel Serres,Le contrat naturel

Dès que le plus faible des hommes a compris qu'il peut garder son pouvoir de juger, tout pouvoir extérieur tombe devant celui-là. Car iI faut que tout pouvoir persuade. Il a des gardes, c'est donc qu'il a persuadé ses gardes. Par un moyen ou par un autre, promesse ou menace ; si les gardes refusent de croire, il n'y a plus de tyran. Mais les hommes croient aisément ? Ils soumettent leur jugement aux promesses et aux menaces ? Nous ne le voyons que trop. Ce n'est pas peu de dissoudre d'abord cette force politique, qui se présente à l'esprit sous les apparences d'une force mécanique. Toute puissance politique agit par les esprits et sur les esprits. Les armées sont armées par l'opinion. Dès que les citoyens refusent d'approuver et de croire, les canons et les mitrailleuses ne peuvent plus rien.
Alain, propos 352, 3 février I923

Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.
Tocqueville, “Tyrannie de la majorité, De la démocratie en Amérique, t. I

“C'est la détresse qui force l'homme, d'ordinaire si épris d'une liberté sans bornes, à entrer dans un tel état de contrainte, et, à vrai dire, c'est la pire des détresses: à savoir, celle que les hommes s'infligent les uns aux autres, leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres dans l'état de liberté sans frein. Mais alors, dans l'enclos que représente une association civile, ces mêmes inclinations produisent précisément par la suite le meilleur effet. Ainsi dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l'autre l'air et le soleil, s'efforcent à l'envi de se dépasser les uns les autres, et par suite, ils poussent beaux et droits. Mais au contraire, ceux qui lancent en liberté leurs branches à leur gré, à l'écart d'autres arbres, poussent rabougris, tordus et courbés. Toute culture, tout art formant une parure à l'humanité, ainsi que l'ordre social le plus beau, sont les fruits de l'insociabilité...”
KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in Opuscules sur l'histoire, trad. S. Piobetta, GF, 1990, p. 74-77.

“Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucun des deux.”
Rousseau. L’Émile. Livre IV, § IV.

Quand une civilisation n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’une partie de ses participants a pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les civilisations actuelles, il est compréhensible qu’au cœur des opprimés grandisse une hostilité intense.
Freud. L’avenir d’une illusion (1927), PUF, trad. Marie Bonaparte, p.30

"Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais qu'un leurre ; de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec un apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes." "La clase des gouvernants (la bourgeoisie) est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés." Les périodes électorales fournissent aux candidats l'occasion de "faire la cour à Sa Majesté le peuple souverain", puis chacun vaque à ses occupation, : "Le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques."L'exercice du pouvoir oblige à des changements de perspective radicaux : les plus révolutionaires "deviennent des conservateurs excessivement modéré dès qu'ils sont montés au pouvoir". Un pouvoir populaire exigerait du peuple du temps et de l'instruction : "il devrait se transformer en immense parlement en plein champ." Le peuple n'en a ni le loisir ni la compétence, ils'en remet donc à l'élu : le système représentatif "a besoin de la sottise du peuple et il fonde tous ses triomphes sur elle".
Mikhaïl Bakounine L'État et l'Anarchie

Gardons-nous de prendre pour association la communauté de propriété. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords. C'est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain. Ce n'est point en devenant commune que la propriété peut devenir sociale: on ne remédie point à la rage, en faisant mordre tout le monde. La propriété finira par la transformation de son principe, non par une coparticipation indéfinie. Et c'est pourquoi la démocratie, ou système de la propriété universelle, que quelques hommes, aussi intraitables qu'aveugles, s'obstinent à prêcher au peuple, est impuissante à créer la société.
PROUDHON, Système, II, p. 223.















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