“Ceci est mon corps”
Par François HOUSSET | Les Textes #55 | 2 commentaires | |
On conçoit ordinairement l’esprit comme supérieur à la matière : l’âme doit gouverner les mouvements du corps et non l’inverse. C’est pourquoi celui qui se révèle incapable de maîtriser ses pulsions n’est plus considéré comme une personne, mais comme un phénomène organique : pitoyable, avili par son corps qui prend sa revanche, l’individu lui-même est nié. Le corps pose problème, ne serait-ce qu’à cause de la formule christique ambiguë : “ceci est mon corps” ; ceci, c’est-à-dire cette chose qu’est mon corps, considéré comme un objet. Pourquoi ce détachement (voire ce mépris) par rapport au corps ? Le considérerait-on comme impur en établissant une hiérarchie allant du spirituel au matériel ?
Sculpture hyperealiste : Andrea
On parle encore du corps que l’on a plutôt que du corps que l’on est. La médecine, avec ses époustouflants progrès, est peut-être à l’origine de ce rapport distant que nous entretenons avec nous-mêmes. À l’hôpital sont rassemblées les technologies les plus coûteuses, les praticiens choisis pour leurs compétences pratiques : on y investit des fortunes, absolument pas pour le salut de l’Homme, mais pour la réparation et l’entretien de son corps. Comme d'une machine. On amène son corps à l'hôpital comme on amène une voiture au garage : pour qu'un prestataire de services effectue une réparation.
Or le garage fait faillite. Les impératifs de gestion sont tellement discriminants qu'ils deviennent inhumains et qu’on peut regarder l’hôpital comme une entreprise incapable d’accueil. Le soigné est un soi-nié. On ne trouve plus l’âme bienfaisante capable d’écouter, rassurer, panser pendant des heures, mais des techniciens efficaces pour effectuer des gestes précis sur des corps gisant sans qu’aucun spécialiste ne puisse trouver le temps de communiquer véritablement. On y trouve d’abord des pratiques, des techniques basées sur l’observation de données, qui peuvent laisser croire que l’humain est un appareil dont on connaît le mode d’emploi. On s’occupe plutôt de chiffres que de personnes. Le patient n’est plus qu’une chose ! Se borner à un rôle de surveillant des machines ou de triturateur en chef des organes est une erreur lamentable. Dans l’urgence, l’obligation de résultats mesurables et la nécessaire technicité du soin, on oublie trop facilement l’intérêt qu’il y a à se soucier du bien-être de chacun. Comment croire à une médecine humaine dans ces conditions ? Si l’on ne parle que posologie, si soigner se réduit à doser des médicaments, sans parole, sans un geste manifestant quelque bonne volonté, la guérison est factice, soignant et soigné perdent leur dignité déterminée par la qualité de leurs rapports.
En tant que science, la médecine a des objets de recherche et d’expérimentation. Des objets : le malade perd son âme en s’en remettant au soignant ; il est objet de soins, se cantonne souvent (faute de mieux) à un rôle de consommateur achetant sa santé, et le personnel soignant a tendance à répondre à cette demande en se faisant prestataire de service, vendeur de traitements. Ainsi le malade, en perdant sa santé, perd son identité : il est appelé Mr Genou, ou Mr Ventre.
Le soignant ne doit pas s’intéresser à des maladies, mais à des personnes : des sujets, des “fins en soi” en jargon philosophique. On n’en finit pas de rappeler le diagnostic de Rabelais, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. La guérison n’est véritable que lorsque s’est instaurée une relation soignant-soigné singulière, une véritable alchimie guérisseuse. Le soignant ne peut se contenter d’adopter une conduite de pur scientifique. Il soigne. Pour lui la médecine est un art, pratiqué avec vertu.
En se modernisant la médecine s’est déshumanisée. Par la faute des médecins : ce sont leurs choix qui font le sens de leur pratique. Préfèrent-ils traiter un phénomène physico-chimique, ou soigner une personne ? La question ne devrait même pas se poser. Mais allons plus loin dans la réponse : savons-nous encore ce que signifie soigner quelqu’un ?
On ne peut se contenter du fait qu’un paquet d’organes fonctionne. Cet être vit, ses organes jouent leurs rôles ? La belle affaire ! La santé du corps, condition nécessaire, n’est pas suffisante : vivre véritablement, c’est donner un sens à sa vie, la vivre pleinement.
Objectivement, les plaisirs corporels sont fondamentaux, puisqu’ils conditionnent tous les autres. Songer au corps avant que de songer à l’âme, c’est imiter la nature, qui a fait l’un avant l’autre (et nous devenons matérialistes : l’âme est un effet ou une fonction du corps). Mais subjectivement, les plaisirs spirituels peuvent être plus riches, plus durables, plus subtils. Même en affirmant que le corps est premier, il faut encore reconnaître la primauté de l’esprit. L’esprit commande, même si le corps a un réel pouvoir. L’esprit est au-dessus du corps, mais il en dépend.
Cette dépendance scandalise, en présentant l’esprit comme aliéné, au corps impur ! Seule solution morale, pour ne plus juger l’un en dépit de l’autre : les concevoir enchevêtrés, fusionnés même, au point que l’un ne soit pas concevable sans l’autre. Chaque fois que le corps a une perfection de plus, il en va de même pour l’âme, et inversement. L’âme et le corps ne sont que deux perspectives différentes selon lesquelles on considère le même être. Ce parallélisme implique un renversement de la morale traditionnelle selon laquelle la puissance du corps diminuait celle de l’âme et celle de l’âme celle du corps.
François Housset
www.philovive.fr
Ils ont dit...
“...Il existe quelque chose de juste en soi... de beau en soi, et de bon ?
-Sans aucun doute.
-As-tu jamais vu, de tes yeux, une telle chose ?
-Point du tout
-Mais alors tu les as saisies par un sens qui diffère des sens ayant le corps pour instrument.. par exemple la “santé”, la “force”... Donc l’homme qui sera le plus parfaitement préparé à penser en elle-même chaque chose dans les meilleures conditions de pureté le sera par le moyen de la seule pensée, isolée et sans mélange, en se privant de tout son corps, puisque celui-ci trouble l’âme et ne lui permet d’acquérir vérité et pensée, quand elle a commerce avec lui.”
“En effet, le corps nous cause mille tracas, par la nécessité de l’entretenir, et si des maladies surviennent, elles nous entravent dans notre chasse au réel. Il nous emplit à tel point d’amours, de désirs, de craintes, d’imaginations de toutes espèces, de futilités sans nombre, que toute pensée de bon sens est interdite par lui.”
Platon . Phédon 65-66
(C’est également dans cette œuvre que Socrate affirme sa frustration, quand Anaxagore, après avoir prétendu rendre toute chose intelligible, se réfugie dans des principes matériels -l’air, l’eau, le feu, la terre). Ce que plus tard on appellera la causalité mécaniste ne laisse aucune place à l’esprit : pour Anaxagore, Socrate ne se trouve assis dans sa geôle que parce qu’il a un corps, sa position ne dépend que de sa musculature et de son ossature, ses paroles mêmes ne proviennent que d’un “vent” qui traverse sa gorge, son esprit n’est nulle part et, n’étant pas le sujet de ses action, il n’est personne. Mais l'esprit de Socrate existe bel et bien : sa situation de prisonnier, et de condamné à mort, a été provoquée par ses propres décisions. Il a accepté sa condamnation, il a délibérément obéi aux lois ; ce n’est donc que par sa volonté qu’il se trouve prisonnier. Cela, son corps ne le dit pas.
“C’est l’âme qui voit, et non pas l’œil”
Descartes
“Le plaisir du ventre est le principe et la racine de tout bien.”
Epicure (fr. 409 Usener)
L’individu n’est qu’une pauvre petite cellule dans le grand corps, est pris dans ces mouvements, soulevé, roulé, transporté ; on peut bien dire aussi qu’il est à la fin usé et arrondi comme le galet de nos plages.
Alain. Propos sur les pouvoirs, n°122
“L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons.”
Spinoza, L’Éthique, II 14
«L’âme humaine est une sorte d’automate spirituel.»
Leibniz, Théodicée
“Ceux qui disent que l’âme est un être incorporel parlent pour ne rien dire”
Epicure Lettre à Hérodote, §67
“Ce sont des atomes qui pensent en nous” a dit Épicure après Démocrite. Mais, mon ami, comment un atome pense-t-il ? avoue que tu n’en sais rien.”
Voltaire. Dictionnaire philosophique, “âme”.
“Le moi se compose d’une âme, d’un corps et d’un vêtement.”
James
Notre corps est à la fois pour notre expérience lieu de référence et, hors de toute expérience, dans le repos, centre de notre sécurité, lieu de repli, de mémorisation et d'imagination dans la solitude, le silence, que nous soyons endormis ou à l'état de veille. C'est en leur corps que les êtres dits « adaptés » focalisent l'existence de leur personne, que ce corps soit ou non dit « handicapé »
Dolto, le sentiment de soi
L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal.
Céline. Voyage au bout de la nuit
Liens internes :
- La meilleure des machines ne vaut pas une poitrine !
- Science sans conscience
- Permettre à l'Autre d'être là
- Heureux qui communique
- Du soi-niant au soignant
- “Suis-je la mère de mes enfants ?”
- L'augmentation inquiétante du nombre de césariennes
- Maîtrise de soi et des autres
- Ma vie m'appartient
- Soin qualité de vie et bonheur
(Je reprends dans cet article les mêmes éléments pour élaborer une éthique du soin visant non pas seulement le silence des organes, mais le bien-être)
Liens externes :
Commentaires
Ajouter un commentaire