"L'Autre, cet étranger" : cours d'éthique médicale que je donne dans le cadre de l'Institut de Formation en Soins Infirmiers de Versailles

QUI SUIS-JE ?
Si par identité on entend le caractère de ce qui est identique (idem : la même chose), seuls les gens similaires ont une identité. Si en plus “l’identité” de chacun fait sa particularité, quelque-chose cloche : on n’est jamais soi-même qu’en ce qu’on ressemble aux autres !
La personne, au sens étymologique du terme (du latin persona, d’origine étrusque, “masque de théâtre”, puis “personnage”, et, dès le latin classique, “personne” -pronom négatif !), doit se masquer en prenant les traits des autres pour exister. Un individu, c’est le chat chez les chats, le chien chez les chiens. Mais une personne n’est pas un simple individu en tant qu’elle est irremplaçable : elle est, dans l’espèce, supérieure à l’espèce (en donnant à l’espèce sa couleur chacune, dès qu’elle envisage sa singularité, peut dire : “il manquera quelque chose à l’espèce quand je mourrai”).
La personne, pour exister, doit donc être à la fois singulière et appartenir à un genre : elle est une “entité identique”. On ne la reconnaît qu’en la classant dans un “type” identifiable. La particularité d’une personne ne se constate pas, sinon par référence à une description générale, un “style” dans lequel elle se trouve classée, et où elle ne trouve sa distinction que par quelque élément discriminant (un nez un peu plus long, un grain de beauté par-ci par-là, quelque trait de caractère, une cravate originale...) qui est la marque de son identité propre : à part cela, la personne elle-même se confond avec les membres du groupe qu’elle intègre et qui la définit.
Sans similitude, l’individu serait inclassable, impossible à identifier. La capacité à s’intégrer est donc cruciale, et fait toute la difficulté à arriver à une vision singulière de soi-même. C’est pourquoi les relations avec l’entourage sont déterminantes : elles constituent une composante essentielle de l’identité. Même une distinction notable n’empêche pas que l’individu n’existe qu’en tant qu’il se donne “un genre” qu’il a pris à d’autres. L’identité même se trouve déterminée : un individu est d’abord et avant tout conçu comme membre d’une catégorie (rangé parmi les chefs, sous-chefs, larbins, chômeurs, retraités, fonctionnaires, étudiants, SDF, salauds, bienfaiteurs, Français, Bretons, communistes, écologistes, dangers publics, piliers de la société...) et on ne peut pas vraiment dire qu’un homme reste “identique à lui-même” quand il n’a plus les mêmes fonctions et qu’on ne lui attribue plus les mêmes “qualités” (qualités empruntées bien sûr) : en changeant d’identité, on change soi-même. “je” est un autre : on n’est jamais qu’en ce qu’on est comme d’autres. “Je” n’existe qu’en tant que caméléon.
On voit l’enjeu moral : comment attacher de la valeur à sa propre autonomie, à sa dignité, et ne pas se référer uniquement à l’opinion existante ni accepter d’instruction des autres, si l’on n’est soi-même qu’en tant qu’on est comme les autres ? Les jugements moraux peuvent varier d’une personne à une autre, mais pour être comme les autres des individus font taire leurs principes, afin de partager les valeurs de ceux auxquels ils s’identifient : ce en quoi l’on croit se résume dès lors aux valeurs des “nôtres”. Alors apparaît toute la vanité de celui qui s’écrie “je suis quelqu’un !”

L’un... d’eux !
Il y a une séparation qui permet d’être soi, puisque c’est dans sa singularité qu’un être reconnaît son existence propre et prend conscience de lui-même comme d’une chose ne pouvant être confondue avec aucune autre. Mais il reste toujours en chacun une conformité indéniable : on est parmi ses semblables.
Chaque conscience est double : chacune effectue un travail de séparation, en trouvant sa singularité dans la différenciation -mais cette différenciation succède à l’identification, qui détermine l’existence même de tout un chacun.
On voudrait pouvoir crier : “JE SUIS”... mais quoi ? retraité, étudiant, comptable, chef d’entreprise ? ce “je” n’est qu’un statut, ou qu’une fonction; toute existence positionne dans une classe, un genre : je suis un type. Si l’identité est l’ensemble des éléments permettant d’établir, sans confusion possible, qu’un individu est bien celui qu’il dit être ou qu’on présume qu’il est, c’est encore et toujours parce que l’individu est rangé, classé, dans une case où l’on verra quelles similitudes il peut avoir avec d’autres : il est en ce qu’il est typiquement comme eux, et c’est par là qu’on le reconnaît. Il s’assimile à sa carte d’identité : UN Français, l’un de ceux qui ont tel âge, telle taille... et parfois tel simple signe particulier. D’où l’importance des marques, des modes, intégrées dans les individus qui s’y reconnaissent. Il ne s’agit même plus de mimétisme quand l’identification détermine la personnalité même : au-delà du jeu consistant à suivre un modèle pour s’y assimiler, il n’y a personne. Derrière le costume, l’uniforme : rien.

Se trouver : s’assimiler
Se donner un genre, c’est se donner une existence. Trouver son style, c’est se trouver... similaire. Et l’ego, quoiqu’humilié à force de devoir se conformer aux autres, est d’autant plus fort qu’il est obligé de se redéfinir encore et encore dans quantité de conditions différentes, en jouant de nouveaux rôles. Ainsi se trouve déterminé un incessant dialogue avec soi-même, et enfin une identification à soi comme acteur jouant des rôles : “world is a theater” (Shakespeare). L’identité est une entité construite dans d’aventureux passages de similitudes en similitudes. Qui est-on au départ, sinon un être défini par son environnement ? L’enfant assume le nom de son père, suit des règles dont chacun est une illustration, pour enfin devenir un “type” estampillé aux normes, certifié conforme. Je suis... ce qui me marque, ce dont je garde l’empreinte.
Dans la famille ou la nation dans laquelle on est né, par nécessité on se trouve “toujours déjà là”. Il y a un “déjà donné”, auquel il ne peut s’agir que de se référer. Le nouveau venu dans une collectivité ne peut modifier l’histoire passée de la famille ou de la nation dans lesquels il est né : il n’a que la possibilité d’en assumer le passé, et c’est cette charge qu’il porte qui le fait être parmi les “siens”. Cette histoire déjà donnée contribue à former l’identité de cette famille ou de cette nation, qui va être reprise parmi les principales composantes de l’identité de chaque nouveau membre -ce qui explique qu’un enfant puisse être considéré comme mort par sa famille s’il se marie en-dehors de sa religion de naissance, ou que des individus deviennent étrangers (dans tous les sens du terme) quand ils adoptent une nouvelle nationalité.
Il est bon d’avoir des repères, et la plupart sont déjà donnés... par les autres, auxquels il s’agit de s’identifier. Faute de savoir quoi faire en étant singulier, on joue donc la conformité. De là vient l’attachement à une morale (se prétendant universelle pour tous les hommes qui se trouvent identiques), morale que tous “les nôtres” doivent reconnaître parce qu’elle donne une règle de vie présentée comme nécessaire. Il faut en effet supposer une certaine unité dans un monde commun. Mais en fait les individus n’ont souvent que peu ou pas de contrôle sur les comportements des groupes auxquels ils appartiennent ou sur les rôles qu’ils sont amenés à jouer (ils s’en trouvent fréquemment réduits à se regarder faire, cantonnés au rôle de simples spectateurs de leurs propres actions). Alors l’individu disparaît tout simplement : il ne lui reste apparemment rien d’authentiquement propre. Prétendre réduire l’individu à l’universel, c’est le mener au silence et au vide. > NIETZSCHE contre l’amour du prochain : “je vous enseigne le lointain”
Si les principes de la vertu sont donnés dans l’individu, les conditions de la réalisation de cet individu se trouvent dans la collectivité par laquelle les individus composent comme une seule âme et un seul corps. Faute d’oublier que je est un autre et pas un même, on ne cherche plus que l’identité des uns aux autres -voilà le déni de l’altérité qui conduit au fascisme.

L’indivi-dualisme
Penser à son intérêt particulier, est-ce le privilégier en dépit de l’intérêt général ?
Mon identité, forgée dans la société, ne me ramène-t-elle pas nécessairement aux autres (identiques malgré leur altérité), en m’obligeant à penser à moi en fonction des intérêts des autres ? Le duel entre l’individu et la société est bien problématique : si ce qui nuit à la société me nuit, mon intérêt, qui passe avant le sien, ne doit pas pour autant lui porter préjudice. L’individu existe-t-il ?
Chacun fait des expériences particulières. Chacun a sa vie, chacun est unique, exceptionnel même, et chacun est respectable en ce qu’il est hors pair. Par mon vécu, je fais l’expérience de mon individualité, et dès lors je pense à moi comme personne, parce que personne n’est à ma place. De là à me privilégier en dépit des autres, il n’y a qu’un pas : ce qui compte le plus pour moi, c’est bien moi-même. Si je pense ainsi, je me défie déjà des autres, je suis individualiste, au sens où je voudrais ne privilégier qu’un individu : moi seul avant tous.
Il se trouve cependant que, dans mon intérêt, je dois faire partie de la société : je vais profiter de son organisation, de sa puissance, que seul je n’acquiererais jamais. Or la société exclut ceux qui n’y participent pas : je vais donc lui abandonner de mon temps, de mes forces, de ma liberté. Je donne : me voilà altruiste par intérêt. Et bien ennuyé : je dois garder ma place au soleil, protéger mon bifteck, tout en ouvrant les bras. Il est difficile de rester centré sur soi-même quand on doit tant concéder à l’intérêt général, parce que, paradoxalement, penser à soi oblige à être social. Quelle est la bonne distance à tenir; comment m’affirmer sans nier les autres; comment faire une morale universelle pour des hommes qui, selon leur singularité, n’ont pas les mêmes valeurs ?
Se considérer comme un élément d’un ensemble, c’est déjà ne plus se considérer comme une simple personne, c’est comprendre qu’on n’est un individu que dans la mesure où l’on est théoriquement isolable du groupe, alors même qu’on ne peut qu’en faire partie. Déjà l’individu paraît si complexe qu’il en perd même son caractère d’individu : il n’est pas un, il est beaucoup plus que cela.

La société ne passe pas après l’individu : chronologiquement, elle passe même avant. C’est après m’être intégré que j’en profite, après qu’on m’ait donné un nom, une place... après que je me sois trouvé dans le carcan social. Bien sûr, il n’en va pas de même pour une société constituée de quelques centaines d’individus que dans une masse de 60 millions de compères. Plus le groupe est petit, plus la conscience d’y appartenir et le souci de son intérêt est grand : je comprendrais mieux le besoin de nourrir des hommes que je connais. Étant forcé d’être en bonne relation avec les citoyens qui m’entourent, j’acquière leurs qualités (exigées sous peine d’exclusion), et bientôt, moi qui me sentais si exceptionnel, je m’aperçois que je suis comme les autres; j’ai cru être moi alors que je n’étais qu’un amalgame d’eux : je suis A plus B plus C... l’individu est une collection d’expériences.
Et pourtant, me reste ma propre conscience, unique ! Je parais ambivalent : il y a une partie de moi qui est aux autres et une partie de moi qui m’appartient. Je suis comme ces appartements où il y a des chambres individuelles, mais aussi des parties communes : je partage la cuisine et la salle de bain, mais j’ai une chambre à moi.
On sait que les enfants en bas âge se distinguent difficilement des êtres qui leur sont proches : comme eux, nous ne savons peut-être pas encore bien dire “je”, tout occupés à prendre nos distances vis-à-vis de la société, tout en y participant comme un élément bien intégré.

C’est ainsi qu’en pleine fusion avec l’entourage, beaucoup d’individus s’identifient à l’identité d’un groupe : y appartenir, c’est exister par lui. On comprend dès lors ceux qui, parce qu’il font partie d’une secte (ou d’un parti, ou de toute association liant ses participants plus fermement que la société qui les entoure), pensent s’être trouvés pour autant : ils ont trouvé une identité déjà toute faite, qu’ils n’ont qu’à revendiquer comme les autres membres de leur groupe.
C’est déjà ça. Tant qu’à avoir une identité déterminée, autant s’en trouver une par procuration : on a au moins le sentiment d’être libre pour avoir choisi une identité (c’est-à-dire une communauté !). Dès lors on n’est plus du tout individualiste : on parle pour sa chapelle plutot que pour soi, et l’on n’est plus soi-même qu’en tant que membre d’un groupe. Mais face à ceux d’une autre chapelle, on se réfugie chacun dans les valeurs de la sienne.

Après tout qu’est-ce qu’une personne, sinon un ensemble de facettes différentes qui toutes réunies constituent la personnalité ? “Je” n’est pas qu’un; seul ou en groupe, je suis encore en société : l’intérêt reste commun.

La conscience de soi
Quand sait on qu’on est “quelqu’un” ? Washoe, une femelle chimpanzé comprenant le langage sourd-muet humain, fut filmée devant un miroir ; quand on lui demanda «qui est là ?»1 -en désignant son image, elle signa2 «Moi, Washoe».3 Gallup (1970) fit une tache rouge sur la tête d’un chimpanzé endormi. Il vit l’animal dès son réveil inspecter devant le miroir les parties teintes en rouge.
Pour revenir à l’Homme : Rémy Chauvin rappelle que chez l’humain ce concept ne se développe que peu à peu : l’enfant d’Homme ne commence à réagir au miroir qu’à l’âge de dix mois (L’Ethologie, p.59). Si la conscience de soi était réellement une faculté permettant de distinguer l’Homme de la bête, nous devrions considérer que jusqu’à l’âge de dix mois les enfants d’Hommes ne sont encore des Hommes que potentiellement.

Pouvons-nous pour autant dire que l’animal a une conscience de lui-même et donc est un sujet et non plus un objet «simplement» mû par un déterminisme naturel ? Même en lui accordant une conscience, une volonté, il semble qu’il lui manque encore un caractère propre qui permette de dire qu’il est une personne : «chaque être humain, selon Zwang (Zwang, 1987, p.31), est un individu plus différencié que les spécimens animaux. Chaque Homme, chaque femme, est quelqu’un, portant un nom, un prénom, voire un surnom. Ses qualités natives, utilisées judicieusement, lui permettent de développer sa personnalité...». Cependant la société humaine médiévale ne laissait pas place à l’individu (Gourévitch, Aaron, Les catégories de la culture médiévale, Paris, 1983 p.299-305) et a refusé aux Indiens jusqu’au prédicat «humain» parce qu’ils n’étaient pas considérés comme des personnes (servus non habet personam), les esclaves n’ayant pas de nom ne devaient pas être des Hommes, et enfin nous pouvons remarquer que les animaux se différencient chacun entre eux selon leurs expériences particulières.

Liberté : qui tient le poignard de l’assassin ?
Le sujet n’est pas toujours sujet : telle une marionnette mue par ses fils, il peut se trouver pathologiquement déterminé à agir, et avoir tout intérêt à faire appel à une autre conscience pour comprendre ce qu’il est en train de faire. Alors deviennent nécessaires la communication, l’écoute de l’autre, les échanges de regards, déterminant la conscience que chacun peut avoir de lui-même.
Si l’acte est déterminé avant tout par des causes organiques, induit par quelque modèle, soumis au regard de l’autre, la conscience n’est plus seule déterminante : c’est la relation aux autres (ou à soi comme un autre) qui devient primordiale.

La conscience de soi n’échappant pas à la causalité, subissant l’emprise de lois nécessaires de l’extérieur, est conscience de quelque chose, produite par quelque autre chose. Il faudrait observer si cette conscience accède à un intérieur (le soi) et à un extérieur (l’autre) distincts. Sinon il nous faudra affirmer que je est un autre. Nous ne serons pas les premiers.

ALTÉRITÉ & CONSCIENCE DE SOI
Il se passe des choses dans ma tête, et donc je suis, moi. Ce sentiment cartésien, qui me donne la certitude que je suis, n’est pas conscience de soi, mais seulement conscience. Pour être soi, il ne suffit pas d’être (ou alors autant être n’importe quoi !). Par “conscience de soi”, nous n’entendons pas la capacité de penser qui prouve notre existence, mais la capacité de se penser. Dès à présent, ne parlons donc plus de conscience, inutile dès que nous savons que nous sommes, mais parlons comme Husserl de conscience de quelque chose : de soi, si possible, et, sinon, au moins de conscience d’autre que soi.
Dès l’abord, un danger nous guette : ne sachant pas encore qui je suis, je risque de confondre conscience de soi et conscience d’autre chose, et, conséquemment, de me prendre pour autre que je ne suis. Or il n’apparaît pas que ce danger puisse être écarté : étant conscience de quelque chose, il est tout à fait possible que je ne sois que conscience de ce qui n’est pas moi (par exemple mon corps, les fonctions de mon organisme : je ne suis plus dès lors qu’un paquet d’organes); que, n’ayant conscience que d’autres choses, la conscience de ce que je suis moi-même me soit inaccessible.
Mon expérience immédiate me convainc pourtant que ce danger, sérieux si on le considère dans l’abstrait, n’a pas la réalité que j’ai crainte : en ce moment, je suis là à réagir au froid qui me fait frissonner. Je frissonne : non seulement j’ai conscience de la fraîcheur de l’atmosphère qui est autre que moi, mais encore j’ai conscience également que quelque chose en moi la subit. Me voilà assuré d’avoir conscience de deux choses : d’un monde extérieur à moi accédant à moi par mes sens, et d’un monde intérieur qui réagit aux influences de l’extérieur selon sa structure propre. Ce monde intérieur n’est pas moi, puisque j’en suis conscient : de même que l’œil ne se voit pas lui-même et donc ne peut se confondre avec la vue, ce que je suis n’est pas résumable à ce que j’en ressens ni à ce que j’en pense. Ou alors il faudrait prendre pour hypothèse que la conscience de soi est hors de soi -mais, à l’extérieur de soi, elle serait étrangère et n’aurait pas plus de connaissance de mon intimité que l’air frais qui ne fait que m'effleurer sans avoir connaissance de moi-même. Ni intérieure -parce qu’elle me voit, ni extérieure -parce qu’elle m’est propre, la conscience de soi doit donc se trouver sur la frontière séparant mon intérieur de l’extérieur. Il est même possible qu’elle soit cette frontière. Mais cette hypothèse a une condition sine qua non : qu’intérieur et extérieur soient distincts. Que d’un côté seulement de la frontière se trouve le monde extérieur, et de l’autre côté seulement se trouve le monde intérieur, ce je dont j’ai conscience. La conscience de soi, quant à elle, ne serait ni d’un côté ni de l’autre, mais au beau milieu, pour avoir conscience des rapports de l’un et de l’autre. On appellerait dès lors sujet de l’action ce milieu.
Ce serait bien pratique, mais ce n’est que théorique : en réalité, le je n’est qu’affecté, et le monde extérieur n’est qu’affectant. L’un n’existe pas sans l’autre, intérieur et extérieur n’ont pas de limites : ils se constituent l’un et l’autre. Je ne sais rien de ma structure interne sinon qu’elle reçoit quelque chose du monde de telle ou telle façon, et qu’elle y répond par tel ou tel moyen. Je ne sais rien non plus du monde extérieur, sinon ce qu’en perçoit et conçoit ma structure interne. Je ne sais donc rien de l’un ni de l’autre, sinon qu’ils agissent l’un sur l’autre, que ma conscience de l’un dépend de ma conscience de l’autre, et inversement.
J’ai voulu les séparer en supprimant l’un des deux pour pouvoir observer le restant seul. “Il n’y a qu’à supprimer le monde extérieur, me suis-je dit, et il ne restera que moi”. Autrement dit, puisqu’un “je” réfléchit le ciel étoilé, enlevons le ciel étoilé et ne restera que le “je”, observable à loisir. Hélas ! Le “je”, cette structure interne recevant le monde sur sa longueur d’onde particulière, ne me donne alors plus rien à voir : cette structure ne se manifeste que par le monde extérieur, par ce qu’elle en reçoit, en conçoit, en renvoie, et par la manière dont elle le fait. De même il m’est impossible de n’observer que le monde extérieur -pas de monde sans moi, et même me suicider reviendrait (pour moi) à anéantir tout l’univers. Le monde extérieur ne m’étant révélé que par mes structures internes, il n’est pas le monde : il est mon monde à moi seul, moi qui n’en suis qu’un récepteur particulier. Il n’y a d’autre qu’en moi, que dans ma structure interne, que dans mes affections.

Il n’y a conscience de soi que parce que ce qui est autre est en rapport avec soi, et c’est exactement le même rapport qui permet la conscience d’autre chose que soi : “aussi, dit Leibniz, ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un mouvement qui se fait dans nos yeux”. Que puis-je voir de moi quand mes yeux sont braqués sur le ciel ? Peut-on vraiment prétendre avoir conscience de soi seulement quand on n’a qu’une conscience du dehors vu par le dedans ? Je suis un être particulier, exceptionnel même (comme tout être conscient) : personne n’ a exactement mon expérience, mon point de vue, mes sensations, ma situation ; je dispose donc d’une conscience propre. Mais il y a tant de mondes dans cette conscience que je ne m’y retrouve pas moi-même. Si j’arrive à concevoir que je pense, je n’ai tout au plus conscience que du fait qu’il y a quelque chose qui pense en moi. Il serait donc plus pertinent de dire “il pense”, comme Bergson dit “il pleut”. En moi l’autre, le ciel étoilé ou son souvenir, sa trace imprimée dans mes circuits au point qu’il parait que c’est elle qui les a structurés. En moi des points de vue sur le monde, cadrés par les visières de mon éducation, un regard contemporain imitant celui de mes contemporains.
La conscience n’est jamais seule : le serait-elle, elle ne penserait à rien et ne pourrait être conscience de quoi que ce soit.

Pas de conscience de soi sans autre. Avec Hegel s’impose la nécessité de découvrir dans l’être même de l’Homme l’inscription de l’autre, et de montrer que le sujet conscient de soi ne peut advenir que dans le champ du collectif.
Il y a quelque chose de paradoxal à enfermer le sujet dans une conscience de soi solitaire puisque, en effet, elle n’est solitaire que par ce qu’elle se saisit dans sa différence avec une autre conscience de soi semblable et également singulière. C’est ce qu’établit la section A du chapitre IV de la Phénoménologie de l’Esprit, intitulée “autonomie et dépendance de la conscience de soi : maîtrise et servitude”. Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, en donne ce commentaire : “La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu.” La conscience de soi n’existe comme moi qu’à se voir dans une conscience de soi.
Il n’y a pas de soi sans autre, que par “autre” nous entendions un quelconque objet du monde (puisque la conscience est conscience de) ou un autre soi, c’est-à-dire une autre conscience, même non humaine, non identique à soi. En traversant un champ, j’aperçois à une vingtaine de mètre un taureau qui baisse la tête et gratte le sol de sa patte. J’ai tendance à lui attribuer l’état interne “colère” et, plus généralement, une représentation de la réalité dans laquelle je joue le rôle de cible agaçante. Alors je reviens à moi : c’est moi qui énerve le taureau. Moi, qui ai intérêt à déguerpir, et en vitesse ! L’autre (ici : le taureau) n’est pas considéré pour lui-même. C’est à peine si je le regarde. Je me regarde en lui. Il est autre et par son regard je me vois autre. En ce moment, je ne suis plus citoyen, ni philosophe, ni même Homme, je ne suis qu’une cible agaçante. Ainsi la conscience de soi revient à la conscience que l’autre a de moi. Je ne suis que l’objet de l’autre, je suis pour lui. En l’autre c’est de moi-même que j’ai l’intuition, comme le dit justement Hegel dans sa Propédeutique. Moi, je suis comme lui me voit. Je suis par l’autre. et comment pourrait-il en être autrement ? Encore une fois, l’œil ne se voit pas lui-même : il en est de même pour le moi, à la différence près que l’œil n’a pas besoin de se voir pour voir, tandis que j’ai besoin des autres pour être moi. De même les autres ne sont eux que d’après moi : quand je vois quelqu’autre raisonner et agir comme moi, j’ai le sentiment qu’il a dans lui-même un principe de connaissance et d’opération tout semblable au mien. Par cette projection s’explique la reconnaissance de tout être conscient devant tout être conscient comme étant même. On peut évoquer l’ethnocentrisme, l’anthropocentrisme, mais également tout spéciocentrisme : par exemple le cynocentrisme du chien qui défend son os devant un Homme en supposant que lui aussi peut avoir envie d’un os plein de bave et de terre.

La conscience est dialoguée : nous allons et venons de l’identité à l’altérité. L’autre est le même, il est ce qui n’est pas moi mais est comme moi; il est donc à la fois autre et moi-même, et il est aussi ce qui me fait être ce que je suis. Autrui est un autre moi-même, mon semblable : “Se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui”, dit justement Montaigne (Essais, II, I). Car de toute façon ce “je” est passé par l’autre (exemple du "patient": son corps est passé à l’étranger) et donc n’est plus seul, mais face aux autres et selon les autres : la conscience de moi qu’a l’autre dépend aussi de la conscience que j’ai de cette autre conscience qu’il a de moi ; mon regard réfléchit le sien, nous jouons à l’autoreflexion des miroirs qui se font face et se renvoient une même image l’un de l’autre.

Nous pouvons donc à la fois dire que “je” est un autre et que je suis l’autre : altérité et conscience de soi s’incluent réciproquement. Quand j’agis, je ne poursuis pas que ma fin, mais aussi celle qui m’a été donnée -et en ce sens je ne suis qu’un moyen, qu’une partie d’un sujet transcendant.
Aucune conscience ne peut s’isoler du monde pour en faire quelque chose : toute conscience est déterminée à être et à agir par son environnement qui la définit en lui donnant à la fois une identité et des fonctions. Tout comportement est induit, et n’a donc pas pour cause le sujet qui l’accomplit, mais un autre. Exister, être conscient et s’affirmer tel, c’est aussi se reconnaître comme étant sous influence.

Deux en un : je suis celui qui est, qui agit, et celui qui me voit faire. Que je me regarde dans un miroir ou dans le regard de l’autre, je me vois comme un fait. Par ma conscience, j’arrive à une union intime de la réalité et de l’objectivité, où j’accepte, moi, une fois que je suis devenu sujet, d’être aussi un objet, un simple corps parmi les corps.

DEVENIR UN AUTRE pour être sujet de ses actions
Un agent libre s’aperçoit d’abord qu’il peut devenir un être particulier avec des lois propres, comme distinctes de l’ordre des choses. Il veut alors se comporter de façon à ne pas être contraint par quelque chose d’extérieur. Ses comportements répondent à des projets. Or un projet ne se réalise pas sans résistance : le sujet doit choisir son chemin, sa direction, en tenant compte le mieux possible de la nature du terrain : une action se prépare et s’organise.
Le sujet comprend alors qu’il est distant de la réalité : sinon ses projets se réaliseraient sans résistance. Le monde qu’il imagine n’est pas le monde réel.
Dès qu’un être est conscient, il est conscient de son altérité. Car en lui permettant de penser, sa conscience instaure une distance avec ce qui est extérieur. Le sujet dit alors “moi”, ce qui implique une vision extérieure de soi-même : il se sait autre.

Se voir comme un tiers : là est l’étrange invitation semblant venir de nous-mêmes. Et nous nous regardons dès lors nous-mêmes comme si nous n’allions pas nous reconnaître !
C’est qu’au départ nous avons été autres. Enfants, nous sommes partis de la confusion du moi avec autrui : nous avons parlé de nous à la troisième personne ! C’est par notre rapport avec les autres que nous avons été amenés à un changement de perspective : nous avons expérimenté les sentiments des autres à notre égard avant de prendre conscience des nôtres. Nous avons la notion de la pensée d’autrui avant d’avoir celle de notre pensée propre. L’autre est premier, le principe même de ce que nous considérons comme notre personnalité. C’est en passant par autrui que l’on se trouve soi-même. Dès que j’aperçois un témoin je reçois une image de moi-même. Je deviens alors un objet : vu en train de faire quelque-chose, je deviens simplement celui qui l’a faite : “on le reconnaît bien à ce geste”, dit l’observateur. Et me voilà. Voilà un “je” -montré du doigt.

Et je me découvre comme je découvrirai quelqu’un d’autre : en intégrant cette image qui s’est faite de moi -et en y adhérant parce qu’elle m’identifie. Ainsi peut naître le sentiment de n’être plus personne (si par exemple je n’ai personne pour me considérer), la crainte de ne pas être. Crainte fondée : je n’existe jamais que par une conscience extérieure devant laquelle je me manifeste. “Étant un autre, je peux te rencontrer”... disait l’autre. C’est toujours quelqu’un d’autre qui m’aide à répondre à la question : “qui suis-je ?” On comprend Robinson ravi de trouver vendredi (bien qu’on soit mardi).
Le besoin d’être “reconnu” est au fondement même de notre existence. Ce que l’on appelle “se trouver”, aller “vers ce que l’on ressent de soi-même”, revient à trouver cette perception confuse de mon existence que seul l’autre donne, pour qu’enfin autre et soi se rejoignent en une identité. Mais avoir une identité, c’est s’identifier. Je me découvre cet autre que je ne soupçonnais pas, quelque chose que l’on peut regarder de l’extérieur, et qui n’est appréhendé que par son rapport aux autres : “je” est d’abord un pronom grammatical, une première personne, qui cherche la conjugaison.
C’est moins le regard de l’autre que le fait de se savoir regardé, qui fait prendre conscience de ce que JE est. En existant nous nous contemplons par projection. L’expression d’un visage, l’allure, les gestes, le ton de la voix, induisent déjà UNE attitude. Il y a un mode de communication immédiate entre les consciences, qui permet de participer à l’état d’autrui. C’est cette participation qui nous fait dire spontanément que nous ne voulons pas nuire à autrui ; c’est elle aussi qui explique la pitié, sentiment de souffrir avec l’autre. Quelqu’un peut avoir mal à ma dent, parce que si JE est un autre, l’autre est un JE.

Ce n’est pas parce que le regard de l’autre détermine ma conscience même que je dois me considérer comme n’étant pas le sujet de mes actions : mon existence a beau être dialoguée, elle reste singulière. Personne d'autre que moi n’est moi. L’autre, aussi sympathique soit-il, est encore et encore étranger. La subjectivité est incommunicable : “mon jardin secret est une prison”.
L’autre est déterminant au sens seulement où son regard me chosifie. Il ne prend pas ma place, je peux répondre de mes actions, et réellement rencontrer autrui. Je reste assez fidèle à moi-même pour me singulariser face aux autres. C’est parce que je ne suis pas seul que je suis comme les autres, mais c’est parce que je suis seul à être moi-même que les autres sont les autres. Nier l’importance de l’autre aboutirait au solipsisme (théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même), réduisant autrui à ma seule représentation. Affirmer l’existence d’un autre présuppose un moi posé comme certain de lui-même car s’étant identifié, reconnu comme individu. La conscience de soi passe par la conscience d’autrui.
Je change. Je suis travailleur, puis joueur, puis méchant, puis sympathique... Je ne suis donc jamais le même. Et pourtant, il doit bien y avoir en moi quelque-chose de fondamentalement constant, qui me permet à tout moment de dire “je suis moi”. L’unité n’est pas une opposition à la multiplicité. L’unité de la conscience est une unité qui ne change pas car si je changeais devant le changement, je ne pourrai pas avoir conscience du changement. La représentation du changement implique donc une permanence. Je suis un processus, un paquet d’expériences qui se succèdent, mais à la fois un regard extérieur permanent sur ces expériences : un “je” hors de moi, qui accepte la faille en moi, le manque... et qui me dépasse.






Qu’est-ce qu’un étranger ?
N’importe qui, voire n’importe quoi : ce passant qui passe, cet air inconnu, ces vêtements étranges, ce comportement inhabituel... C’est l’Autre, avec tout ce qu’il peut avoir de “barbare” (l’étymologie rappelle qu’on a d’abord nommé “barbares” ceux dont le langage paraissait exotique). C’est celui qui vit avec d’autres repères, dans d’autres repaires : c’est celui qui a le tort d’être différent. Car l’étranger est coupable. On lui reproche d’instaurer une séparation entre lui et nous. Les étrangers sont tenus pour responsables de leur différence. La méprise est facile, le mépris en découle.
Et pourtant c’est quelqu’un.
Comment considérer ce méconnu ? La question gêne : elle suppose déjà qu’on le prenne comme un objet, sans considération de son humanité. Il faudra dès l’abord le considérer comme un prochain. Pas facile : ce qui est étrange paraît au contraire lointain. La morale n’y fait rien : “ceux qui ne sont pas d’ici” ont quelque chose de “pas normal” ; on ne remarque d’abord que leur différence.
L’étranger est justement riche par la nouveauté qu’il apporte. Il est l’élément hétérogène : d’autres habitudes, d’autres valeurs, d’autres comportements, bizarres dès l’abord pour l’autochtone. “Ceux qui restent chez eux” forment une enclave calme, presque figée, où chacun pense et se comporte de façon à peu près similaire. L’étranger qui y pénètre bouscule un peu les choses. Et le changement effraie. Presque inévitablement on répugne dès l’abord à écouter l’étranger : ici des coutumes, des logiques traditionnelles, sont instaurées et consolidées par la cohésion uniforme d’hommes solidaires pour s’être longuement “apprivoisés”. Létranger paraît insensé s’il propose d’autres comportements, d’autres jugements, quand ceux qui sont déjà établis paraissent “naturels” aux autochtones. Il trouve étranges nos mœurs et nous trouvons étranges les siennes, ce qui va de soi pour l’un pose problème à l’autre. Voilà une frontière dans l’enclave même : la frontière des préjugés.

L’EXILÉ
Chaque homme peut être considéré comme un “être en relation” : exister, c’est échanger avec l’Autre. Rien de pire pour l’individu que de n’être chez “les siens”. L’étranger vit ce calvaire.
Il peut être notre voisin, il peut habiter ici depuis plus longtemps que nous, mais être étranger du simple fait qu’il s’habille “encore” d’une djellaba. Le moindre habit marque une appartenance, une identité. Un “costard-cravate” sera étranger au “jean-basket”.
Nous sommes tous étrangers. Chacun est unique. Chacun a sa singularité exceptionnelle. Que nous respecterions tout à fait si chacun pouvait être tout à fait étranger à tous, pour ne plus simplement se définir par quelque appartenance sociale. Mais alors il serait seul, terrrible situation pour un “être en relation” ! Pour que les hommes vivent dans une communauté d’égaux, il faut au contraire effacer toutes les différences qui donnent à chacun une étiquette (par exemple en demandant à tous de se revêtir de la même blouse, comme cela se faisait dans nos anciennes écoles, où le fils d’ouvrier pouvait se lier d’amitié avec le fils de patron, sans qu’ils soient amenés à se dire dès l’abord : “nous ne sommes pas du même monde”) pour que les hommes se regardent enfin comme semblables. Enlevons toutes les marques qui identifient : chacun sera alors un homme comme les autres. Mais nous lui aurons enlevé sa dignité avec sa singularité. En témoignent les dégouttés de l’uniforme, qui refusent de s’identifier à leur fonction, ou les rescapés des camps, qui se sentirent perdre toute leur humanité quand on leur ordonna de se déshabiller. C’est justement le déni de singularité qui mène au racisme.
Dès que les hommes se distinguent, ils parlent pourtant pour leurs chapelles : ceux qui n’en font pas partie sont des “hors-ça”. Le simple fait d’habiter quelque part implique d’avoir une identité partagée : on a “les siens”, des compères avec lesquels on regarde “les autres” d’un œil méfiant, vaguement hostile. Avoir un “chez soi”, c’est déjà considérer le reste du monde comme étranger. S’attacher à un lieu c’est y appartenir, s’identifier déjà comme un élément d’un certain cadre, d’un certain groupe. Déjà on est étranger aux autres. Et même à soi-même : on n’est plus simplement soi, mais celui qui vit ici, avec ceux-ci. Le dernier pas de la discrimination est franchi quand on ne se reconnaît plus dans un miroir.

Le problème n’est pas seulement politique et moral, mais psychologique, car il est douteux que l’individu existe ! Eh oui ! Si par individu on entend ce qui n’est pas divisé, on tombe des nues : y’a-t-il quelqu’un qui ne soit justement qu’un ? Qui est assez homogène, intègre, “entier”, pour n’être jamais partagé ? Il y a en chacun des personnalités diverses, des caractères contradictoires. On ne peut dire d’aucun quidam qu’il n’est qu’un citoyen : chacun a ses contradictions, par exemple chacun a sa part d’antisocial... Mais quand une “simple” personne prend une décision, elle ne laisse plus les différentes facettes de sa personnalité se chamailler : elle tranche enfin et ne va plus que vers un objectif... un peu comme une République se dirigeant avec ses citoyens unis comme un seul homme, bon gré mal gré...

Quelle liberté dans une communauté aux intérêts de laquelle les individus seraient dévoués ? Priver quelqu'un de liberté revient le plus souvent à l’isoler. Si l’on ne peut être seul et libre, il faut peut-être se satisfaire de la liberté du groupe seul, seul libre, où se dissoudrait tout individu pour trouver dans son intégration sa seule liberté.
Aussi aliénant puisse paraître tout système (exigeant souvent le sacrifice des individus qui le composent parce qu’il cherche le bien commun plutôt que des intérêts particuliers), il nous protège de la violence des intérêts particuliers en refusant à chacun d’affirmer sa singularité en dépit des Autres : nous n’en sommes donc pas réduits à un état d’aliénation, bien au contraire. C’est la République elle-même qui est l’instrument de tous au service de la liberté de chacun. C’est bien enserrés dans un cadre contraignant que nous nous trouvons libres, plus libres que l’homme isolé tremblant parce qu’affaibli par son isolement : nous sommes libres ensemble d’une liberté qui dépasse les intérêts individuels pour se conformer à la raison, au droit, à la morale, s’incarnant dans l’État qui garantit notre liberté d’expression, de circulation, etc. Un être libre n’est qu’un citoyen parmi d’autres, obéissant aux mêmes lois. Soumis donc, mais soumis comme tout autre, et dans son propre intérêt. Alors on comprend la phrase de Rousseau : “l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté”. Tous les hommes sont libres, ensemble, si tous obéissent à la loi, car ainsi ils n’obéissent jamais qu’à la volonté générale donc à eux-mêmes.






NOUS & LES AUTRES
Comme le rappelait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, il suffit que quelques personnes réunies par hasard dans le compartiment d’un train sympathisent pour considérer tous les autres passagers d’un œil méfiant, vaguement hostile. Ainsi commence tout sectarisme : que des hommes parlent entre eux, et les voilà misogynes; que des Français se reconnaissent, et les voilà xénophobes...
Où que l’on soit, avec quiconque, un instinct grégaire nous rassemble, et nous distingue du reste du monde : il y a “les miens”... et les autres qui, absents, ont toujours tort. Au niveau individuel déjà, un individu qui cherche à s’affirmer se confronte à l’Autre. L’Autre : cette horreur (ça pense ! ça n’est pas comme moi ! c’est tellement étrange, il n’est pas certain que cela reconnaisse mes qualités !) qui existe malgré ma gène, et même qui m’est nécessaire : qui cherche à se trouver soi-même doit reconnaître la limite de soi, que l’Autre personnifie. L’Autre est une négation de soi, inacceptable dès l’abord. Le groupe aura un même sentiment malveillant face à son environnement étranger -donc incompatible : il paraît inacceptable que d’autres prônent des valeurs différentes, agissent de concert mais pas comme nous. Même avec les meilleurs sentiments du monde (par exemple en considérant que les étrangers sont précieux parce que dissemblables), nous n’évitons pas les guerres de chapelles : nous parlons, dans le meilleur des cas, d’intégration (il s’agira d’intégrer les autres dans notre système), comme si les autres ne devaient pas persister trop longtemps à rester hors de nous.
La Déclaration Universelle ( ? !) des Droits de l’Homme voudrait rassembler tous ces éléments disparates en un ensemble enfin -mais le notre encore et toujours : il faut regarder loin, voir les différentes déclaration universelles (l’orientale, l’africaine, l’asiatique...) pour ne plus voir dans cette pseudo universalité qu’un rêve ethnocentriste. Et chacun accusera les autres de ne pas comprendre l’évidente validité de ses normes : l’autre est coupable d’être différent. Sa différence est perçue comme un refus de communiquer. On accuse l’Autre d’instaurer une séparation inacceptable; quand on le peut, on va jusqu’à le forcer à nous reconnaître : on voudrait étancher l’étrangeté, comme une monstruosité qu’il ne s’agirait jamais que de faire disparaître pour qu’enfin nous soyons tous entre nous. Les autres sont autant d’objets de tentation qui nous échappent. Et ils ne sont pourtant pas des choses. Nous le voudrions : sans cesse nous tentons de les transformer, de les exploiter, de les torturer jusqu’à leur faire admettre notre éminence dans NOTRE monde. Il faut vaincre pour convaincre...

Laissons de coté notre sacro-sainte mauvaise foi nous faisant prétendre que nous sommes tous frères : il nous faut enfin avouer que nous avons des préférences, et qu’elles sont discriminantes. Ce n’est pas un mal en soi : penser, c’est juger, c’est discriminer. Choisir amène à hiérarchiser, et rien n’empêche cette évidence. En outre l’altruisme véritable serait héroïque : toujours essayer de se mettre à la place des autres, ça fait mal -parce que l’élan naturel est égoïste et égocentriste. Le vrai danger paraît alors de s’oublier dans l’autre, en ne se référant plus aux critères et normes qui ont forgé jusqu’à notre identité. “Je suis toujours moi, je ne suis jamais l’autre”, se répètait un Dali furieux -hors de lui. C’est que le problème se complique à mesure qu’on se rend compte que les autres nous sont inaccessibles. De là à les rejeter, ou à les suprimer, il n’y a qu’un tout petit pas, allégrement franchi quand les différences paraissent trop flagrantes. On oublie alors que l’Autre est le miroir déformant qui nous renvoie notre conscience en pleine face, que sans lui nous serions définitivement seuls, et cesserions d’exister, faute d’avoir un dehors. “NOUS” est un cadeau des Autres. Impossible de se définir sans reconnaître sa propre finitude : impossible sans regard extérieur. Ce sont les autres qui nous donnent toutes nos marques, nos empreintes faites de rencontres forgent nos caractères, parce qu’avoir une identité, c’est aussi s’identifier.
Reconnaissons enfin que l’Autre est intéressants, curieux, comme nous. Faisons fi de la morale traitant d’égoïste qui verrait avant tout en l’Autre l’obstacle, le problème. Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à nous, ce qui répugne notre ego. Souvenons-nous qu’étymologiquement le problème est ce qui est jeté devant soi, non pas seulement comme un obstacle, mais comme un relief, une aspérité dont nous pouvons nous servir pour mieux nous accrocher, pour grimper... Soyons égoïstes : pensons aux autres !

François Housset
philovif-w@yahoo.fr






Quelques pistes dans l’histoire de la philosophie

AUTEURS

A. COMTE (fondateur de la notion d’altruisme : il en fait une règle sociale idéale. Règle morale : le moi s’efface au profit de l’autre. Morale du dévouement, du don de soi, de l’abnégation). Catéchisme positiviste , Second Entretien : montre que l’humain dépasse l’individualité : l’héritage scientifique, technique, artistique, moral politique, n’a rien d’individuel. Tout homme doit tout à l’ensemble des êtres humains passés et présents qui déterminent son existence : il doit leur obéir mieux qu’à lui-même.

PLATON, dans un bouquin justement nommé La République, posa le problème de l’unité en le représentant à la fois en politique et en psychologie : chaque personnalité a plusieurs facettes distinctes (courage, désir, raison....), de même qu’une République est constituée à la fois d’une armée, de gouvernants, d’enfants, d’ouvriers...

Hegel : Phénoménologie de l’esprit : montre que deux consciences ne se supportent pas l’une et l’autre : il faudra que l’une se soumette... mais l’inférieur sera celui qui se fera maître !

Spinoza, Traité Politique : montre que les peuples sont comme des individus : l’altérité est une marginalité

Tzvetan Todorov, Nous et les autres : formidable étude sur le rapport entre la diversité des peuples et l’unité de l’espèce humaine.

DESCARTES,Méditations métaphysique : Je pense donc je suis... une chose qui pense. Mais en moi il y a l’infini : Dieu, son infinie liberté que j’éprouve comme mienne, et dont j’ai l’idée, moi qui suis pourtant fini et imparfait !

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1è section : le “je” est transcendantal : il éprouve du respect pour la loi morale qui est en lui : l’autre, c’est la morale, c’est-à-dire un absolu qui me dépasse, moi, être fini soumis à mes petits désirs particuliers. Mes penchants ne me font pas oublier ce que je dois faire.

ROUSSEAU, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité (1è partie) affirme que la pitié est naturelle, c'est-à-dire sans réflexion : c’est parce que je participe à la détresse de l’autre que je l’épargne spontanément. Un bébé tend spontanément sa tétine à un bébé qui pleure à la télé. C’est un sentiment naturel plutôt qu’une réflexion morale. Rousseau dira le contraire dans son Essai sur l’origine des langues : : “Comment imaginerai-je des maux dont je n’ai nulle idée ?” “Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable”.

FREUD est bien sûr inévitable : son inconscient, son surmoi... On peut commencer par ses Cinq leçons sur la psychanalyse, qui sont explicites.


CITATIONS

“Si l’on a fait quelque chose qu’on imagine affecter les autres de joie, on sera affecté d’une joie qu’accompagnera l’idée de soi-même comme cause, autrement dit on se considérera soi-même avec joie. Si, au contraire, on a fait quelque chose qu’on imagine affecter les autres de tristesse, on se considérera soi-même avec tristesse.”Spinoza, L’Éthique, III,30

“Les barbares sont ceux qui croient que les autres, autour d’eux, sont barbares. Tous les hommes sont égaux, mais tous ne le savent pas; certain se croient supérieurs aux autres, et c’est en cela précisément qu’ils sont inférieurs; donc tous les hommes ne sont pas égaux” Tzvetan Todorov, Nous et les autres

“En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand “je” veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet “je” est la condition du verbe “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux “je”, ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation...” NIETZSCHE. Par delà le bien et le mal. I, §17.

“Je n’existe que dans la mesure ou j’existe pour autrui. À la limite être c’est aimer.” MOUNIER, Le personnalisme

“Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple.” Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs. II, alinéa 48

“Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me dire” Montaigne, Essais I, 26

“Aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison”; aucun individu non plus.” Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux

“Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un «phénomène de masse». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous-mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, - l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter." Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur

“Il est certain que chacun a de soi la plus haute idée; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.” Helvétius, Traité de l’esprit, II, 4, t.I

«Il n’est permis à personne de dire ces simples mots : je suis moi. Les meilleurs, les plus libres, peuvent dire : j’existe. C’est déjà trop. Pour les autres, je propose qu’ils usent de formules telles que “Je suis Soi-même” ou “Je suis un Tel en personne.”» Sartre. Saint Genet comédien et martyr.

«Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple.» Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs. II, alinéa 48

“Annuler totalement l’individu, ne lui donner que la position d’un chiffre, lequel vient dans la série d’un nombre, c’est lui contester la valeur absolue qu’il possède, indépendamment de sa valeur relative. De même qu’un siècle influe sur un homme, un homme influe sur un siècle.” Chateaubriand, Études historiques, Préface.

“La décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue pas qu’un analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de l’individu lui-même en molécules irréductibles dont la séparation n’a jamais lieu pendant la vie.” Auguste Comte, Système de Politique positive, II

“Tout, au-dehors, dit à l’individu qu’il n’est rien. Tout, au-dedans, lui persuade qu’il est tout.” Ximénès Doudan, Pensées et fragments, Philosophie, morale, religion.

“Quand l’individu est si fort qu’il tend à tout absorber, c’est qu’il a besoin d’être absorbé lui-même, de se fondre et de disparaître dans la multitude de l’univers. Élie Faure, Histoire de l’Art, l’Art moderne I, Introduction à la première édition.

“L’individu s’oppose à la collectivité, mais il s’en nourrit. Et l’important est bien moins de savoir à quoi il s’oppose que ce dont il se nourrit. Comme le génie, l’individu vaut par ce qu’il renferme.” Malraux, Le Temps du mépris, Préface.

“Vivre sa vie, c’est toujours gâcher la vie des autres.” Herriot, Notes et Maximes

“La cohésion sociale est due en grande partie à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. C’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit.” Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.

“La lutte communiste contre l’individualisme ne signifie pas autre chose que la lutte réelle pour le développement de l’individu.” Samuel Beckett, Notes-programme sur la philosophie, les enfants de la lumière, 4.

"L'étranger fait rire. Un étranger est toujours un peu ridicule parce qu'il invoque des raisons contre la coutume. Nous ririons d'un homme qui tomberait de la Lune, et voudrait peser notre politesse, notre justice, nos discours officiels, nos vertus, nos plaisirs et nos peines dans les balances de la raison." Alain, 16 janvier 1908

“Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde.” HÉRACLITE

“Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais, pour étudier l’Homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.” Rousseau, Essai sur l’origine des langues

“...Pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train” Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux

“L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages” Gobineau, Essai

“Tout, au-dehors, dit à l’individu qu’il n’est rien. Tout, au-dedans, lui persuade qu’il est tout.” Ximénès DOUDAN, Pensées et fragments, Philosophie, morale, religion.

L'esprit libre et curieux de l'homme est ce qui a le plus de prix au monde. Et voici pour quoi je me battrai : la liberté pour l'esprit de prendre quelque direction qui lui plaise. Et voici contre quoi je me battrai : toute idée, religion ou gouvernement qui limite ou détruit la notion d'individualité. J. STEINBECK, A l'Est d'Eden, ch. X111

Toute société qui prétend assurer aux hommes la liberté doit commencer par leur garantir l'existence. L. BLUM, Nouvelles conversations de Goethe avec Echermann.

“Nous tirons des autres presque tout le nécessaire, le langage aussi bien que le pain et beaucoup d’images de nous qui se peignent dans leur regard, dans leur conduite, dans leurs silence.” VALÉRY, Mauvaises pensées

“Chaque particulier juge des choses et des personnes par l’impression agréable ou désagréable qu’il en reçoit; le public n’est que l’assemblage de tous les particuliers; il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour règle de ses jugements.” “Il est certain que chacun a de soi la plus haute idée; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.” “L’esprit est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson” Helvétius, Traité de l’esprit

“On m’a souvent reproché d’être antihumaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création” “Toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je presque dans son prolongement naturel.” Lévi-Strauss, Entretien, Le Monde, le 21 janvier 1979

“On ne peut pas adopter une définition rationaliste de la liberté -prétendant donc à l’universalité- et faire en même temps d’une société pluraliste le lieu de son épanouissement et de son exercice. Une doctrine universaliste évolue inéluctablement vers des formules équivalentes à celle du parti unique.” Lévi-Strauss, le regard éloigné

“L’homme le plus noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes seront les barbares et les sauvages” Gobineau, Essai



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