L’érotisme, l’amitié, l’amour du prochain. (Eros, Philia et Agapé)
Par François HOUSSET | Les Textes #142 | 3 commentaires | |
Avant même de s’aventurer dans la lecture des textes, il faut débroussailler le vocabulaire. Voici trois termes grecs que vous retrouverez souvent (bizarrement plus dans les écrits de philosophes contemporains que les bonnes vieilles traductions des textes grecs, qui elles sont 100% français -à moins que l’on s’acharne à vouloir lire des traducteurs comme Tricot, excellent au demeurant, mais qui s’acharne à truffer le texte de notes et de références en grec, au point de multiplier par deux le nombre de pages à lire, je vais finir par refermer cette parenthèse, voila) : ces trois termes grecs, les voili, les voila :
Eros
Amour physique. Désir appelant contact.
Philia
Amitié. Relation d’estime mutuelle, d’égal à égal : réciproque.
Agape
Amour du prochain (sans attente de réciprocité)
Alors ça a l’air simple comme ça, mais c’est très compliqué : on aurait beau jeu de résumer la situation en affirmant qu’il ne peut s’agir que de sexe, de camaraderie et de générosité. C’est pas si simple et ces concepts sont à manipuler avec précaution.
Pour être clair, je vais reprendre ces concepts, et dire d'abord ce qu’ils ne sont pas, puis préciser enfin ce qu’ils sont.
Eros, ce n’est pas qu’une histoire de cul. C’est beaucoup plus noble que cela. Eros était le dieu de l’Amour chez les Grecs, une des force constitutives du cosmos. Il était généralement représenté par un enfant (ailé ou non) tenant un arc. On retrouve cette représentation dans nos Églises. Ce n’est plus un dieu mais un ange, mais le sens profond reste le même : une fois qu’il nous a touché d’une de ses flèches, nous sommes irrésistiblement attirés vers l’autre, comme un aimant par un autre aimant -la comparaison n’est pas valable, trop matérialiste (c’est souvent ce qu’on reproche à l’érotisme : ne considérer que des corps quand l’âme est dans le coup). Il ne s’agit pas que de relation physique : ce ne sont pas de simples atomes qui sont mus les uns vers les autres.
En psychanalyse, Freud utilise ce terme dans sa dernière théorie des pulsions, pour désigner l’ensemble des pulsions de vie. Quand deux amants veulent se toucher, ils ont besoin d’un contact peau à peau. Mais encore une fois il ne faut pas résumer cela à une histoire de cul. Un enfant a besoin de contact physique (cliquez ici| pour trouver un petit topo sur l’attachement, notion redéfinie grâce à l’éthologie : de nombreuses thèses actuelles montrent que le contact peau à peau est thérapeutique, par exemple un enfant prématuré se porte mieux s’il est maintenu en contact peau à peau que s’il reste en couveuse). Les notions de contact, et même de tact, doivent être appréhendées en se débarrassant de préjugés qui les enfermeraient dans un cadre purement sexuel.
Philia, ce n’est pas la camaraderie. L’ami n’est pas mon copain. Il n’est pas non plus une “bonne relation”. Mon ami n’est pas mon ami parce qu’il me fait du bien (parce qu’il me fait rire, parce qu’il me donne de bons conseils, parce qu’il m’ouvre des portes, parce qu’on se fait de bonnes bouffes). Il ne s’agit pas de ce genre de relation, somme toute égoïste. Il ne s’agit pas d’un sentiment comme l’amour du prochain, que l’on pourrait ressentir pour n’importe qui d’agréable compagnie : l’ami est un élu, avec lequel je ne suis ni altruiste ni égoiste, et lui non plus : on se tient à distance convenable, même si l’on se témoigne une immense estime.
Un ami est une personne sur laquelle on peut réellement compter. On peut dire que c’est l’ami dont on parle quand on dit “c’est dans le besoin qu’on reconnaît ses amis”. Si l’on veut. Quoique dans la notion grecque de l’amitié que je vais décrire, on ne suppose même pas qu’un ami puisse se retrouver dans le besoin, tant on se soucie véritablement de lui procurer le meilleur sans jamais qu’il ait à le demander.
Agape n’est pas un sentiment de pitié ou de sympathie, qui fait que je tends à vouloir faire du bien à quelqu’un.
Si je donne deux euros à un SDF, c’est le plus souvent parce qu’il m’a ému. Quelque chose dans son apparence m’a touché, quelque chose dans son discours m’a plu.
Or l’amour du prochain ne choisit pas qui aimer, il aime toute l’humanité. Quand il fait du bien à un homme particulier, c’est au nom de son amour pour tous les hommes.
Dans ces trois notions on retrouve mélangées bienfaisance et concupiscence. Toutes conviennent à l'altruisme : il s'agit de se réjouir de la félicité d’autrui, voire de s’approprier sa conscience : c'est beau, mais ça peut être dangereux (ce qui multiplie la beauté par douze).
Allez, reprenons les trois, non plus pour dire ce qu'ils ne sont pas, mais ce qu'ils sont !
Eros
Classé communément parmi les passions (passio = souffrir) : on souffre d’être attiré comme un aimant. La volonté n’entrerait plus en jeu, on se voit mu vers l’autre. On peut approuver ou désapprouver, lutter ou pas, mais il faut bien reconnaître l’existence de ces tendances, pulsions, qui nous tirent et nous poussent les uns vers les autres.
On en tire une conclusion immédiate : “on ne s’appartient pas”. C’est le corps qui commande, pas la raison.
C’est dès l’abord avec appréhension que l’on envisage l’aspect physique d’une relation accomplie : dans sa fulgurance, l’extase parait nous sortir du monde rationnel dans lequel nous pouvions nous affirmer comme “une chose qui pense”. Soudain la fièvre nous agite, et l’on ne peut plus parler seulement de simple complicité avec son (ou sa) voisin(e) d’emphase. Des pulsions dirigent les intentions, on peut parler d’instinct, et se retrouver au rang de bête : le corps parle. Il a ses raisons, que la raison ne contrôle plus, d’où la peur qui survient : on ne s’appartient plus quand on tombe amoureux non plus d’âme, mais de corps, et cette appréhension croît au contact du corps de l’autre. Plongé dans une bouleversante intimité, l’esprit se trouve comme possédé par un démon impérieux -on peut y voir le serpent de la Bible prenant possession d’une âme pure jusqu’alors. Sans mesure ni diplomatie formelle, le contact est direct enfin, et formidable : le sexe est un accès privilégié à ce mystère qu’est l’autre, cet étrange être dont le tact révèle si puissamment l’existence. L’ego vacille, perd ses repères, se noie dans une fusion où la conscience n’est plus que spectatrice : l’amour prend, déclenche un système d’activités extraordinairement difficiles à contrôler. C’est la fin de l’âme maîtresse. La lucidité se tait et contemple. Dont acte : pour qui veut rester soi-même, c’est-à-dire toujours agir avec retenue, c’est tomber bien bas que de s’envoyer en l’air.
Cet amour-là est l’amour fou : il conduit à agir de façon irrationnelle, justement parce que c’est le corps qui parle. On n’a aucune raison d’aimer : c’est physique. S’il y a une rationalisation possible, elle vient à rebours : on s’invente des raisons d’aimer. Ces raisons n’expliquent rien. Comme les humeurs.
L’amour (cet amour là, l’amour physique, que Gainsbourg disait sans issue) n’est pas une vertu : aucune émotion n’est susceptible d’informer plus mal, de tromper autant sur soi, sur l’autre. C’est une passion : la passivité de la raison, la souffrance de la conscience, sont dénoncées dans quasiment toute l’histoire de la philosophie. Dénoncées mais aussi glorifiées : “rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion” dit Hegel qui cherche la raison dans l'histoire... de cul. C’est une émotion stimulante, mais sans contrôle (on excuse même le crime passionnel : il est pardonnable de tuer dans le feu de l’amour, puisqu’on ne se maîtrise plus).
Cessons de nous acharner sur les passions, présentées ici comme des démons venant nous torturer, nous dépossédant de nous-mêmes. Comme le rappelle Descartes, et comme nous le verrons aussi avec Spinoza, tout événement a une cause, et quand on évoque la sensualité, cette cause peut être dite intentionnelle : on ne se caresse pas par hasard, on le fait exprès. L’action et la passion sont une seule et même chose. Nous le verrons avec le Traité des Passions de Descartes, et avec l’Ethique de Spinoza.
Aime-t-on ou est-on seulement attiré ? Comme les phéromones (odeurs déterminantes) attirent irrésistiblement les insectes -mais aussi les mammifères que nous sommes, inconsciemment, le “charme” est impossible à définir : on peut être attiré par une personne sans pour autant aimer cette personne. (on le voit dans un très beau texte de Pascal -dans ses Pensées, 688-323).
Il faut distinguer au moins deux Eros :
1) Une “simple” libido (phénomène naturel qui fait que dès la puberté le corps s’enflamme et nous prépare à aimer n’importe qui, voire n’importe quoi). On va réfléchir aux désirs irrépressibles avec Platon.
2) Une sensualité plus noble, qui s’éveille pour une personne unique : c’est la FOCALISATION, ou la cristallisation de Stendhal. Une seule personne brise la pudeur, réclame le contact, et permet la relation corps à corps. On ne peut pas être amoureux sans savoir de qui : c’est l’objet spécifique de l’amour qui définit l’amour. Alors on n’aime pas qu’un corps, mais une personne. Et d’ailleurs le corps peut changer sans que le désir soit perdu; de même une autre personne avec un corps similaire ne pourra pas satisfaire le besoin affectif. [ C’est le sujet du fameux paradoxe d’Alcmène (femme d’Amphitryon, aimée de Zeus, dont elle eut Héraclite). Pour se la faire, Zeus prit les traits d’Amphitryon et Alcmène l’a aimé toute une nuit. Mais c’est à Amphitryon qu’elle se donnait. Si elle avait su que c’était Zeus, elle n’aurait plus eu le moindre désir, car ce n’est pas le corps d’Amphyitryon qu’elle aimait, mais sa personne -a travers son corps. Alcmède aime quelque chose qu’Amphytryon possède, mais pas Zeus, et qui fait qu’elle n’aime jamais qu’Amphytrion.
Philia
Nota : on trouve des allusions à philia, à philos, philein, phileesken etc. Ne pas se laisser impressioner. Traduit littéralement, philia = amitié et Philos = aimé, cher, chéri. Ne vous inquiétez pas si vous prenez l’un pour l’autre : l’un est un nom, l’autre un adjectif, et tous deux désignent la même notion. De même philein c’est le verbe qui signifie “aimer”. Au passage : philo-sophia = chère sagesse.
La Philia n’est pas la simple amitié au sens courant d’aujourd’hui, qui fait qu’on peut dire “hier j’ai été boire une bière avec quelques amis et on a bien rigolé”. D’abord il n’y a pas de bière dans la Grèce Antique : ça rigole pas. Ensuite l’ami n’est pas simplement celui avec lequel on va trinquer, mais celui avec lequel j’ai été uni de façon solennelle, de façon si solennelle qu’on peut dire que je lui appartiens (et que réciproquement il m’appartient) officiellement.
Comme l’a noté Benveniste (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes) le mot Philos a trois sens dont il faut rendre compte.
C’est chez Homère que le mot apparaît pour la première fois (normal : c’est le premier écrit grec : Homere est le plus vieil auteur grec, si vieux qu’on se demande s’il a bien existé, vu le nombre d’oeuvres énormes qu’on lui attribue L’Iliade, L’odyssée, toutes les aventures d’Ulysse.... les écrits datent du 6è siècle -mais on ne sait pas quand les textes ont été élaborés, vu qu’ils ont d’abord été transmis par tradition orale). On trouve le mot Philos utilisé dans deux sens : ami et possession (d’où le “cher” ambigu) :
fila gounata = ses genoux
Troisième sens : le verbe filein ne signifie pas seulement “aimer, éprouver de l’amitié”, mais aussi “baiser”. Par “baiser”, ô luxurieux humains, il faut entendre “faire des baisers”.
Ce qui nous fait trois sens dont il nous faut rendre compte : l’ami, le mien, le baiser. Facile : ceux qu’on aime font en quelque sorte partie de nous : donc il nous appartiennent en quelque sorte, et nous leur appartenons, et tout à fait naturellement nous les embrassons.
Eh non : ce qui nous semble logique ne l’était pas du tout : à l’époque l’usage du baiser n’était pas propre à la Grèce. Il n’y a que certains étrangers qui s’embrassent.
“Quand les Perses se rencontrent sur les chemins, on peut reconnaître à ce signe si ceux qui s’abordent sont du même rang : au lieu de se saluer par des paroles, ils se baisent sur la bouche. L’un des deux est-il de condition légèrement inférieure, ils se baisent sur les joues. Si l’un est d’une naissance beaucoup plus basse, il se jette à genoux et se prosterne devant l’autre.”
Hérodote I, 134, trad Legrand.
Moralité : je n’embrasse que ceux qui sont de mon rang. On va comprendre que ce terme désigne une relation exceptionnelle entre élus. A l’époque l’étranger n’a strictement aucun droit, aucune protection, aucun moyen d’exister. Résultat : on ne s’aventure pas n’importe où, on vient sur invitation d’une personne avec laquelle on est en relation de philotes (d’amitié). Le pacte qu’ils ont conclu sous le nom de Philos les engage dans la réciprocité des relations qui fait toute l’hospitalité.
“C’était un homme riche, mais il était philos anthropos; car il hospitait (phileesken) tout le monde, sa maison étant au bord de la route”
Homère,II, 6, 15
Homère parle évidemment d’une exception : on n’accueille pas n’importe qui. Mais cette citation nous permet de comprendre ce qu’était originairement un philanthrope, et un hôte : encore des amoureux, amoureux des hommes.
Voila le fondement institutionnel de la notion de philos dans la société. L’amitié est susceptible de se réaliser dans des circonstances exceptionnelles, et même entre combattants, comme une convention solennelle qui n’est pas du tout l’amitié au sens banal. On n’accueille que l’élite, à laquelle on s’estime égal. C’est en tout cas, à ma connaissance, le seul moyen d’expliquer que dès l’époque d’Homère la notion de philia désigne à la fois l’attachement, l’apropriation et les baisers.
Maintenant on peut rapidement traverser deux millénaires pour comprendre comment cette notion a pu garder son sens aujourd’hui.
A l’époque chrétienne, le baiser est un signe de reconnaissance entre le Christ et ses disciples, puis les membres des Premières communautés.
A l’époque de la chevalerie le baiser est le geste qui consacre le chevalier dans la cérémonie de l’adoubement.
Aujourd’hui on embrasse un dignitaire après lui avoir remis son insigne.
Vous le voyez, on n’embrasse pas n’importe qui, mais quelqu’un qu’on estime éminemment digne d’être reçu, protégé, consacré. Et ça va dans les deux sens (encore aujourd'hui le mot hôte désigne à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu; dans les deux cas c’est un honneur que se font des égaux.)
Je suis l’obligé de l’autre, son serviteur (symboliquement s’entend : ne s’embrassent, justement, que ceux qui ne sauraient en aucun cas être asservis l’un à l’autre.
On le voit, la Philia implique un Immense respect et un véritable devoir.
C’est une amitié ressentie pour ses semblables (famille, communauté...) qui tend vers la tendresse, la générosité, mais toujours dans la réciprocité.
Altruisme un peu bizarre : cette volonté de faire le bien de l’autre pourrait paraître n’être que générosité, s’il n’y avait pas tout un protocole montrant qu’il ne s’agit pas de dons spontanés, mais de dettes qu’on s’échange. L’ami qu’on se met en devoir de servir est un élu, on n’aime pas n’importe quoi. Vouloir le bien de l’autre sans chercher à en tirer parti. Mais en agissant pour le bien d’autrui on agit le plus souvent pour son propre bien
“Ainsi aucun des deux amis, à la fois aime son propre bien et rend exactement à l’autre ce qu’il en reçoit, en souhait et en plaisir.”
Aristote, Ethique à Nicomaque, VII 7 1157b36
Il y a là quelque chose d’intime, un moi partagé, une union d’atomes crochus. C’est très intime, différent de l’amour du prochain : on garde le sentiment d’unicité de la personne. >Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »
Montaigne, Les Essais, livre Ier, chapitre XXVIII
“Aimer, c’est souhaiter pour quelqu’un ce que nous croyons être des biens pour lui et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaits. Est notre ami celui qui nous aime et que nous aimons en retour. Se croient amis, ceux qui sont dans cette disposition l’un envers l’autre.”Aristote, Rhétorique II, 4, 1380b35-1381a3
Concluons sur la philia en la redéfinissant : volonté du bien de l’autre sans vrai altruisme.
Mon meilleur ami, c’est moi.
Agape
L’amour du prochain
Evangile de Luc, 10 33 : Un homme est blessé et git à terre. Passent un lévite et un samaritain qui ne s’arretent pas. Celui qui lui porte secours appartient à un peuple dont la tradition dit qu’il devrait plutot le laisser crever.
Il s’arrête pourtant. Pas parce qu’on lui a appris qu’il fallait secourir, mais parce que le gisant est son prochain.
On peut différencier deux types de relation avec autrui : la relation conforme à un modèle (règlement, loi, etc) et la trelation spontanée, non déontologique.
Morale chrétienne : nous nous aimons comme créatures de Dieu. Pas de rapport soi/prochain : j’aime Dieu.
Ce peut être une morale athée (mais ce sera toujours moral) :
“Chaque être humain a sa particularité, mais le fait d’être un être humain est la qualification fondamentale.”
Kierkegaard, Les œuvres de l’amour début
“Dans la règle d’or de Jesus de Nazareth, nous retrouvons tout l’esprit du principe d’utilité. Faire ce que nous voudrions que l’on nous fît, aimer notre prochain commen nous-mêmes : voilà qui constiotue la perfection idéale de la morale utlitariste.”
-> égalité de traitement pour tous
“Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.”Kant, Fondements, II, Ak, IV Pl II, 295
L’amour du prochain, c’est un amour sans attente de réciprocité, qui ne lie pas par un rapport d’égal à égal : on aime l’humanité comme on aime un dieu, la vie, ou la nature. Cet amour est moral, en ce qu’il est inspiré par la négation de soi et le dévouement à l’autre; il nous invite à aimer tout homme simplement parce qu’il est homme, à faire ce que nous voudrions qu’il fit, sans chercher plus loin quel intérêt nous satisferions en servant l’Humanité même. C’est beau... mais nous quittons l’aspect personnel de l’amour. Il n’y a plus d’élu de mon cœur, mais des grands principes.
On choisit ses amis, élus de notre cœur, aimés d’un amour qui discerne les hommes en fonction de la valeur qu’on leur accorde. Or dans l’amour du prochain, aimer ce n’est plus accorder une faveur à un privilégié préféré entre tous, mais un devoir ordonné : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” : absolument tous les hommes, même tes pires ennemis; non plus seulement ceux avec lesquels tu te sens des affinités... Ce qui suppose à la fois qu’on puisse conjuguer le verbe aimer au futur et que l’amour ne soit qu’un devoir.
Est-ce bien de l’amour ? Sens à donner (ou à redonner) à toute relation civique.
Spinoza : le prochain est ce qu’il y a de plus utile à l’homme. De fait, l’amour de soi peut être premier et légitimer l’amour du prochain par amour de toi, tu aimeras ton prochain pour toi-même.
Cet amour, observé comme en passant, ne nous sert à rien dans le cadre de notre débat, mais il nous permet d’en montrer les enjeux. Nous ne sommes plus au temps des Grecs de Platon, qui ne connaissaient pas l’amour chrétien et ne se témoignaient pas d’estime par principe, mais s’aimaient délibérément. Et nous avons peut-être perdu la possibilité de nous aimer d’amitié comme les Grecs le pouvaient en se fréquentant quotidiennement, en faisant appel très fréquemment au jugements des uns et des autres “en leur âme et conscience”... Où est cette “âme”, dans cette “conscience”, quand l’exploitation de l’homme par l’homme le transforme en moyen et rend toute relation utilitaire ? Une “réalité économique”, détermine nos rapports les plus intimes et montre tout l’aspect social de l’amour, qui supporte mal l’asservissement : l’amitié s’instaure sans appropriation ni instrumentalisation. Quand le travail aliène, quand les rencontres sont fugitives, quand les relations longues instaurées par tout une longue suite de retrouvailles régulières sont empêchées, on ne peut plus prendre le temps d’aimer, mais seulement d’entretenir quelques agréables relations... bref de se trouver des camarades avec lesquels on collaborera. Notre cœur n’est-il pas aujourd’hui dévoré comme un bien de consommation, et dévorant comme un consommateur ?
Le carcan social n’apprend pas à aimer, mais comment aimer : la sagesse de l’amour est technicienne. L’Autre est seulement intéressant : considéré comme un objet dont on attend quelque profit. On mise sur lui plutôt que de l’aimer : la générosité ne va plus de soi. La routine du travail noyant dans l’inconscience le désir de véritable unité fait que chacun reste absolument seul. Des automates sont incapables d’aimer, ne savent qu’échanger quelque “paquet de personnalité” en espérant conclure un marché équitable. L’amour comme l'amitié se résument dès lors à une relation d’équipe : des rapports bien “huilés” de gens qui se disent “confrères mais néanmoins amis”, qui restent étrangers, ne parviennent pas à une relation profonde, mais se traitent avec courtoisie et tachent de s’apporter un mutuel réconfort.
Vous avez remarqué ? Dans le titre “L’Amitié et l’amour”, tel qu’il a été imprimé sur les cartons de pub, le mot Amitié a un A majuscule, alors que le mot amour n’en a pas. Hasard de frappe ? Ce simple détail rappelle tout l’enjeu et le contenu de ce débat : nous avons considéré, puis déconsidéré, l’amour et l’amitié : leurs liens, leurs enchevêtrements... Et au passage nous avons fait un tel éloge de l’Amitié, que nous avons du considérer comme supérieur à l’amour ! Déjà il s’agissait de hiérarchiser des biens...
François Housset
www.philovive.fr
Merci à Jean-Claude, qui m'a signalé mes fautes de frappes !
Citations
“Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que combattent les lois de l’amour.”
Lucrèce. De la nature. IV
“...Le plaisir excessif s’accorde-t-il avec la tempérance ?
-Comment cela pourrait-il être, puisqu’il ne trouble pas moins l’âme que la douleur ?
-Et avec les autres vertus ?
-Nullement.
-Quoi donc ? avec l’insolence et l’incontinence ?
-Plus qu’avec toute autre chose.
-Mais connais-tu un plaisir plus grand et plus vif que celui de l’amour sensuel ?
-Je n’en connais pas, répondit-il ; il n’y en a pas de plus furieux.
-Au contraire, l’amour véritable aime avec sagesse et mesure l’ordre et la beauté ?
-Certainement, dit-il.
-Donc rien de furieux ni d’apparenté à l’incontinence ne doit approcher de l’amour véritable.
-Non.”
Platon, La République III, 403a.
SOCRATE : “il n’y a rien qui soit plus maître de nous-même que l’âme” (...) “c’est donc notre âme que nous recommande de connaître celui qui nous enjoint de nous connaître nous-mêmes (...) donc celui qui connaît quelque partie de son corps connaît ce qui est à lui, mais pas lui-même”
“Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade.
“Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte. Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection.
Et bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et quand les autres se sont retirés.
ALCIBIADE : Tu fais bien, Socrate, puisse-tu ne pas me quitter !
SOCRATE : Fais donc effort pour être le plus beau possible”
Platon, Premier Alcibiade, 130-131.
Que penses-tu de ce garçon, Socrate ? me demanda-t-il. N’a-t-il pas une belle figure ?
-Une figure merveilleuse, répondis-je.
-Eh bien, reprit-il, s’il consentait à se dévêtir, tu ne ferais plus attention à sa figure, tant ses formes sont parfaites.”
Et comme les autres confirmaient les éloges de Khairéphon :
“Par Héraclès, m’écriai-je, comment résister à un pareil homme, s’il possède encore une seule petite chose ?
-Laquelle ? demanda Critias.
-S’il est bien doué du côté de l’âme, et l’on doit s’y attendre, Critias, puisqu’il est de votre maison.
-Il est, dit-il, également beau et bon de ce côté-là.
-En ce cas, dis-je, pourquoi ne déshabillerions-nous pas son âme pour la regarder, avant de contempler la beauté de son corps ? À l’âge où il est, il doit déjà être disposé à discuter.”
Platon Charmide. 154d.
“On devient stupide dès qu’on cesse d’être passioné”
“Les passions sont, dans le moral, ce que dans le physique, est le mouvement; il crée, anéhantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort; ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral”
Helvetius Discours III, titre du ch. 8
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