Résumé :

Est sacré ce qui est dans le temple. L’étymologie rappelle que le « temple » est ce qui est séparé : séparé… du monde profane (pro = devant, fanum = temple) vulgaire. Paradoxe : voilà que des terroristes désacralisent la vie même et voudraient partout se croire dans leur temple.







Charlie Hebdo N°1060






Le sacré et le profane sont deux notions qui n’ont de sens que si on les oppose. Ce qui est sacré est ce qui n’est plus profane. Ce qui est profane est ce qui n’a pas encore été consacré. Les hommes qui ne sont pas initiés sont des profanes, parce qu’ils n’ont pas été initié : ils sont étrangers. Le profane c’est le vulgaire (au sens latin : vulgus = le peuple). Le fidèle dans son temple est dans un monde séparé, réservé, inviolable.

Dans un temple on peut manipuler des objets qui dans le monde ordinaire ne suscitent pas la moindre émotion : consacrés, ces outils ne sont pas utilisés dans le temple. Pour utiliser un vocabulaire philosophique un peu barbare, je dirais qu’ils ont été détournés de leur ustensilité : ils ont été consacrés à un emploi spirituel. On n’y touche pas. Ces objets ont été confisqués au monde (profane) : on peut dire qu’ils ont été sacrifiés (c’est la même origine étymologique : sacré vient de sacer, qui a donné sacrifice). Qu’est-ce qui est sacrifié ? Qu’est-ce qui permet à un objet, ou à une personne, quelconques au départ, de devenir sacrés ?

Le sacrifice consiste le plus souvent à tuer. Et ce sacrifice est présenté comme salutaire. Joli paradoxe : c’est en m’abandonnant que je me trouve ! ?

Dans les rituels de sacrifice, on affirme que cette destruction est nécessaire pour accéder à la pureté. Il s’agirait de se débarrasser de quelque chose qui nous souille dans le monde ordinaire. Quelque chose de pourri. L’individu ?

Tout ce qui ne se consume pas pourrit. Aussi la vérité permanente du sacré réside-t-elle simultanément dans la fascination du brasier et l’horreur de la pourriture.
Roger Caillois, dans L’Homme et le sacré.

J’ai l'impression, quand j’entre dans un temple, de me débarrasser de quelque chose de pourri en moi. J’abandonne mes ressentiments à la porte du temple, pour n’être plus qu’un humaniste, un homme digne de partager des valeurs humaniste parmi les siens. Mais c’est au prix du renoncement à une part de moi-même, sacrifiée. Il faut ce renoncement pour être élevé vers le sacré. Dans la sacralisation il y a ainsi une puissance qui exige de l’homme le don de soi. C’est dire qu’on s’abandonne à quelque chose qui nous dépasse. Cela n’est pas religieux, ou pas que religieux : on voit ce sacrifice dans l’enthousiasme de l’artiste pour son art, ou du savant pour la science (enthousiasme = en theos, abandonné à Dieu) je pense notamment à Claude Bernard qui décrivait sa jubilation à suivre les nerfs et les tendons des animaux qu’il disséquait vivants… tout à la joie de comprendre la physiologie, il sacrifiait ces pauvres bêtes en leur montrant un formidable respect : elles étaient sacrées, malgré qu’il les torturait. Ce qui était sacré, c’étaient les principes vitaux auxquels il accédait, et qui méritaient tous les sacrifices. C’est formidable et c’est très inquiétant. On voit des intégristes qui sont prêts à sacrifier n’importe quoi, leur vie même, parce qu’il semble que ce soit pour eux le seul moyen de donner un sens à leur vie. La sacralisation implique le renoncement au profane.

Ici se trouve un joli paradoxe encore : le renoncement au profane mène à la profanation. Prenons pour exemple le cas du cocktail Molotov qui a été jeté au siège de Charlie Hebdo : un dessinateur a osé représenter le prophète, or le prophète est sacré : ce journal doit donc être sacrifié, et tous ses rédacteurs avec, voire tous ses lecteurs. Ce faisant, celui qui jette le cocktail Molotov profane quelque chose de sacré, la liberté d’expression. Il ne s’arrête pas à ce détail car dans son esprit intégriste seul le respect de sa religion a une valeur. C’est dire qu’il n’est pas intéressé par la valeur humaine des profanes, des mécréants, qui ne sont pas de son temple. Il est fanatique (fanum = temple) : il ne sort plus de son temple, il suppose que ce qui va de soi dans son temple où il est interdit de représenter le prophète, vaut dans le monde profane. Il n’est pas intéressé par ce monde : c’est ce désintérêt qui caractérise le sacré : se consacrer au sacré implique de se désintéresser du profane. C’est un critère important pour remarquer quand on a affaire à du faux sacré, à une mauvaise foi. C’est pourquoi on dit, par antiphrase, qu’il y a de sacrés terroristes –et ici le mot sacré est ironique : car ce qui est sacré par nature est détourné à une mauvaise fin. Celui qui joue avec le sacré, ou qui est le jouet de ce qui est sacré, est dans la manipulation –et c’est sacrilège : on ne touche pas le sacré, on ne s’en sert pas !

Comprenons bien que lorsque le renoncement a un but utilitaire, il n’y a pas sacrifice, il y a calcul, dosage d’intérêt. Or on ne se consacre à quelque chose de sacré que parce qu’il est simplement beau de renoncer. C’est beau parce que nous sommes face à une valeur absolue, incomparable : par exemple le caractère sacré de la personne humaine. Si je dis que je viens de tuer un homme, je scandalise. Osons le dire ici, il y a quelque chose de scandaleux dans le rapport que le sacré et le profane entretiennent ensemble. Je viens d'écrire quelque chose de scandaleux : je suppose qu’il y a une souillure profane dans tout temple, et du sacré dans le monde profane. Allons plus loin, tant qu’à scandaliser : la souillure même, est sacrée. Regardez comme les religieux doivent s’abstenir d’être en rapport avec les choses impures comme avec les choses très saintes. C’est dire qu’elles sont tout autant sacrées. Je ne confonds pas le dégoût et le respect, mais dans les deux cas on trouve le même sentiment. Il y a de l’horreur dans le respect religieux, surtout quand il est très intense. On craint le malin… avec révérence !

Avec du pur, on fait de l’impur, et réciproquement. C’est dans la possibilité de transmutation que consiste l’ambiguïté du sacré.
Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse

Sacré et profane sont deux termes qui n’ont de sens que l’un par l’autre. Dans toute société ils sont séparés, et il est dès l’abord impossible de savoir lequel est le sacré et lequel est le profane.

On suppose que le sacré est supérieur au profane, puisque les choses sacrées sont défendues par des interdictions… et les profanes se soumettent à ces interdiction (ou plutôt : ils sont soumis, forcés, à respecter ces interdictions : on ne peut entrer en contact avec la chose sacrée qu’en suivant des rites définis. Mais l’inverse est vrai aussi : le sacré doit éviter le contact du profane.

Dans une institution catholique où je faisais un cours sur la religion, j’ai osé décrocher le Christ qui se trouvait au-dessus du tableau, pour le remplacer par une figurine de Bob l’Eponge (personnage de dessin animé), à la grande stupéfaction de mes auditeurs. Je me faisais une joie de contempler leur regard ahuri, perplexe, amusé et outré à la fois : j’osais profaner ce qui est vénéré, ce qui est inviolable. Je le regrette et n’oserais plus recommencer (bien que j’évoque souvent cet événement pour faire comprendre à mes auditeurs ce qu’est une profanation : jubilatoire mais inacceptable). Malgré que je n’éprouve aucun respect pour un objet sacré (une croix, ce ne sont jamais que deux morceaux de bois), je ne peux me permettre d’y toucher. C’est la même raison qui m’interdit de faire cuire un œuf sur la flamme du soldat inconnu, ou d’ouvrir une crêperie devant le portail d’Auschwitz. Une flamme n’est qu’une flamme, un portail n’est qu’un portail. Mais si je profanais la flamme du soldat inconnu, je montrerais du mépris pour des millions de personnes en deuil. Et le portail d’Auschwitz n’est pas un vulgaire portail : si je feignais l’oublier, je mépriserais la douleur des juifs qui y ont été génocidés, je montrerais du mépris pour l’humanité elle-même. Ces exemples montrent déjà que le problème n’est pas religieux. On pourrait le penser au premier abord, puisque c’est à la distinction entre le profane et le sacré qu’on reconnaît une religion. Un exemple encore, pour être très concret : une chorale dont je faisais partie allait chanter dans une église, lors de la répétition des choristes avaient posé leur manteaux sur une dalle. Un prêtre est passé, et voyant nos manteaux amassés, nous a demandé de "respecter le tombeau du Christ" : nous nous sommes empressé d’enlever nos manteaux, même si nous savions bien que le Christ n’avait pas été enterré à Rouen. Nous montrions notre respect pour la religion, et pour ce religieux, mais pour autant notre comportement de choriste n’était pas religieux.

Pour le dire comme je le ressens, dans ma vie ordinaire je n’éprouve du respect pour aucun objet sacré. Je peux les manipuler sans trouble, et sans la moindre considération morale. Mais si j’osais les saisir pour jouer avec devant tous, je montrerais du mépris, non pas pour ces objets eux-mêmes, mais pour les hommes qui se rassemblent autour d’eux. Et c’est là que je comprends ce qui est vraiment sacré : ce ne sont pas ces objets, c’est le fait que nous nous rassemblons autour d’eux. C’est nous, notre union d'humains, d'êtres-en-relation, qui sommes sacrés. Je dois considérer ces objets comme sacrés parce que des hommes les ont consacrés.

C’est dire que rien, aucun objet, n’est sacré en tant qu’objet. Une croix dans une église chrétienne, ça n’est jamais que deux morceaux de bois. Mais un chrétien y voit un signe qui le sort du monde profane. Une communauté a besoin de quelque chose de commun qui dépasse les hommes. Un dieu, par exemple, mais ça peut être autre chose : une nation, un principe.

Certains embrassent une croix, d’autres un drapeau ou un livre. Depuis le 7 janvier des millions d'hommes embrassent un exemplaire de Charlie Hebdo.

Il y a dix ans, les électeurs de gauche se sont sentis horrifiés à l’idée qu’ils avaient le choix entre Chirac et Le Pen. Beaucoup se sont dit qu’ils se saliraient les mains en votant Chirac mais qu’il fallait le faire quand même pour empêcher le Front National de gouverner. Ils ont voulu manifester leur dégoût en venant voter habillés en clowns. Or c’est interdit : l’isoloir comme l’urne, sont sacrés dans notre république. S’ils l’avaient fait, ils auraient méprisé ce qu’il y a de plus précieux : ce qui nous permet de vivre ensemble.

Ce principe qui nous permet de vivre ensemble est très fragile, il a besoin que nous lui accordions une –sacrée- foi : il faut y croire (sacer = croyance, serment). On ne doit pas dédaigner le sacré, c’est maaaaal, c’est tabou. On ne peut l’évoquer que de façon ritualisée, on doit se soumettre à cette logique même sans la comprendre, avec d’autant plus de ferveur qu’elle nous dépasse. Toute notre existence, notre conduite, en dépend : on ne peut en discuter, encore moins en rire, ce serait trahir ce qui n’a aucun prix –comme notre dignité même. Pour un Homme avec un grand H, la tolérance mutuelle ne peut être remise en question, ni l’amour fraternel, le respect des autres et de soi-même, la tolérance mutuelle : ces principes ont une valeur absolue, gigantesques, ils méritent tous nos effort. C'est pourquoi le sacré nous concerne tous, et nous mobilise : nous marchons en criant "je suis Charlie", infatigables, nous n’aspirons pas au repos… mais plutôt au sacrifice (d’une grande partie de notre temps, donc de notre existence).

Je ne prendrais pas la peine d’écrire tout celà si je ne supposais pas qu’il existe quelque chose de puissant, de riche, de signifiant, que je dois appréhender dans tout temple. Sans cette chose, le monde, ce monde que je retrouverais en sortant du temple, le monde profane, n’est que chaos, et ma vie, absurde, n’a pas de sens. Le sacré est fondamental pour toute conscience collective, or une conscience solitaire n’est rien sans la solidarité avec d’autres consciences. Sans le sacré, l’existence n’est pas satisfaisante. Ce sacré est laïc : les différents temples, les symboles qu’on y voit, les décors qu’on y trouve, sont tous sacrés. Le temps même que nous consacrons à nous rassembler dans ces temples (du grec temne = ce qui est sépare, qui donna « temps » et « temple ») est précieux comme l'existence de notre fragile humanité.

L’individu se trouve sacralisé en venant communier avec le groupe. On comprend que sa conscience soit troublée, dépassée, ravie (elle est ravie dans deux sens : kidnappée par des ravisseurs qui l'obligent à s'extasier, elle s’échappe à elle-même avec ravissement). Tout commence quand on voit quelle lumière éclaire l’humanité même.

François Housset











L'esprit de l'homme est sujet à certaines terreurs et à certaines appréhensions inexplicables, qui procèdent d'une situation personnelle ou publique malheureuse, d'une mauvaise santé, d'un naturel sombre et mélancolique, ou du concours de toutes ces circonstances. Un tel état d'esprit engendre la crainte de maux infinis et inconnus de la part d'agents mystérieux ; et quand il n'y a rien de réel à redouter, l'âme, agissant à son propre détriment, et entretenant son inclination prédominante, invente des objets imaginaires, à la puissance et à la malveillance desquels elle ne donne pas de limite. Comme ces ennemis sont entièrement invisibles et totalement inconnus, les méthodes adoptées pour les apaiser sont également inexplicables, et consistent en cérémonies, observances, mortifications, sacrifices, présents, ou toute pratique qui, en dépit de son absurdité ou de sa vanité, se trouve recommandée par la sottise et la fourberie à une crédulité aveugle et terrifiée. Faiblesse, crainte, mélancolie, jointes à l'ignorance, sont donc les vraies sources de la superstition.
Hume, "Superstition et enthousiasme", dans Histoire naturelle de la religion.






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D.R.