Pourquoi joue-t-on ?
Par François HOUSSET | Les Textes #69 | 2 commentaires | |
À la balle, aux cartes, contre un ordinateur ou un partenaire, les occasions de jouer sont nombreuses. Mais pourquoi jouer ?
Premier argument : le plaisir. Jouer, c’est jouir. On s’amuse à se passionner pour des trucs débiles. Y’a-t-il eu touche ? dois-je acheter un quatrième hôtel rue de la Paix ? y’a-t-il encore de l’atout dans le jeu ? Combien j’ai tué de strem (1) ?
Second constat : jouer, c’est à la fois blaguer et s’entraîner. L’enfant qui joue à tirer sur ses copains le fait à la fois pour rire et le plus sérieusement du monde : il les vise vraiment. Qui sait si un jour il tirera pour de vrai ?
Les enfants (d’homme et d’animal) ne jouent pas pour s’amuser. Le prédateur privé de jeux de jeunesse se trouverait incapable de bondir, de mordre, de chasser tout simplement. Il ne ferait pas long feu, ébaucherait quelques gestes, si peu et si mal ! Faute d’exercice, de simples potentialités n’auront pas le temps de devenir des gestes assurés. Une aptitude s’acquière en répétant des gestes jusqu’à les parfaire. Inlassablement. Le jeu amuse parce qu'il permet de s'améliorer. Il faut se donner quantité d’occasions d’échouer ou de réussir pour éprouver une véritable joie. Si d’aventure la faute n’est plus permise un jour, le geste sera devenu sûr pour avoir été répété dans le plaisir. Il est donc sage de jouer, parce que le plus pressant besoin est de se gouverner, d’acquérir une véritable maîtrise en exerçant son corps et son esprit à agir le mieux possible.
Gouter Philo le 8/10/2014, Bibliothèque des Capucins, Rouen.
C’est pas du jeu !
La nécessité des règles s’intègre plus rapidement par le jeu que par la coercition. C’est pour s’être conformé à un comportement réclamé dès l’abord par la règle du jeu que le citoyen saura, pour l’avoir éprouvé maintes fois, ce que se plier à la règle veut dire. L’homme est l’enjeu de son propre jeu, apprend à agir comme on avance un pion. Jouer c’est agir “pour de faux” (“Pan ! T’es mort !” Les enfants tombent raides, puis se relèvent pour aller goûter). C’est se replier dans une utopie mentale : faire semblant. Les joueurs ne sont en fait personne (2), ils jouent successivement à être une série de personnages différents. Jeu de dupes où personne n’existe jamais vraiment, tous faisant semblant d’être quelqu’un.
L’enfant ou l’adulte (qui pour Simone de Beauvoir n’est jamais qu’un “enfant gonflé d’âge”) s’identifie, imite, construit une personnalité, devient un agglomérat de rôles joués et rejoués. Il se prépare à jouer plusieurs jeux comme à se centrer : le moi est la succession de plusieurs personnages. Quels sont les rôles ? Dans ce qu’on appelle justement un jeu de rôles, un maître du jeu précise aux joueurs leurs capacités. Il a comme un droit de dérogation sur l’existence même des personnages : il donne du jeu, comme un engrenage aux dents lissées pourrait donner du jeu à un mécanisme bien rodé. Jouer, c’est apprendre à évoluer dans un cadre arbitrairement défini. Un citoyen peut “mettre ses billes” dans la loi des hommes, avec laquelle il peut jouer. Pour peu qu’il se donne les moyens de jouer avec le jeu, il pourra en changer certaines règles. Les maîtres de jeu le savent bien : il est toujours possible d’améliorer un jeu.
Si la vie est un jeu, de quel jeu s’agit-il ?
-du jeu de hasard (on dit souvent que l’on joue sa vie comme on joue aux dés).
-d’un jeu de rôles (au choix : le papa, la maman, le héros, le bouffon, le sage, le gentil, le méchant. On comprend la lucidité de Socrate choisissant l’ironie pour critiquer les hommes “sérieux”. Mais ils ne sont pas, ils jouent à être sérieux).
-d’un jeu pris comme un passe temps... Passer ou tuer le temps ?
Il faut avoir de bonnes raisons pour jouer : la légèreté du joueur cherchant le "simple" plaisir est feinte. Mettre en jeu son existence même (de soi comme un pion, comme un joueur, comme un arbitre...), ce n’est pas rien : aller en prison sans passer par la case départ, détruire une planète, tuer, même pour de faux, c’est grave !
QUI PERD PERD
Dans la plupart des jeux la défaite est plus sûre que la victoire. Bien qu’on espère s’en sortir, on ne joue pas vraiment pour gagner. On joue pour perdre ! On joue à la vie à la mort, mais surtout à la mort. Même aux échecs il s’agit de tuer son adversaire ou de mourir. Le jeu nous apprend que la vie se gagne, mais se perd aussi, et dans les règles ! Il faudra trouver quelque moyen de tirer son épingle du jeu, durer le plus longtemps possible. éliminer les concurrents si le jeu le réclame, quitte à dire que les victimes ont été tuées de façon honnête, les règles légitimant alors le meurtre. La règle est établie par ou pour le plus fort... qui gagne.
Rappelons le constat d’Heidegger : l’existence est souci.
Dès qu’il s’agit de se divertir, il ne s’agit plus d’exister. Le jeu est une échappatoire à l’angoisse existentielle. Jouer c’est fuir. En toute innocence on se divertit pour oublier la mort, la vraie. Le temps d’une partie.
François Housset
www.philovive.fr
(1) J’apprends l’argot en faisant de la philo : strem = “stremon” = monstre
(2) J’apprends l’étymologie en faisant de la philo : persona, d’origine étrusque, “masque de théâtre”, puis “personnage”, et, dès le latin classique, “personne” (pronom négatif!)
))
Jeu de dames breton
CITATIONS
“Dans toute carrière, une fois qu’on a construit son personnage et que le bruit qu’il fait revient à son auteur et lui enseigne qui il est, celui-ci joue son personnage ou plutôt son personnage le joue et ne le lâche plus.” VALÉRY, Tel quel.
“Or je dis que l’effet principal du jeu, et qui le met au rang des institutions les plus précieuses, c’est qu’il force les hommes à se regarder.”
JOSEPH DE MAISTRE, Cinq paradoxes à Madame la Marquise Nav...
“Si terrible que soit la vie, l’existence de l’activité créatrice sans autre but qu’elle-même suffit à la justifier. Le jeu, évidemment, paraît au premier abord, le moins utile de nos gestes, mais il en devient le plus utile dès que nous constatons qu’il multiplie notre ferveur à vivre et nous fait oublier la mort.”
ÉLIE FAURE, L’esprit des formes, tome II, Utilisation de la mort, I.
“Je me demande si la guerre n’éclate pas dans le seul but de permettre à l’adulte de faire l’enfant, de régresser avec soulagement jusqu’à l’âge des panoplies et des soldats de plomb.”
MICHEL TOURNIER, Le roi des Aulnes
“La passion du jeu est une des moins dissimulées; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants.” Diderot, Les bijoux indiscrets, chap. 12
“Une passion chasse l’autre, et celle du jeu est la première de toutes : l’amour et l’ambition s’émoussent en vieillissant, le jeu reverdit quand tout le reste se passe.”
MARQUIS DE LA FARE, Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, chap. 1.
“Jouer, c’est rêver avec tout son corps.” DUHAMEL, Les plaisirs et les jeux.
“Tricher au jeu sans gagner est d’un sot.”
VOLTAIRE, Éloge de l’hypocrisie.
Manu Larcenet
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