La beauté est-elle légitime ?
Par François HOUSSET | Les Textes #19 | 2 commentaires | |
Tous les hommes sont égaux en droit... mais la beauté les hiérarchise en fait. Notre culture est truffée de représentations faisant de la beauté un critère de valeur: on range d’un coté les bons-justes-et-beaux, de l’autre les méchants-pas-beaux. C’est ridicule mais ça marche. Au point qu’il nous faut fournir un grand effort pour ne pas dès l’abord considérer que la beauté sied à la moralité. On verrait mal une méchante sorcière avec un doux visage de fée: cela ne paraîtrait pas “normal”.
Ce préjugé se défend. Voyons quels arguments utilise l’avocat du beau diable. En un sens la beauté se mérite, ou bien n’est donnée qu’à ceux qui la valent. Il faut souffrir pour être beau ou belle, le vouloir et s’en donner les moyens, y consacrer du temps, de l’attention... Sartre lui-même n’a-t-il pas dit qu’on était responsable de son visage ? La morphologie a du sens, et l’allure traduit un caractère: un visage veut dire quelque chose, traduit un souci éthique -on prétend voir la “véritable beauté” d’une personne, dont le faciès est une expression: les moindres plis, les fossettes, le teint, révèlent des intentions ! De fait, la beauté (cette beauté) n’est pas qu’apparence -et puisqu’il y a du mérite à être beau ou belle, les privilèges donnés par le charme n’ont rien d’illégitime.
Depuis Platon des nuées de philosophes dénoncent le monde des apparences comme artificiel: il n’y aurait dans l’aspect physique et purement matériel des choses, rien sur quoi le regard du sage puisse véritablement s’arrêter. À ceux qui lui présentaient un beau jeune homme et lui proposaient de le déshabiller pour mieux apprécier sa beauté plastique, Socrate répondait qu’il préférait lui parler, parce qu’il trouvait plus d’intérêt à déshabiller une âme qu’un corps... Socrate méprisait carrément l’apparence pour s’empresser de ne vivre que dans un monde idéal. Nous, qui sommes encore sur terre, aurions beau jeu de dénoncer les préjugés venus du premier regard s’arrêtant aux superficielles apparences. Le premier regard ne permet d’appréhender qu’une superficie: on ne voit pas en profondeur faute de pouvoir creuser derrière le fond de teint, le vêtement ou la peau, on n’appréhende jamais qu’une surface, des contours, un volume et une forme. Le superficiel est important, parce que lui seul est donné à voir dès l’abord.
Pour complexifier ces données, et faire taire notre malhonnêteté intellectuelle, il est temps d’ajouter une affreuse évidence: la beauté n’existe pas. Rien n’est véritablement beau: toute subjective, la beauté ne réside jamais que dans les yeux de celui qui dit “c’est beau”. Les séducteurs ne font pas loi, ce sont ceux qui par leur regard valorisant leur donnent un pouvoir qui s’en font les volontaires esclaves. Le jugement de goût ne justifie rien, il exprime simplement un plaisir tout relatif. Ce n’est pas parce qu’un jugement de goût est collectif qu’il n’est plus subjectif. Une personne est dite belle en ce qu'elle correspond aux canons de la beauté: elle est à la mode qui trotte. La beauté dépend donc de critères variables: ce ne sont jamais les choses ou les personnes qui sont belles, mais un sujet (ou un groupe, ou un peuple...) qui les trouve belles. Alors apparaît tout le narcissisme de la personne qui juge de la beauté d'une autre: elle observe en quoi l'apparence de l'autre correspond à ce qui pour elle est agréable -elle-même: c'est pour soi que l'on s'intéresse à l'autre. “Le” beau n'est dès lors rien que le regard que nous portons sur les êtres, regard réprobateur ou admiratif non en fonction de l'objet considéré, mais avant tout en fonction de soi-même.
Convoqué à notre tribunal de la raison, le jugement esthétique, trop valorisant ou dévalorisant, fut méprisé. Tant pis pour lui: n'est-il pas scandaleux que, du fait que des regards se portent avec plus de plaisir sur certaines personnes, des êtres humains se retrouvent hiérarchisés en fonction de leurs apparences, comme si leur valeur propre était donnée par leur capacité à rincer l'œil de contemplateurs intéressés ?
Nous avons voulu nous en indigner, et avons buté sur notre propre jugement. Car il paraît dès l'abord impossible de ne pas associer les satisfactions visuelles aux caractères objectifs que notre éducation leur attribue. L'amant(e) associe ses plaisirs sensuels à l'équilibre des volumes du corps de l'aimé(e) ; I'architecte trouve du plaisir dans la longueur de l'arche porteuse d'un pont ; etc. Puisque ces satisfactions s'associent à des objet pour lesquels nous savons faire des descriptions très objectives, on peut chercher quelles mesures engendrent ces satisfactions: on recherche donc des lois du beau. Et quand on cherche, on trouve: le nombre d'or, qui donne en architecture le rapport des côtés d'un beau rectangle ; les lois de complémentarité des couleurs, etc. Comment ne pas conclure que le laid est un déplaisir cérébral, engendré par le non respect des lois objectives qui caractérisent le beau ? Et comment, même malgré nous, ne pas en vouloir aux laids de ne pas respecter ces lois qui sont si “bonnes” ?
Quoi ? ce qui fait qu'on ne se lasse pas de regarder, de contempler, d'admirer, permettrait de distinguer les êtres en ne donnant qu'à certains une valeur ajoutée ?
On évoque l'harmonie que tous cherchons et croyons envisager en un beau visage: un accord entre deux ordres provoquerait le plaisir, rassurant le pauvre hère qui y trouverait l'occasion d'échapper un peu à sa vie terrestre, pour (re)trouver un Beau idéal, absolu, duquel viendrait l'Idée (avec un grand i) que certaines formes doivent s'associer. “La vraie beauté élève et sauve” : la beauté de tout être, en nous rappelant ce monde idéal, nous y entraîne. Il y a de quoi préférer le beau ! On comprend enfin l'intérêt du contemplateur: à mesure qu'il savoure la beauté d'un être, il doit sentir en lui comme une légèreté qui lui permet d'échapper au monde terrestre où la pesanteur des choses rive l'esprit au sol. “On ne voit bien qu'avec le cœur”... qui s'envole... mais s'égare : on n'explique pas le pouvoir de l'apparence en évoquant un monde idéal où, justement, I'apparence ne vaut plus rien.
François Housset
www.philovive.fr
Citations
“Le plus effroyablement démuni des pauvres peut toujours espérer décrocher un jour le gros lot de la tombola organisée par l'Amicale des Pauvres Effroyablement Démunis. Le laideron, lui, n'a d'autre échappatoire que de ronger son frein d'un bec-de-lièvre machinal, de baisser ses yeux quelconques aux abords des miroirs qui l'insultent, ou de se foutre à l'eau au risque d'effaroucher les murènes. Quelquefois, je trouve que Dieu pousse un peu... La beauté. Existe-t-il au monde un privilège plus totalement exorbitant que la beauté ? (...) Et encore. Le boudin con ne souffre pas. Mais il y a le boudin pas con. Le boudin avec une sensibilité suraiguë. Le boudin qui est beau du dedans. Le boudin qui a dans sa tête et qui porte dans en son Coeur sa beauté prisonnière... ”
Pierre DESPROGES. Vivons heureux en attendant la mort.
“Cette secrète violation de soi-même, cette cruauté d'artiste, cette volupté à se façonner comme on ferait d'une matière difficile, résistante, souffrante, de se marquer de l'empreinte d'une volonté, d'une critique, d'une contradiction, d'un mépris, d'une négation, ce travail inquiétant, plein d'une joie épouvantable, le travail d'une âme volontairement disjointe qui se fait souffrir par plaisir de faire souffrir' toute cette « mauvaise conscience » active, en véritable matrice d'événements spirituels et imaginaires, a fini par amener à la lumière - on le devine déjà - une abondance d'affirmations, de nouvelles et d'étranges beautés, et peut-être lui doit-on même la naissance de la beauté même... Qu'est-ce qui serait « beau » si la contradiction n'était pas devenue- consciente d'elle-même, si la laideur ne s'était pas dit à elle-même «Je suis laide » ? ”
NIETZSCHE. Généalogie de la morale. II, 18. Trad. Henri Albert et Marc Sautet
La beauté sera comestible ou ne sera pas.
Salvador DALI Les Cocus du vieil art moderne ; Fasquelle
La beauté trop formelle devient une grimace.
Rosa LUXEMBURG Lettres de prison (1916-1918) ; tr. Aubreuil ; Bélibaste.
Rien de plus émouvant que la beauté qui s'ignore, sinon la laideur qui se sait.
Robert MALLET Apostilles (1972) ; Gallimard.
La beauté hélas ! c'est du cinéma.
Jean-Paul FUGÈRE Les Terres noires (1965) ; HM.H
Tu sais l'épithète homérique pour désigner la beauté surhumaine. « Horrible. »
Jean-Louis CURTIS L'Horizon dérobé (1979) ; Flammarion.
“La beauté, très illustre ami, n'est pas tant une qualité de l'objet considéré qu'un effet en celui qui le regarde. Si notre pouvoir de vision était plus grand ou plus faible, si notre tempérament était autre, les choses qui nous paraissent belles nous paraîtraient laides et les laides deviendraient belles. La plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible. Certains objets qui, vus de loin, sont beaux, sont laids si on les voit de près. Ainsi les choses considérées en elles-mêmes ou dans leur rapport à Dieu ne sont ni belles ni laides. Qui prétend que Dieu a créé le monde pour qu'il fût beau doit nécessairement admettre ou que Dieu a fait le monde pour le désir et les yeux de l'homme, ou qu'il a fait le désir et les yeux de l'homme pour le monde. ”
SPINOZA Lettre à Hugo Boxel Pléiade: Lettre 54
On a dit de la beauté que c'était une promesse de bonheur. On n'a pas dit qu'elle fût tenue.
Les Trois Impostures (Emile-Paul), Paul-Jean TOULET (le bien nommé 8-).
"Belle-mère. Vision futuriste de sa propre femme."
Le dictionnaire de Laurent BAFFIE.
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