Instruire n'est pas débattre ! Un élève existe : il pense !
Par François HOUSSET | Les Textes #191 | commenter | |
Penser est un droit, voire un devoir. Les occasions de penser par soi-même sont pourtant rares : la demande inverse est plus fréquente. Malgré les apparences et les beaux discours, aucun lieu n’est un lieu de libre pensée. Autant à l’école, au collège, à l’université, que dans les entreprises, on est stupéfait quand on se trouve invité à penser pour de vrai !
Et si on les prenait comme de vraies personnes ?
On ne pense pas la vie : on s’y formate. On doit se poser les questions du professeur ou du formateur, acquérir les idées nécessaires à l’acquisition d’un diplôme, d’un statut, d’un salaire. Un bon élève apprend et comprend (dans le meilleur des cas) ce qu’on lui enseigne: il réussira quelque examen scolaire, et voila tout ce qu’on appelle réussir.
Pour le dire tout net, on a du mal à considérer l’élève comme une personne. Des professeurs cohérents face à la logique de l’instruction en arrivent à regretter que leurs élèves ne soient pas des disques vierges sur lesquels inscrire un “bon” programme. Ne nous étonnons pas qu’ils négocient l’âge de la conscience, et présentent leurs élèves comme trop jeunes pour élaborer leurs propres concepts : voila qu’il y a un âge requis pour juger.
La démarche pédagogique consiste le plus souvent à “casser” les représentations qu’ont pu se faire les élèves, pour les remplacer par celles-là seules qui sont “les bonnes”, comme on "réinitialise" un disque dur pour le faire tourner avec le système adéquat. On parlera philosophie le plus tard possible : à la majorité. Difficile de retarder plus... Et dans un cadre formel de bachotage (donc seulement pour ceux qui passent en terminale), en préférant toujours la leçon édifiante, “efficace” pour décrocher le bac.
PENSER EST INUTILE
De l’école à l’entreprise, il n’y aura qu’un pas. Des cadres, « efficaces » pour avoir assimilé les doctrines de l’entreprise se trouvent (ou se croient) incapables d’avoir une pensée authentique et spontanée, faute d’occasions de penser. Des élèves bourrés de cours recrachent parfois avec panache les notions prémâchées qu’on leur demande justement de bien régurgiter. Mais demandez leur quelles sont leurs propres pensées: silence.
Où, quand, comment réfuter soi-même ses propres préjugés? Notre monde est infesté de formateurs qui forment, de professeurs qui professent, d’instituteurs qui instituent. Tous vomissent leurs savoirs sur des assemblées d’éponges: les mieux imbibés réussiront dans la vie. Mais leurs vies ? À quoi sert de penser ? Que la question se pose révolte, et cet emploi du verbe servir hérisse: le but inavoué n’est-il pas de se servir de l’Homme, d’en faire quelque chose de prévisible comme un bon ustensile? Pourquoi perdre du temps à se chercher, quand des modèles de vie sont proposés ? Pourquoi s’attarder à exercer un esprit critique là où la libre pensée n’a pas de place? Tant d’efforts pour tant d’inconforts, quelle vanité! Autant baisser les bras, se soumettre sans condition: il est plus confortable de rester soumis et suivre des rails sans question.
LE SENS DE LA VIE N’EST PAS AU PROGRAMME
Pourtant l’enseignant est une personne. Un professeur est humain, mais prépare aux examens plutôt qu’à l’humanité. L’élève doit être “élevé”, “formé”, pour servir dans le marché du travail en tant que ressource humaine: il n’est pas nécessaire (et il est plutôt gênant) qu’il existe en tant que personne. Qu’il ne parle pas, sinon de son programme! Le sens de sa vie n’est pas au programme. Poussons le cynisme jusqu’au bout, réjouissons nous de l’inconsistance de sa pensée, insistons sur le fait qu’il ne sait pas s’exprimer, jusqu’à nous en convaincre. Puis vantons nous de le rendre prévisible, fiable. C’est pour son bien qu’on lui épargne le malheur de penser (de penser mal, dit-on). Les angoisses existentielles sont trop lourdes pour ces petites consciences : c’est la conscience véritable qu’on évite, cette conscience qu’on sait ingérable !
L’élève est une personne. Il le sait: cela crie tout au fond de son être, depuis toujours, pour toujours. Mais il sait encore que dans le cadre étroit de l’instruction on s’acharne à faire quelque chose de lui.
UN PROFESSEUR N’EST PAS UN PHILOSOPHE
Total respect, ô profs! Il faut que le savoir soit transmis, indubitablement. Simplement il convient de distinguer l’enseignant, l’élève ... et les philosophes. La philosophie s’enseigne quand on en raconte l’histoire édifiante. Mais philosopher se vit : une leçon n’a rien à voir avec un débat. L'animateur de débat philosophique en classe peut difficilement enseigner dans cette même classe : les rôles se mélangent mal. Un intervenant qui surgit ponctuellement pour inviter à penser est autrement accueilli qu’un professeur qui, après avoir fait de bonnes leçons, propose d’oublier l’enseignant pour former une communauté de recherche. Il quitterait son rôle de précepteur! Après avoir instruit, noté, après s’être évertué, à longueur de programmes, à remplir ces “petites têtes” de contenus pédagogiques, comment l’enseignant pourrait-il prendre des leçons de ses élèves, se prendre en pleine face ces consciences élaborant leurs propres concepts ? Imaginerait-on des ouvriers participant spontanément à un débat proposé par leur contremaître ? On s’indigne de ce que l’Éducation Nationale accorde peu de place à la philosophie; on s’étonne, on se scandalise, que des étrangers tels que les animateurs de débats sortant de leurs cafés-philo vulgaires (de vulgus, le peuple, la rue) entrent dans les Établissements dits Publics, mais c’est absolument nécessaire, pour l’enseignant et pour l’élève, qui ont besoin d’air!
Il faut que cet intervenant rappelle à toutes ces personnes qu’elles sont des choses qui pensent, pour reprendre le mot de Descartes. L’enseignant peut s’asseoir parmi ces consciences et participer au débat comme tout un chacun, si et seulement s’il consent à s’effacer, à oublier son rôle le temps du débat: le voilà libre lui aussi de penser sans se conformer à son rôle préétabli. Alors chacun peut s’accorder le droit de penser sans crainte d’être jugé, noté, corrigé: n’importent que les idées s’ébattant enfin seules ! Le silence ne fait pas long feu quand il ne s’agit plus d’instruire, mais de laisser penser.
Penser est une activité naturelle. Si, si ! Naturelle, mais perfectible : donnons lui l’occasion de s’exercer. Instruire n’est pas débattre: l’élève sait se taire, l’humain sait penser. Rares sont ceux qui s’accrochent d’une façon crispée à leurs préjugés, quand tous ensemble sont invités à exercer leurs facultés de juger: l’occasion est trop belle, et trop rare !
François Housset
www.philovive.fr
Article publié dans Nouvelles pratiques philosophiques en classe, sous la direction de Michel Tozzi, CRDP de Bretagne, mai 2002
Commentaires
Aucun commentaire pour le moment.
Ajouter un commentaire