Topo sur le café philo du 5 mai 98 au Café de Rouen.

Encore une fois j’ai pris une bonne leçon. J’étais au départ très gêné par la formulation du sujet : mon appareil rationnel perverti par 10 ans d’études de l’histoire de la philosophie en a intégré le vocabulaire ; pour lui, le matérialisme est une doctrine soutenant qu’il n’existe rien que la matière, et que cette matière est composée d’atomes et de vide. À priori aucun rapport avec l’insatiable désir de tout posséder ! Dépité par ce contre-sens, j’étais gêné pour Epicure et Marx, que je considère comme les plus “grands” matérialistes... je ne connaissais pas le matérialisme rouennais, qui sut faire honneur aux deux compères!

Borner nos désirs: telle fut d’abord notre ambition. Trouver le moyen de nous protéger de ce dont nous avons envie, pour ne plus jouer le jeu (ou être les jouets) de la société de consommation. Il fallait savoir être autre chose qu’un consommateur pour jouir sans posséder, tout simplement parce que l’homme, esclave de sa convoitise, est bientôt possédé par ce qu’il possède. Dès l’abord il apparût nécessaire de se contenter de peu (et je vis Epicure réclamer un verre d’eau) : on peut faire un festin d’un croûton de pain, jouir de peu -et, de fait, se satisfaire bien plus aisément. Ne plus lorgner la bagnole du voisin avec le désir de se l’accaparer : cultiver son jardin, se satisfaire de son quant-à-soi. Bin voyons !

Se contenter de peu, c’est accepter que d’autres aient plus: on évoqua les nantis, disposant de la quasi totalité des richesses et, insatiables, étendant sans cesse leurs emprises. Face à l’injustice apparaît la perversion de l’ascétisme: la résignation n’est bonne que s’il est bon d’accepter d’être spolié. C’est en se consolant d’être pauvres que les pauvres acceptent de l’être et risquent de l’être plus encore.

Faut-il pour autant refuser la satisfaction -le bonheur d’être heureux avec ce que l’on a ? Passer d’Épicure (qui ne faisait pas de politique) à Marx, pour s’unir avec tous les prolétaires contre le grand capital ?

Il ne semble pas que la révolution soit en marche, ni que pour se satisfaire de peu le citoyen ait abandonné sa conscience politique: il faut enfin se résoudre à quitter Epicure et Marx pour penser sans filets. Le plus important est ce que l’homme fait du matériel, et non l’inverse: la possession n’est dès lors plus une fin (rimant avec échec personnel et désillusion -des plus pauvres comme des plus riches, qui n’évitent pas le malheur en consommant).

Ce n’est pas parce que nous sommes dans une société capitaliste que l’argent doit prendre la place de la parole: celui qui n’est pas possédé par la convoitise du plus avoir passe outre ses désirs exacerbés pour rester humain, et ne possède rien aussi bien que sa personnalité. Il s’agit donc de choisir l’être plutôt que l’avoir, fuir le vertige de la possession, qui nous fait tout vouloir, en nous rentrant dans le crâne l’idée qu’une multitude d’objets rempliront notre vie. Il s’agit de s’en passer plutôt : l’accumulation gêne au point que les objets finissent par remplacer notre vie.

Le problème n’est donc pas politique ni seulement économique. Il s’agit de faire face à une angoisse existentielle: la peur du vide.

De fait, camarades, la thèse marxiste est devenue caduque -non par rapport à son contenu, mais parce qu’elle n’a rien à voir avec notre quête: on ne trouve pas le bien-être dans le matériel, dans les choses. Celui qui n’a “pas assez” est en échec, et peu importe l’étendue de ses possessions : à force de penser contre (ou pour) la loi du fric, on finit de toute façon par ne penser qu’au fric.

On a beau jeu de montrer du doigt qui veut AVOIR, comme si pour autant il ne savait pas ÊTRE : l’avidité, comme la boulimie, cherche à remplir un vide qu’il faut véritablement combler. Nous avons vu, en nous embrouillant dans nos argumentations, à quel point il était difficile d’affirmer que l’on peut, au choix, avoir ou être ou se faire avoir : les trois s’enchevêtrent.

Si être c’est ne rien avoir (si ce n’est que quand on n’a plus rien qu’on commence à être), le “tout” est constitué de rêves... d’existences. L’économe se considère lui-même comme un capital. Se priver revient à s’augmenter.

Tout est dans la valeur personnelle, qui n’est pas une valeur marchande : ce n’est pas le fait que certains possèdent 15 maisons qui fait ombrage aux SDF : c’est leur refus de les loger. C’est la perte (véritable et essentielle) de leur humanité. L’homme est incapable d’usage collectif tant qu’il n’est pas contraint à borner ses désirs (le mythe de l’anneau de Gygès1 illustre cette vérité). On ne peut pas dire STOP, “j’en ai assez”, que ce soit au niveau de l’être ou de l’avoir. Tout simplement parce qu’on ne peut s’arrêter de désirer -ce qui reviendrait à cesser d’être. La seule borne est le désir des autres, et le droit de regard que chacun s’octroie sur le territoire des autres. Conclusion provisoire : il faut encore empêcher les avides de trop avoir, légiférer le droit de posséder... pour pouvoir enfin penser à autre chose.

François Housset









1 Légende de Gygès le Lydien: ce brave et honnête pâtre se trouva en possession d’une bague le rendant invisible. Le patre tua alors le roi et s’empara du pouvoir, laissant libre cours à son avidité de toute chose. Moralité: on ne se satisfait de peu que faute de mieux, et le plus honnête homme, s’il en a les moyens, deviendra insatiable.

“Cela dit, supposons qu’il y ait deux bagues de ce genre; que l’injuste et le juste se la passent au doigt: il ne se trouverait pas un seul homme au cœur d’assez bon acier pour demeurer dans la justice, pour avoir le courage de se tenir à distance de ce qui appartient à autrui et pour n’y pas porter la main, alors qu’il lui serait possible d’emporter du marché en toute sûreté ce qui lui plairait... le juste ne ferait rien qui le distinguât de l’autre... Il y a là une sérieuse raison de penser que personne n’est juste de son plein gré, mais par contrainte”

Platon, La République, livre II

“Désirer, c’est subir l’empire des choses.”

Goblot, Vocabulaire philosophique.

“Le maître d’un homme, c’est celui qui a le pouvoir de lui accorder ce qu’il désire, de lui enlever ce qu’il refuse; celui donc qui veut être un homme libre, qu’il ne désire rien, qu’il ne repousse rien de ce qui dépend d’un autre; sinon il est esclave, c’est inévitable.”

Epictète. Manuel. XIV

“Le bonheur, c’est de posséder un bon génie, ou une bonne raison.” Marc-Aurèle,Pensées pour moi-même, L. VII, § XVII

“Si nous imaginons que quelqu’un tire de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous ferons tout pour qu’il ne la possède pas.” Spinoza, L’Éthique, III,32

“Vivre au monde comme si ce n’était pas le monde, posséder comme si l’on ne possédait pas, renoncer comme si on ne renonçait pas, toutes ces exigences courantes et si souvent formulées de la science de vivre, seul l’humour est en état de les réaliser.”

Hermann Hesse. Le loup des steppes.

“Créer est le seul domaine où il faut se déposséder pour s’enrichir.”

Malcom de Chazal. Penser par étapes

"De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTÉ."

Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs. Première section

« Or toutes les choses que recherche le vulgaire*, non seulement ne procurent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore y font obstacle et causent souvent la perte de qui les possède et toujours celle de ceux qui en sont possédés. »
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, 7.
*Le vulgus n’est pas la plèbe, mais plutôt le non-éduqué.)