LES PEURS
Par François HOUSSET | Les Textes #166 | commenter | |
La peur, tout le monde connaît. On tremble -entre autres symptômes : chair de poule, gorge nouée, sueurs froides, paralysie, rétention de la respiration et parfois crise cardiaque. De quoi prendre le phénomène très au sérieux. Toutes les peurs sont terribles, terrifiantes : la plus grande peur est celle... d’avoir peur !
Faut-il faire face à l’effroyable ? Mais TOUT est effroyable ! On peut aussi bien avoir peur de la douleur que du plaisir même, de ses ennemis comme de ses amis, des autres comme de soi-même, du monde entier (par exemple du marasme économique, politique, moral, spirituel...), ou du grand méchant loup caché partout... oui, même sous le lit !
Salon philosophique du 28 octobre 2011
Deux solutions : faire face ou fuir. Il faut, au choix, affronter et surmonter (“devenez durs !” nous hurle Nietzsche), ou au contraire se réfugier dans une inconscience telle que les menaces soient niées. En devenant les plus grands consommateurs de tranquillisants, les Français choisissent la seconde solution. Reste à justifier cette prétention à annihiler la menace en fermant les yeux.
C’est vivre qui est terrifiant, parce que vivre c’est déjà se mettre en danger. Toute conscience est angoissée, et l’angoisse est une peur sans objet. Rien de précis ne nous effraie, tant qu’on ne s’engage pas. Il faut choisir sa vie, et... oser la vivre ! Il est plus aisé de ne pas exister, de se laisser vivre ! Le plus lâche renonce donc, ne s’affirme pas, et se laisse entraîner par la vie comme dans un torrent capricieux, les yeux fermés.
La lâcheté a ses raisons. Voulons-nous une vie confortable ? et y-a-t-il plus inconfortable que la conscience du danger ? La peur est une tension nuisible à la tranquille assurance de l’heureux béat; elle stresse, déstabilise, inhibe les pauvres individus purs et innocents que nous sommes. La peur doit être combattue parce qu’elle empêche de vivre dans l’innocence de notre irresponsabilité. Fermons bien vite les yeux sur notre inconfortable péril : voilà, nous allons mieux, l’espace d’un instant. La peur se fuit à court terme. Si le pire est de craindre, notre aveuglement nous l’évite. Mais cette “innocente” jouissance du présent est provisoire. Reste la peur de ce que l’on pourrait découvrir si nous nous autorisions conscience et responsabilité. Paradoxale lucidité du lâche : parce que la peur peut être réellement malsaine, nous nous réfugions dans la peur de la réalité même !
Connais toi toi-même. Le courage est une vertu trop oubliée, consistant à prendre pleinement conscience de ses tremblements. Il s’agit enfin d’affronter le danger. C’est faire face qui est difficile. Mais pas tant que de rester caché sous un lit. Le danger, le plus souvent, n’est terrible qu’en tant qu’on le suppose tel : le pire est ce qu’on s’imagine. Se faire une idée adéquate d’une menace revient souvent à se libérer d’une peur irrationnelle. C’est parce qu’un homme n’ose regarder la menace en face qu’il se soumet, s’abandonne, sans même résister. Affronter “la bête” revient le plus souvent à s’affronter soi-même, ou plutôt cette partie de soi-même que l’on aurait voulu nier plutôt que de l’éprouver. Le courageux accepte le risque réel, la remise en question de soi-même : “je” est un autre, parfois méchant, haïssable, violent, ne pardonnant rien et pouvant tout détruire s’il le veut ou si “on” le lui permet. Car il a les moyens qu’on lui abandonne. L’affronter bien en face, en sachant pertinemment que c’est alors le sens de sa propre vie que l’on crée.
Courir sus au péril donc, savourer cet instant crucial où l’on mesure enfin l’importance de ce qui est en péril. Pour pouvoir sans retenue être soi-même, il faut se connaître fort et fragile, être prêt à perdre, à souffrir, à mourir même, au nom de ce qui en vaut la peine : le sens de la vie, le sens qu’on lui donne. Déjà s’évanouit l’aspect inhibiteur de la peur, et apparaît sa vertu salutaire. La peur sauve ce qui importe. La vie même : c’est la terreur du parachutiste se jetant dans le vide qui lui fera ouvrir son parachute. La peur rend l’homme lucide, responsable de sa vie, luttant contre ce que de passifs vaincus se résolvent à nommer fatalité.
La vie se mène, vaille que vaille. Surmonter sa trouille oblige à la considérer comme une force : alors, alors seulement, la peur donne des ailes. L’adrénaline est une excellente drogue. Le fait de ne pas avoir droit à l’erreur oblige à un discernement qui rend la vie intense. Il faut bien vivre dangereusement pour comprendre pourquoi ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. Alors l’action en vaut la peine, et devient décisive.
Rien ne vaut d'être lucide. Les remparts derrière lesquels nous nous réfugions sont nos murailles intérieures. Nous n’existons que tant que nous sortons de nos propres enceintes, nous aventurant là même où, paraît-il, rodent les bêtes les plus cauchemardesques -tant qu’on n’y a mis les pieds. La réalité s’affronte. N’est effectivement vivant que l’aventurier qui ose avancer main-tenant, et qui, après l’affrontement, peut dire “je me suis bien battu”. Courageux d'avoir osé s'avancer : il s'est la plupart du temps battu seulement contre lui-même, car il n'y avait d'adversaire que dans ses cauchemars. La réalité est plus bienveillante qu'on ne craint.
François Housset
www.philovive.fr
Ils ont dit...
PEUR : "émotion-choc, souvent précédée de surprise, provoquée par la prise de conscience d'un danger présent et pressent qui menace, croyons-nous, notre conservation."
Jean Delumeau, La peur en occident (Artheme Fayard, 1978, p.27)
"Sans la peur, aucune espèce n'aurait survécu".
G. Delpierre, L'Être et la peur.
"... La peur ou l'épouvante, qui est contraire à la hardiesse, n'est pas seulement une froideur, mais aussi un trouble et un étonnement de l'âme qui lui ôte le pouvoir de résister aux maux qu'elle pense être proches... Parce que la principale cause de la peur est la surprise, il n'y a rien de meilleur pour s'en exempter que d'user de préméditation et de se préparer à tous les événements, la crainte desquels la peut causer.”
Descartes, Passions de l'âme, I, art 174 et 6
“Il y a toujours, et dans chaque homme, quelque mésaise à l’approche du danger. (...) Henri IV, avant chaque bataille, et Dieu sait s’il en livra, souffrait d’un flux de ventre irrépressible, et en faisait des plaisanteries gasconnes. Mais peur n’est pas couardise. Bien loin de là. La vaillance est faite d’une peur qu’on surmonte.”
Robert Merle. Fortune de France. Le Lys et la Pourpe.
"J'ai tellement peur de la mort que j'en arrive parfois à espérer mourir vite, rien que pour avoir peur moins longtemps.”
Geluck
"Tous les hommes ont peur. Tous. Celui qui n'a pas peur n'est pas normal, ça n'a rien à voir avec le courage."
Sartre. Le Sursis
“La crainte ne fait que des esclaves; et des esclaves sont lâches, bas, cruels, et se croient tout permis quand il s’agit, ou de captiver la bienveillance, ou de se soustraire aux châtiments du maître qu’ils redoutent. La liberté de penser peut seule donner aux hommes de la grandeur d’âme et de l’humanité.”
D’HOLBACH. Le bon sens. Chap. 155
«L’esclave dans ses chaînes est libre; cela veut dire que le sens même de ses chaînes lui apparaîtra à la lumière de la fin qu’il aura choisie : rester esclave ou risquer le pis pour s’affranchir.»
Sartre, l’Être et le Néant
“L’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne; mais il n’a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d’une conscience de soi indépendante.”
HEGEL. La phénoménologie de l’esprit. ed Aubier, t. 1, p.159.
“La vertu de l’homme libre se révèle également grande à éviter les dangers qu’à les surmonter.”
“La fuite délibérée et opportune doit être regardée comme exigeant une fermeté aussi grande que le combat; autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la même fermeté ou présence d’esprit que le combat.”
SPINOZA. Éthique IV LXIX & cor.
“Un homme d’esprit est perdu s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie du caractère. Quand on a la lanterne de Diogène il faut avoir son bâton.”
CHAMFORT, Maximes, pensées, anecdotes.
Crainte absurde ? Certes; mais vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l’enfance ? A-t-on déjà vu un être humain exister autrement qu’à travers l’opinion cinglée qu’il se fait du réel ?
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
Le meilleur moyen de calmer leurs peurs, c’est de montrer aux futurs médecins comment on soigne, on panse, on répare. Quand on voit un nourrisson convulser de fièvre, ça fait peur. Quand on sait faire cesser ces convulsions fébriles et quand on sait qu’elles sont le plus souvent bénignes, on n’a plus peur. Le savoir et le savoir-faire permettent au médecin de mettre ses peurs de côté, de rassurer tout le monde et de soigner.
MARTIN WINCKLER, Les brutes en blanc.
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