PARCOURS
Par François HOUSSET | Les Textes #181 | commenter | |
Itinéraire de professeur de philosophie : des collèges à la prison, en passant par l'hôpital, le théâtre et les casinos ! Le laïus qui suit a été formulé pour obtenir une validation des acquis de cette expérience.
Professeur de philosophie depuis 1995, j’enseigne dans divers cadres : une vue d’ensemble de ma carrière s’impose pour permettre la reconnaissance des acquis de mon expérience. Dans des classes de collèges, avec la Fondation 93 qui est le Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle de Seine-Saint-Denis, dans des Missions d’Intérêt Général (classes pour des élèves déscolarisés), dans des « classes relais » et Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté, j’ai proposé aux élèves d’exercer leurs facultés intellectuelles en les amenant à mobiliser toute une panoplie de comportements cognitifs : fournir et demander de bonnes raisons, émettre des hypothèses, faire des distinctions, des rapports, généraliser, donner des contre-exemples, découvrir des présupposés, utiliser et reconnaître des critères, questionner, tirer des conséquences, reconnaître les sophismes, s’impliquer, écouter activement, accepter les critiques et même trouver plaisir à réfuter ses propres préjugés, bâtir ses représentations à partir des idées des autres. Ces habiletés sont la base de tout apprentissage : ainsi pratiquée, la philosophie permet de véritables progrès dans toutes les matières, et arme pour faire face à des situations de la vie, en développant le jugement. Il s’agissait d’acquérir des compétences intellectuelles, permettant de devenir plus “raisonnable” : ouvrir son esprit de façon à raisonner avec d’autres personnes, utiliser la raison au profit du développement humain. J’avais et j’ai toujours vocation à libérer des opinions courantes dans lesquelles chacun est susceptible de se laisser enfermer. Dans ce but j’ai mené de nombreuses Discussions à Visées Philosophiques -cette terminologie que l’on doit au philosophe Lipman désigne une activité émergente qui permet aux élèves d’apprendre à se questionner et à penser en entrant dans une réflexion collective. Les nombreux thèmes traités s’imposaient le plus souvent. Par exemple, la laïcité étant remise en question, quand un professeur d’histoire se faisait agresser parce qu’il avait évoqué un texte sacré, ou quand un professeur de SVT était remis en cause pour avoir enseigné l’évolution des espèces, j’intervenais pour demander aux élèves s’ils concevaient qu’un enseignant prêche, ou qu’un prêtre enseigne. Ils avaient ainsi l’occasion de distinguer eux-mêmes le sacré et le profane, le temple et le collège, et ils pouvaient concevoir le droit de chacun de croire à sa façon, ou de ne pas croire, sans que cela changeât le statut de l’élève, et sans que l’enseignement s’en trouvât modifié. J’interviens depuis 1997 dans divers foyers de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, pour philosopher avec de jeunes délinquants, que j’ai conviés à des Débats aux Sommets des montagnes, avec l’association En passant par la montagne. L’émulation née de ces activités a réclamé un colloque que j’ai animé en 2005 à Chamonix : La Montagne, un outil dans le travail social . Avec des Missions Locales j’anime des formations sur la prévention, notamment sur l’addiction et la violence, et depuis 2001 j’enseigne l’éthique médicale, pour des Instituts de Formation en Soins Infirmiers, des Centres Hospitaliers Universitaires et La Croix Rouge. Pour penser le soin et la guérison, j’interroge soignants et soignés sur les moyens de n’être ni soi-niant ni soi-nié : « Puis-je considérer le malade comme un corps ? » « Suis-je mon corps ? ». J’organise toujours des formations et colloques sur le soin et la reconnaissance. Depuis l’obtention de mon D.E.A. de philosophie à la Sorbonne en 2005, j’enseigne la philosophie de l’éducation, pour des éducateurs spécialisés, des assistantes sociales, des juristes et des personnels de centres de détentions ou de Centres d’Education Fermée, dans des écoles de service social, des universités et divers Pôles Territoriaux de Formation de l’Ecole Nationale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. J’organise des formations sur l’éducation sous contrainte, l’éthique et la déontologie, la laïcité, la responsabilité, la sollicitation affective, la sanction... Mon expérience m’amène à témoigner sur l’enseignement de la philosophie, participer aux colloques sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques organisés au siège de l’UNESCO chaque année depuis 1998. Mon but est toujours de permettre aux divers partenaires de s’enrichir mutuellement, et de rappeler que l’élève est une personne. Il n’y a pas d’âge pour philosopher, ni de cursus prérequis, je m’en suis convaincu par de multiples rencontres avec des personnes mises en situation de penser, autant des Gouters Philo avec des enfants dans des bibliothèques municipales qu’avec des associations de seniors (je fais des conférences mensuelles depuis 2006 pour l’Université de Tous les Savoirs). Penser est une activité naturelle… et une habileté perfectible. Où que j’intervienne, je rappelle que chacun peut se donner pour but de penser sa vie et vivre sa pensée, et que parler et se socialiser implique déjà d’appréhender des concepts : tous sont conviés (élèves, collègues, proviseurs, assistantes sociales, infirmières, etc.) et aucune parole ne fait autorité. Parce que la pensée est libre dans ce cadre, elle croît d’elle-même.
Doctorant en philosophie à La Sorbonne, j’ai préparé des élèves au baccalauréat pour la première fois durant deux années scolaires de 1996 à 1998. J’ai effectué des remplacements ponctuels dans de nombreux lycées. Depuis 2008 j’ai la possibilité d’enchaîner les contrats annuels, autant dans des lycées de centre ville que dans des Zones d’Education Prioritaire, pour des classes de toutes sections, dans des lycées publics et privés. L’enseignement de la philosophie me permet de mieux m’épanouir intellectuellement que mes multiples activités de philosophe intervenant et conférencier : être avec les mêmes élèves tout au long de l’année permet une relation pédagogique riche parce que continue. J’apprécie de pouvoir constater si mes élèves progressent de séance en séance, analyser ce qui convient, ce qui ne convient pas ou plus, en ne cessant de me demander et demander aux élèves comment on peut travailler mieux. Mes interventions « extérieures » me mènent souvent loin des lycées. Elles sont indispensables tant que ma situation reste précaire, et elles illustrent ma pratique : la philosophie ne se cantonnant pas aux cadres scolaires les enrichit. Parce que j’interviens deux fois par mois dans un centre de détention, je transmets à mes élèves des propos de détenus, par exemple sur la possibilité d’être heureux en prison : cela rend mon cours sur le bonheur plus sensible. Je leur décris des domaines qui leur sont étrangers : le monde de l’entreprise (j’ai animé des colloques entre patronats et syndicats, pour l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), celui des démunis comme celui des nantis (je suis toujours très engagé avec les travailleurs sociaux, et j’interviens aussi chaque mois dans un casino depuis 9 ans), le monde du théâtre (j’ai animé un débat au sortir de chaque pièce du Théâtre de l’Est Parisien de 1998 à 2001)... Pour chaque thème du programme je propose des problématiques réellement traitées en situations concrètes, et rappelle que l’expérience vaut si et seulement si elle s’intègre dans une réflexion authentique – j’évalue leur capacité à mener leur propre réflexion quand, après avoir philosophé devant eux, je les invite à philosopher à leur tour. Une page Facebook sert à échanger avec mes élèves des sitographies permettant d’accéder à des cours en vidéo, des textes écrits et lus, des films et podcasts. L’échange permet très pratiquement de présenter la multitude de liens concevables entre les notions du programme : Facebook peut contenir un manuel de philosophie, est plus efficace qu’un site d’établissement, et consulté quotidiennement par la plupart des élèves, ce qui n’est pas encore le cas du cahier de texte électronique. En tant qu’administrateur, je cadre et rappelle notre projet : nourrir la pensée autonome, critique et responsable. Il ne s’agit pas d’étudier la philosophie en se plongeant dans son histoire, ce qui les intéresse peu, mais de la pratiquer en multipliant les dialogues -au sens grec du terme qui implique à la fois la rigueur de la construction du discours et un engagement individuel et social. Je demande fréquemment à mes élèves et à mes collègues ce qu’ils font dans les autres cours, pour m’en servir. Je guette le moment où je pourrais rebondir sur un texte étudié dans une autre matière. Je prends en compte ce qui s’est dit et ce qui se dira, pour aujourd’hui tenir le propos adéquat. Je visite d’autres enseignants : je vais suivre leurs cours pour m’inspirer de leurs façons d’enseigner. Je fais des cours à plusieurs (c’est plus riche, l’attention des élèves s’en trouve multipliée) et j’interviens avec joie dans les cours de mes collègues : en biologie pour parler de la vie, de l’éthique médicale, du plaisir, du handicap… en français pour évoquer Camus et l’existentialisme, au CDI pour observer ce qui fait la pertinence de l’information - je tiens à montrer combien la démarche du documentaliste est philosophique. J’évite de répéter les mêmes situations et je change le cadre dès que possible, en sortant avec mes élèves par exemple : j’ai notamment fait un cours devant des vaches, excellente occasion de s’interroger sur ce qu’est un homme, une conscience, les dissertations sur ce thème s’en sont trouvées ragaillardies. J’ai plusieurs fois proposé à mes élèves de rencontrer les circassiens de d’école du cirque Arlette Gruss, pour les aider à penser la vocation et l’engagement... Pour donner aux élèves l’occasion de s’exprimer sur un mode ludique, j’anime chaque semaine plusieurs ateliers d’Ecriture Jubilatoire et de théâtre dans le cadre de l’Aide Personnalisée –une aubaine pour les élèves ayant des difficultés à s’exprimer. C’est le cas de la plupart d’entre eux : tous ont besoin de s’exprimer le plus et le mieux possible. Je m’engage enfin dans un atelier d’accompagnement éducatif consacré à l’aide aux devoirs, mettant chaque soir mes compétences au service d’élèves de tous niveaux, pour les aider à passer du savoir au savoir-faire puis au savoir-être, et, enfin, au faire-savoir. Ma titularisation me permettra de me consacrer entièrement à l’enseignement de la philosophie au lycée.
Commentaires
Aucun commentaire pour le moment.
Ajouter un commentaire