“Devenir soi” : étrange expression. Moins étrange que l’existence même. Exister vient du latin ex sistere : littéralement, “se tenir hors de soi”. Exister, c’est être un pro-jet : un être jeté devant soi, en incessant devenir. Mais dire “j’ai à devenir qui je suis” est prétentieux : l’individu est traversé par des courants sur lesquels il n’a aucune prise. Des forces souveraines font de son “moi” un être inauthentique ne méritant plus d’être appelé “sujet”. Nous changeons, et affirmons pourtant rester nous-mêmes : si ce n’est pure prétention, par quoi se fait l’unité de tous nos mouvements de conscience, quand d’incessants changements nous altèrent ? Comment se prétendre auteur de sa propre évolution ? L’urgence, la voilà : qui ne s’est adapté s’est perdu; qui ne s’est transformé se trouve converti malgré lui. Et ça fait peur. Peur de se perdre à force de se jeter dans l’inconnu. Peur d’être corrompu au point de perdre son intégrité.

Des “incorruptibles” refusent de devenir étrangers à eux-mêmes. Ils se vantent de ne pas changer, y voient une vertu : la tempérance. Je suis, je reste ce “je” qui persiste et signe, qui ne peut devenir autre. Parce qu’une vérité n’est pas provisoire, les conservateurs refusent d’être girouettes. Leur prétention à la permanence détonne dans une société de consommation du tout-nouveau-tout-beau, où les valeurs morales mêmes fluctuent, . Le conservateur ne suit pas la mode qui trotte. Il prône, dans son maintien, une intégrité -un intégrisme diront ceux qui n’y voient qu’une façon crispée de s’accrocher à des principes caduques. Car le monde, lui, change : nous vivons dans le présent de toute façon. Nos pensées, nos comportements, les plus intimes de nos convictions, dépendent de notre société qui nous définit. Les conservateurs ne conservent que des ruines. Nous changeons comme l’eau du fleuve se renouvelle. Nous constatons l'évolution permanente de notre environnement, ainsi que de nous-mêmes : nous changeons de lieux, d'idées, d'alimentation, de travail, de vêtements, de rythmes, d'attitudes, voire de conjoint(e), d'amis, de langue... Tout coule en ce monde mouvant. Vouloir se conserver intégralement serait pure vanité. Autant s’adapter. “Sculpte ta statue”: l’ambition est de se façonner soi-même, pour “se retrouver” soi. Il y a en chacun une constance, qui permet d’avoir une identité (idem = le même) reconnaissable : celui qu’on reconnaît n’est pas imprévisible, il reste fidèle à lui-même. Nous ne sommes pas reformatables comme un ordinateur, parce que nous sommes doués d’une mémoire jamais vidée, qui nous donne conscience du changement, qui nous conserve nous-mêmes, nous et notre caractère constitué d’expériences dont nous maintenons l’empreinte vivace. Oser changer plutôt que de se laisser transformer est courageux : il faut refuser les attitudes consistant à prendre des plis non désirés. La nouveauté effraie celui qui, marqué par ses empreintes, s’en est fait des repères (et l’hésitation des ridés devant le lifting est compréhensible). Le retour aux sources du déjà vu est retour au refuge qui sert d’éternelle case départ. Parce que notre mémoire nous rappelle sans arrêt qui nous sommes, nous pouvons avoir l’impression de ne pas avancer, ou de nous mouvoir en vain, pour un éternel retour à nous-mêmes, qu’on nomme justement révolution : tout a évolué, mais pour revenir au même. Notre temps est compté : il faut vivre heureux aujourd’hui. Ce qui nécessite de s’adapter au présent pour en jouir main-tenant. Le sujet qui se modifie éprouve l’étrange impression d’être son propre objet : il fait quelque chose de lui-même, se "coatche" comme s’il était autre. Il le devient ! L’altérité est au cœur même de l’identité. La seule chose qu’il est urgent de maintenir est notre capacité à changer.



François Housset

www.philovive.fr








ILS ONT DIT...

“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Héraclite d'Ephèse

"Puisque sont philosophes ceux qui peuvent atteindre à la connaissance de l'immuable, tandis que ceux qui ne le peuvent, mais errent dans la multiplicité des objets changeants ne sont pas philosophes, lesquels faut-il prendre pour chefs de la cité?"
"C'est à un aveugle ou à un clairvoyant qu'il faut confier la garde d'un objet quelconque ?"
Platon, La République, VI

“Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant.
- L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.”
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur

“Qui donc a dit que la civilisation européenne, c'était l'imprimerie plus la machine à vapeur ? Tout le monde reconnaît le changement profond dans notre mode de vie apporté par ces machines; sans être marxiste, ne faut-il pas convenir que nos pensées dépendent sans doute plus que nous ne le croyons du milieu économique ? Machine à vapeur et imprimerie nous obligent à vivre autrement qu'au Moyen Âge ; je ne crois pas absurde d'ajouter : et donc nous ne pouvons plus penser comme au Moyen Âge.”
Rémy Chauvin, Les conquérants aveugles.

“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse... Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté. Et ces remarques suffisent pour juger les psychologues qui voudraient que chacun étudie ses propres pensées comme on fait des herbes et des coquillages. Mais penser c’est vouloir.”
Alain, Propos sur le bonheur. Cité par Sartre, dans une belle Lettre à Simone Jolivet, 1926.

S'il n'y avait rien de nouveau à faire, l'intelligence humaine cesserait-elle d'être nécessaire ? Serait-ce une raison pour ceux qui font les anciennes choses d'oublier pourquoi on les fait et de les faire comme du bétail, non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les pratiques les meilleures une tendance qui n'est que trop grande à dégénérer en action mécanique ; et, sans une succession de personnes dont l'originalité perpétuellement renouvelée empêche les raisons de ces croyances et pratiques de devenir purement traditionnelles, une telle matière morte ne résisterait pas au moindre choc de la part d'une quelconque chose vraiment vivante, et il n'y aurait pas de raison que la civilisation ne périsse pas, comme dans l'Empire byzantin.
Mill, De la liberté, trad. G. Boss, Zurich, Éditions de grand Midi, 1987, pp. 95-99

“Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait. (...) Mais, préoccupée avant tout des nécessités de l’action, l’intelligence, comme les sens, se borne à prendre de loin en loin, sur le devenir de la matière, des vues instantanées et, par là même, immobiles. La conscience, se réglant à son tour sur l’intelligence, regarde de la vie intérieure ce qui est déjà fait, et ne la sent que confusément se faire. Ainsi se détachent de la durée les moments qui nous intéressent et que nous avons cueillis le long du parcours. Nous ne retenons qu’eux. Et nous avons raison de le faire, tant que l’action est seule en cause... Or dans l’action, c’est le résultat qui nous intéresse; les moyens importent peu, pourvu que le but soit atteint. De là vient que nous nous tendons tout entiers sur la fin à, réaliser, nous fiant le plus souvent, à elle pour que, d’idée, elle devienne acte. (...) L’intelligence ne représente donc à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos. Et, d’un but atteint à un autre but atteint, d’un repos à un repos, notre activité se transporte par une série de bonds, pendant lesquels notre conscience se détourne le plus possible du mouvement s’accomplissant pour ne regarder que l’image anticipée du mouvement accompli. Or, pour qu’elle se représente, immobile, le résultat de l’acte qu’elle accomplit, il faut que l’intelligence aperçoive, immobile aussi, le milieu où ce résultat s’encadre.”
Bergson. L’évolution créatrice. IV