Faisons un petit saut en arrière : le 7 mars 2000, on m’invite à l’Hémicycle du Conseil Régional d’Île de France à Paris pour travailler sur un thème bandant : “Femmes en difficultés et solidarités régionales”. Problèmes abordés : le droit des femmes à la santé, au logement, à l’information, à la formation professionnelle, à la dignité, à l’égalité des chances... avec deux thèmes récurrents : travail et prostitution.

Dominique Voynet ouvre la séance en rappelant la flagrante inégalité de la femme, puis, à mesure que les “communications” se suivent, j’apprends qu’il y a deux sujets qui reviennent à tout bout de champs, parce qu'ils sont quasi intraitables, parce qu’ils fâchent l’Europe : “temps partiel” et “prostitution”. Étonnant : les deux problèmes les plus importants sont posés comme inabordables ! Le premier est inaccessible à un regard féministe (le droit du travail s’applique prétendument à tous, et les féministes paraissent sexistes) quand bien même 80% des “temps partiels” sont “pris” par des femmes. Il ne peut être question de la prostitution non plus, parce qu’il existe un seul dossier rassemblant traite des femmes et traite des enfants. Le reste, c’est de la “prostitution “libre” : un métier !

Je quitte à regret cette auguste assemblée (quasiment que des femmes, qui toutes exercent de hautes responsabilités -ministres, députées européennes, présidentes d’associations... un tel rassemblement, c’est quelque chose !) pour aller à Rouen animer un café philo sur... la prostitution. Demain c’est la sacro-sainte Journée de la Femme, et les médias nous en parlent en long, en large et surtout de travers. J’ai l’habitude d’éviter les sujets de circonstance car je crains que trop imprégnés de news, les participants au débat régurgitent articles et reportages trop fraîchement gobés, mais là je sens qu’on va tripatouiller des concepts que même en très haut lieu on n’a pas démêlés. Qui sait si en se donnant le droit de penser le temps d’un débat on peut trouver quelque chose pouvant faire avancer cet énorme schmilblick ? Évidemment on n’est pas là pour changer le monde, mais seulement pour réfuter nos préjugés. Simplement penser c’est agir, et une petite phrase change des destins.




Nous avons un sujet béton : “La prostitution : métier ou esclavage ?” Quatre concepts se percutent de plein fouet : le travail, l’esclavage, le corps et la femme.

Les questions fourmillent. A-t-on le droit de se vendre ? Vendre son corps (même pas : une partie de son corps ! ?) est-il plus ou moins vil que vendre son temps, sa compétence, son énergie, son existence même, comme on pourrait prétendre le faire dès que l’on travaille -quel que soit ce travail et quelle qu’en soit la rémunération ? Pourquoi la femme est-elle montrée du doigt ? Si la prostitution concerne la femme au point qu’on n’évoque des cas masculin que pour de rares exceptions qui confirment la règle, devons-nous supposer qu’elle vaut plus que l’homme, pour qu’il doive payer ? Ou bien lui est-elle inférieure, pour qu’il suffise à l’homme d’allonger les billets pour la “posséder” ?

Le travailleur, dès l’abord, semble n’être qu’un moyen mis au service d’une fin qui ne lui appartient pas. Il n’est pas une personne, mais une chose, tout comme une prostituée. À partir du moment où un sujet se vend, qu’il se vende comme ouvrier, comme conseiller ou comme moyen de jouir, il s’aliène, abandonne sa conscience pour n’être plus que l’objet de celui qui l’exploite. Il s’agit là du travailleur ne travaillant que pour vivre, c’est à dire pour survivre, épuisé et abêti par sa tâche aliénante. La société "libérale", où la liberté est la condition sine qua non d’un asservissement qui se donne toutes les apparences de l’incontestable, conditionne la prostitution comme tout métier, elle le fait aussi “libre” que tous (c’est-à-dire pas libre pour un sous), elle fait enfin de tous les travailleurs aliénés des vendus corps et âme. .

Prostituée avec pinguoin à Nuuk, capitale du Groenland

On l'utilise, comme on utilise un animal, une chose : il faut nier qu'elle soit une personne. On n’hésite guère à supposer que la prostituée ne soit qu’un objet sexuel, puisqu’elle se vend. On la suppose donc folle pour s’abandonner elle-même. Ce qui est bien pratique : ne jouit de ses droits que l'homme libre et responsable, pas cette handicapée d'humanité. On est soulagé d'affirmer que ce sont le plus souvent des “femmes à problème”, des personnes psychologiquement perturbées, des cas sociaux. Et pour éviter l’argument cynique (“il y a des pervers qui doivent se satisfaire : qu’ils se servent plutôt de ces mauvaises femmes”), les hommes libres (d'être pervers quand les femmes seront punies de leur avoir "cédé") peuvent plaider coupable jusqu’à la Xème génération, pour les multiples violences infligées à la Femme qui n’a probablement pas fini d’en baver. On connaît le problème depuis le début de notre civilisation, où la femme n'est que la servante conçue pour et par l'homme.
On peut lui faire répéter que c'est sa faute, sa très grande faute : progressera-t-on en culpabilisant aussi l'homme ?

La mauvaise conscience ne résout rien. Pour éviter la noirceur du mâle qui cherche toujours obscurément la satisfaction, on partage les torts. N’est-ce pas la femme qui élève le "petit d’homme" et qui lui inculque son agressivité même ? Ne faudrait-il pas que les femmes arrêtent de faire des hommes, et vice versa ?

“On ne se sait libre que quand on se rend compte que l’autre nous pense libre.”
HEGEL

Pour sortir de ce cercle vicieux, remontons en amont du vrai problème : la misère affective et sexuelle d’une énorme partie de l’humanité. Le rapport sexuel se fait à deux -ce qui n’empêche en rien un rapport dominant/dominé(e), mais complexifie la logique, où ne se fait pas maître celui qu'on croit.
L’image hégélienne de l’esclave (qui en servant ne devient pas seulement un ustensile, mais celui qui agit, et qui bientôt acquiert une maîtrise sur le monde dont le maître est incapable, au point que dans les faits c’est celui qu’on appelle le maître qui est esclave) convient bien à la prostituée qui possède son client quand bien même il prétend la prendre. La misère est dans les deux sexes. Et l’indignité. Ce qui fait la dignité de l’humain, ce n’est pas sa grande ou petite valeur, cotée ou pas, ni comment il se vend. C’est qu’il n’a pas de prix.

François Housset
www.philovive.fr





“Sans doute il est plus confortable de subir un esclavage aveugle que de travailler à s’affranchir : les morts aussi sont mieux adaptés à la terre que les vivants.” Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe. Troisième partie, Mythes, chap. 3.

“Si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, tu en serais indigné ; mais de livrer toi-même ta pensée au premier venu qui t’insulte en le laissant la troubler et la bouleverser, tu n’en as pas honte ?” Epictète. Manuel. XXVIII

"Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède de lui-même, est sacrifice de soi, mortification." Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique Gallimard, Pléiade, tome II, p.60

"Est esclave qui peut appartenir à un autre et qui n’a part à la raison que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même." Aristote. Politique I, 5

..."Tout l'invite à s'abandonner en rêve aux bras des hommes pour être transportée dans un ciel de gloire. Elle apprend que pour être heureuse il faut être aimée; pour être aimée, il faut attendre l'amour. La femme c'est la Belle au bois dormant, Peau d'Ane, Cendrillon, Blanche Neige, celle qui reçoit et subit: Dans les chansons, dans les contes, on voit le jeune homme partir aventureusement à la recherche de la femme; il pourfend des dragons, il combat des géants; elle est enfermée dans une tour, un palais, un jardin, une caverne, enchaînée à un rocher, captive, endormie: elle attend. Un jour mon prince viendra... les refrains populaires lui insufflent des rêves de patience et d'espoir. La suprême nécessité pour la femme, c'est de charmer un cœur masculin; même intrépides, aventureuses, c'est la récompense à laquelle toutes les héroïnes aspirent; et le plus souvent il ne leur est demandé d'autre vertu que leur beauté." Simone de Beauvoir, Le Deuxieme sexe

"Depuis les civilisations primitives jusqu'à nos jours, on a toujours admis que le lit était pour la femme un « service» dont le mâle la remercie par des cadeaux ou en assurant son entretien: mais servir, c'est se donner un maître; il n'y a dans ce rapport aucune réciprocité. La structure du mariage comme aussi l'existence des prostituées en est la preuve: la femme se donne, I'homme la rémunère et la prend." id

"Rien n'interdit au mâle de maîtriser, de prendre des créatures inférieures : les amours ancillaires ont toujours été tolérées, tandis que la bourgeoise qui se livre à un chauffeur, à un jardinier, est socialement dégradée. Les Américains du Sud si farouchement racistes ont toujours été autorisés par les mœurs à coucher avec des femmes noires, avant la guerre de Sécession comme aujourd'hui, et ils usent de ce droit avec une arrogance seigneuriale : une blanche qui aurait eu un commerce avec un noir au temps de l'esclavage aurait été mise à mort, elle serait Iynchée aujourd'hui." id



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