J’enseigne avec humour la philosophie, trop lourde pour ne pas être prise à la légère, dans des lieux où cette sévère discipline n'a pas à sévir ordinairement : centres de formation, hôpitaux, prisons... Comment enseigner vingt-cinq siècles de cogitations laborieuses, sinon avec la jubilation de les désacraliser ? Mes publics, souvent déçus par leurs cours de philosophie en terminale, craignent (avec raison) de s'ennuyer mortellement. Pour les rassurer, je dois les faire rire, leur prouver qu’ils sont tous philosophes, et que ça n’est pas grave !







© Photo Olivier Goirand





Assis en tailleur sur mon bureau, j’évoque un maître de sagesse… Kung Fu Panda ! La référence est inattendue, des sourires décrispent déjà les visages.

Je joue Socrate que je compare à Columbo, rodant dans la Cité avec le plaisir de l'enfant qui balance mille et un pourquoi à des adultes déconcertés. J’invite mes auditeurs à retrouver leur étonnement enfantin. Je me sers de cet esprit d’enfance pour faire passer la pilule. Comme Lucrèce utilisait la poésie pour diffuser l’âpre théorie matérialiste. Comme, de son temps, on mettait du miel sur le bord des bols d’absinthe pour que les enfants boivent plus volontiers la médication amère.

Essentiel pour le moral de l’enseignant –ainsi que le moral des troupes, l’humour est plus qu’un condiment faisant avaler la soupe. Il faut être dans un état second pour regarder de haut les préjugés, les réfuter comme si ça n’était pas dangereux, avec souplesse quand ils pèsent des tonnes ; poser les problèmes les plus tragiques avec une apparente insouciance, et exulter de tripatouiller les tabous sur lesquels se crispent les intégristes de tout poil ! On ne va pas au bûcher en dansant parce que c’est agréable : on y va en dansant parce que sinon on n’irait pas ! Il ne s'agit pas de délaisser une raison lourdingue pour se précipiter dans le délire parce que ça soulage ; on pense avec joie, non seulement parce que c’est agréable, mais surtout parce que c’est salutaire : le rire est civique quand il empêche les idées d’être au service de ceux qui tuent.

Il s’agit de réveiller les morts, rien de moins ! Dès le premier rire, une convivialité s'instaure. J'en ai cruellement besoin. Il faut être très vif, ne pas faire subir à ce public (souvent captif) un prêche dicté péniblement ! S’amuser devant eux, avec eux, est la condition nécessaire pour ne pas ennuyer. Les étudiants, abrutis par les discours pontifiant, manquent d'une véritable attention pour comprendre certaines notions complexes : il faut réanimer les consciences avachies avant de prétendre instruire.

Ils ont coutume de concevoir le monde comme un spectacle ? Montons sur scène, faisons un show.

Word is a theater

Nous rions pour nous désempoussiérer des mille et une préoccupations de la vie quotidienne. Je n'attaque les notions essentielles que lorsqu'enfin je sens l'attention vive de chacun. Ma légitimité se fonde sur l'image du professeur bienveillant, qui va ravir et revigorer plutôt que plomber. Je cherche ma drogue : le pétillement joyeux dans le regard des étudiants. Pour lui je suis prêt à toutes les audaces.

Je risque d’être pris pour un rigolo. Normal : je fais rigoler ! Il nous fait un sketch ai-je entendu, il délire grave... c’est vraiment lui le philosophe ? Certains me considèrent comme un clown. C'est là qu'il faut la jouer fine, en rappelant à quel point l'humour, loin d'être un désœuvrement d'incapable, est la politesse du désespoir. Excellente l'occasion de proposer un suicide collectif ! On peut penser sans prendre la tête. En décapitant les préjugés plutôt que les auditeurs.

Cela oblige à mettre les pieds dans le plat. Joyeusement. Dans un cours sur l’ambigüité du désir, j’évoque deux amoureux se retrouvant dans un restaurant : veulent-ils seulement manger ? Leurs pieds se touchent : est-ce hasard ou se font-ils du pied ? L'un ramène l'Autre à son domicile, mais ne veut-il que cela ? L'Autre dit : « veux tu venir boire un dernier verre chez moi ? » Mais ne s'agit-il que de boire un dernier verre ? Je lance ma chute : ça n'est peut-être pas un verre qu'il désire boire. La salle rit. La plupart suivent parce que c'est drôle. Ceux qui avaient perdu le fil redoublent d'attention pour ne pas rater le gag prochain.

On peut se désoler que je descende aussi bas. J’assume. L’humour est dangereux. On n'en sort pas indemne. C’est comme penser : il faut se salir les mains. J'ai honte d'être parfois trivial. Être drôle peut coûter cher, il faut savoir quel prix on est prêt à payer. Je vendrais père et mère pour faire un bon mot, si cela peut enfin provoquer un vertige philosophique. Je règle comptant le prix de la liberté de conscience, pour qu'elle ne soit plus entravée par le bien-pensant : pour délier des hommes ligotés au fond de leurs cavernes il faut avoir les mains libres ! Oser penser, c'est oser bousculer. J’ose m’y mettre au nom des consciences écrasées par une raison accablante et cherchant désespérément des échappées belles.

Parfois ça tombe à plat : la dérision peut être dérisoire ! A quoi bon dire à des prisonniers qu’une porte est ouverte… ou bleue ?! Je joue, quand le sens de la vie est en jeu, à un jeu où l’on finit toujours par perdre. J’en suis très conscient. Pour rester vif, je veux et j’exige un salaire mirobolant : du rire, à toutes les séances. Un rire complice, pour retrouver à chaque pas le courage inouï de juger. L’humour remet tout en question, jusqu’aux « évidences » les plus indiscutables : discutons donc ! C'est le bon sens qui se tord quand on se tord de rire. Les concepts droits et lisses glacent l’esprit : il faut leur accorder des poils et des bosses, histoire de voir notre puissance face aux choses, dans notre petit théâtre de guignol !

Les gens sérieux n’existent pas !

La juste dose de rigolades doit être proportionnée : quel prix accorder aux “légèretés”, quel équilibre (ou déséquilibre) choisir, pour n’être ni “trop grave” ni “trop léger” ?

S’il faut de la passion, il faut encore une froide raison. On est authentique tant qu’on n’est pas vraiment sérieux. Le mot sérieux vient de serré et rieur : un homme sérieux est un homme dont le rire a été étranglé. D’ailleurs il porte une cravate…

Mais non, je plaisante ! En fait, sérieux vient du latin serius, ne désignant personne ! Personne n'est sérieux ! Seuls des états, des événement et des situations peuvent être qualifiés de sérieux. Réglez une affaire avec application, et vous “êtes” sérieux... le temps que cette action réclame.Trop d’hommes prétendent être constamment sérieux, et réclament d’être pris au sérieux. Ils ne rigolent pas. Parce qu'ils veulent qu'on ne rigole pas d'eux. Leur sérieux se conçoit négativement, sur leur peur de perdre contenance. 
Ainsi le "Monsieur Cramoisi" du Petit Prince passe sa journée à faire des équations, et se répète orgueilleusement : “je suis un homme sérieux, je suis un homme sérieux”. Et le Petit Prince de s'exclamer : "Mais ce n'est pas un homme !"

On se perd en se prétendant sérieux. Aussi en se cantonnant au rôle de simple amuseur. La juste mesure à trouver se situera entre le pesant, constant car soucieux de rester compétent dans sa sphère étriquée, et le guignol cédant à l’infantilisation pour passer d’un caprice à l’autre. L’affectation rigide marque de son empreinte : nous nous incarcérons dans nos personnages, et il semble illusoire d’en sortir le temps de prendre l’air. Comme l'équilibre entre vivre et penser , c’est un juste milieu sans cesse à rechercher… pour le perdre et le reperdre encore : le déséquilibre est facteur de progrès !

François Housset






Lisons :

André Breton : Anthologie de l’humour noir : lire au moins la préface se référant aux approches philosophiquement les plus approfondies du phénomène : celle de Hegel par exemple, qui voit apparaître l’humour lorsque la subjectivité “se laisse captiver” par l’objet extérieur. Le principe du plaisir triomphe sur les conditions défavorables, mais le sujet sait que sa victoire est illusoire : la “noirceur” de l’humour vient précisément de la conscience que garde son auteur de son insuffisance à résoudre la contradiction entre l’esprit et la réalité.

Freud : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient : Un moi se défend de la douleur et refuse de se laisser toucher par les contradictions du monde extérieur : cela suppose l’existence d’un surmoi dont l’exaltation étouffe l’émotion du moi. Ce mécanisme tend à démentir la réalité et à sauvegarder le plaisir. L’humour n’a donc pas à expliquer, ni à convaincre, contrairement au mot d’esprit.




Citons :

“J’estime la vie une chose trop importante pour en parler jamais de façon sérieuse.”
Oscar WILDE, L’éventail de Lady Windermere.

“Vous avez à apprendre à rire. Pour atteindre l’humour supérieur, cessez d’abord de vous prendre trop au sérieux ”
Hermann HESSE, Le Loup des steppes.

“Toujours, quand la vie nous plie sous sa sévère discipline, nous sentons en nous une résistance contre l’inexorabilité, la monotonie de la pensée, contre les exigences des épreuves de la réalité. Parce qu’elle nous prive de multiples possibilités de plaisir, la raison devient une ennemie au joug de laquelle nous nous arrachons avec joie, tout au moins temporairement, en nous abandonnant aux séductions de la déraison.”
Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 2è conférence: “Rêves et occultisme”.

“L’humour s’acquiert dans les embûches de l’existence où, comme le prescrit Chamfort, “il faut que le cœur se brise ou se bronze”. Et il se bronze en se brisant, souvent ! Il faut s’être éprouvé soi-même en véritable samouraï des coups tordus pour acquérir l’art d’intervenir avec élégance dans le vif d’une situation.”

“Il faut avoir une capacité de tomber amoureux pour faire de l’humour ! L’ironie mord là où l’humour caresse.”
%“L’humour exprime le drame de notre vie avec tout ce qui rend la vie habitable. Et la vertu la plus proche est la compassion, qui rend aussi les gens drôles. Un être frivole, c’est quelqu’un qui est lourd tout le temps, c’est un plouc. C’est la vulgarité barbare. Ce sont tous les garde-fous en soi qui s’abolissent et qui nous transforment en n’importe quoi... en nazi, en soudard serbe. C’est l’être humain qui devient lourd, qui tombe. C’est ce qu’il y a de plus moche. La barbarie est liée à l’absence d’humour.”

“L’humour est inséparable du sens critique.”
“La croyance ne rit pas.”
“Impertinent, l’humour renvoie aux puissants l’image de leur vanité.”
Patricia Vioux et Philippe Val, L’humour ou l’exercice même de la liberté, in Légèreté, Alice Chalanset, Autrement n°164.

“Quand le réel est insoutenable on s’en défend comme on peut. Et le rire est une parade inouïe. Quand on rit on n’entend pas.”
Alexandre Jardin, France Inter, 2 novembre 2012 (François Busnel, Le Grand Entretien).

“La maturité de l'homme, c'est d'avoir retrouvé le sérieux qu'on avait au jeu quand on était enfant. ”
Friedrich Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal.