Notre perception de la mort
Par François HOUSSET | Les Textes #36 | 12 commentaires | |
Nous allons tous mourir. Voilà bien une certitude.
Seulement nous ne savons pas vraiment ce que c’est que mourir.
Nous savons, pour l’avoir constaté sur d’autres, que la vie s’arrête un jour, mais le drame de la mort des autres laisse notre curiosité sur sa faim. On ne peut faire l’expérience de la mort, à cause d’une évidence : être mort c’est ne plus être. Parler de la mort, c’est donc parler de ce dont on ne fera jamais l’expérience. On sera plus pertinent en parlant des morts : la mort est vécue par procuration, comme manque de l’autre absent pour toujours. On le regrette, on dit qu’il est mort trop tôt. Mais le mort ne regrette plus rien : le regret est du coté des vivants. Continuer à vivre sans nos disparus paraît anormal, pourtant rien n’est plus banal.
Tout n’est pas fini quand un être meurt : les autres sont là, toujours vivants, témoins, héritiers. L’individu qui se retire laisse à jamais son empreinte sur le monde. Le mort laisse des traces. Il a fait quelque chose durant sa vie, dont quelques vestiges restent présents, ne serait-ce que dans une seule mémoire d’un seul témoin, qui va vivre avec. Chaque acte de chacun aura des conséquences pour ceux qui restent.
APRÈS MOI, LES AUTRES
Survivre aux autres implique d’en faire le deuil et d’assumer leur héritage. Les vivants restent fidèles à leurs morts : le respect ne s’arrête pas quand l’être respecté n’est plus. En ce sens le mort vit encore : il a marqué une conscience toujours vive, il a ébauché un processus qui est en devenir. De sa tombe il est l’auteur indirect de nouveaux évènements. Les « has been » le savent : il suffit d’avoir été pour laisser des traces dont la permanence ressemble à une existence. Le monde n’est plus le même, parce que quelqu’un a été, ce quelqu’un est donc « toujours parmi nous ». La marque qu’en garde le monde montre comme toute vie persiste quand les organes flanchent.
Ce peut être une consolation pour qui craint de disparaître : il reste toujours quelque chose, personne n’a jamais vécu “pour rien”. Ces traces laissées seront suivies et leur auteur disparu devient l’origine, la fondation de nos comportements, nos actions, nos valeurs. Les morts nous montrent la voie ! En réalisant à quel point l’empreinte qu’ils ont laissée est définitivement déterminante, nous nous représentons notre civilisation comme le résultat d’une succession de morts pour nous, qui tous contribuèrent (et contribuent encore) à bâtir la Cité où nous vivons. Nous héritons nécessairement d'eux. C’est en quelque sorte aux morts que nous devons notre cadre de vie. Nous nous considérons dès lors nous-mêmes comme des éléments d’une très longue chaîne, ce qui à la fois rassure (on se sent moins seul, quoiqu’en compagnie d’une nuée de cadavres) et effraie : l’individu est minuscule face au poids de ses ancêtres, auxquels il doit le monde dans lequel il vit !
Si nous sommes gouvernés par des morts, quels droits revendiquer ? Devrons-nous jurer fidélité devant des tombes ? Quelles prétentions pouvons-nous avoir face à des gouvernants qui ne répondront plus ?! Selon Auguste Comte, l’héritage est trop important pour ne pas nous lier pieds et poings : il n’y a rien d’autre à faire qu’être fidèle à leurs mémoires. Nous n’avons plus aucun droit, sinon de servir : ne restent que des devoirs. Servir les ancêtres, quelle vie !
DROITS DE L’ASTICOT
La vie continue : l’histoire de l’individu disparu marque une culture qui se transmet de génération en génération. Chacun des membres de la collectivité participe à cette éternité. C’est parce que cette “éternité” est concevable que l’on se représente une sorte de vie après la mort : il y a un après pour toute la communauté qui s’enrichit de l’expérience d’une vie (et d’autant mieux si cette vie est exemplaire). Dès lors, notre civilisation se renie elle-même en tournant le dos à la mort (par exemple en organisant de discrets mouroirs où les citoyens disparaissent en silence : c’est vivre mal la vie que d’occulter la mort en se débarrassant des mourants). Il ne faut pas manquer les morts : ils nous donnent des leçons que nous devons entendre.
Regardons les morts en face. Ils nous « parlent » -et il nous est impossible de leur répondre. Première leçon : je suis mort, ce qui doit te rappeler que tu es, comme tout homme, mortel. Que veux-tu faire, que peux-tu faire avant que ta vie s’achève ? Ton temps est compté !
L’angoisse existentielle se révèle devant ce néant qu’est la mort, et qui peut survenir à tout moment : c’est bien la peur du vide qui fait qu’on s’empresse de remplir sa vie (ce qui peut évidemment paraître insensé : on n’emplit pas du vide, la vie n’a aucun contenu substantiel). Pour oublier notre finitude nous nous plongeons dans l’activité (Pascal appelait cela « divertissement », Sénèque « l’oisiveté malheureuse »). Quoi que l’on fasse en cette vie, cela n’est encore qu’un petit rien face à l’infini. Bien vaniteux qui se vantera de ce qu’il a fait : c’est toujours trop insignifiant pour qu’objectivement la vie vaille la peine d’être vécue. Le mort rappelle cela aussi. À la disparition d’un homme, on fait un bilan : il aura fait ceci et cela... pour finalement mourir. La belle affaire !
La vie est faite pour être vécue, la mort pour s’en souvenir de son vivant : qui l’accepte peut enfin vivre... à mort.
François Housset
www.philovive.fr
CITATIONS TROP MORTELLES
“Ce qui donne un sens à la vie, donne un sens à la mort.”
Saint-Exupery
“Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts : telle est la loi fondamentale de l’ordre humain.”
Auguste Comte. Catéchisme positiviste. Second entretien
“Avec la vie commence l’individualité.”
Ravaisson, De l’habitude
“Tant que nous sommes, la mort n’est rien, et ce n’est rien encore quand nous ne sommes plus”
Diderot, Encyclopédie, Épicurisme.
"Familiarise-toi avec l'idée que la mort n'est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation; or la mort est la privation complète de cette dernière".
Epicure. Lettre à Ménécée.
“Créer, c’est tuer la mort.”
Romain Rolland. Jean-Christophe
“Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés par les morts: telle est la loi fondamentale de l’ordre humain.”
Auguste Comte Catéchisme positiviste. Second entretien.
“Sans doute il est plus confortable de subir un esclavage aveugle que de travailler à s’affranchir: les morts aussi sont mieux adaptés à la terre que les vivants.”
Simone de Beauvoir Le deuxième sexe. Troisième partie, Mythes, chap. 3.
“Un des points de ma morale est d’aimer la vie sans craindre la mort.”
Descartes. Lettre à Mersenne. 9 janvier 1639
La vieillesse est un long combat en retraite contre la mort. Et bien qu’on soit assuré, à la fin, d’être vaincu, on se doit à soi-même de combattre pied à pied avec une entière résolution et s’il se peut en se tenant en joie.
Robert Merle. Fortune de France. La Volte des Vertugadins.
“La vie n’est qu’un rêve qu’emplissent des accès de folie et des misères imaginaires ou réelles. La mort nous réveille de ce rêve pénible et nous donne une existence meilleure ou pas d’existence du tout.”
Voltaire, Lettre à Thieriot, 26 oct 1726
Toute vie dirigée vers l’argent est une mort.
Camus. Carnets 2 janvier 1942-mars 1951, Gallimard, 1934, p., 92
Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composerez un poème sur sa mort ? Non. Malheur à celui qui jouit alors de son talent! C'est lorsque la grande douleur est passée, quand l'extrême sensibilité est amortie, lorsqu'on est loin de la catastrophe, que l'âme est calme, qu'on se rappelle son bonheur éclipsé, qu'on est capable d'apprécier la perte qu'on a faite, que la mémoire se réunit à l'imagination, l'une pour retracer, l'autre pour exagérer la douceur d'un temps passé j qu'on se possède et qu'on parle bien. On dit qu'on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu'on poursuit une épithète énergique qui se refuse; on dit qu'on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu'on s'occupe à rendre son vers harmonieux: ou si les larmes coulent, la plume tombe des mains, on se livre à son sentiment et l'on cesse de composer.
Diderot, Paradoxe sur le comédien
“Si terrible que soit la vie, l’existence de l’activité créatrice sans autre but qu’elle-même suffit à la justifier. Le jeu, évidemment, paraît au premier abord, le moins utile de nos gestes, mais il en devient le plus utile dès que nous constatons qu’il multiplie notre ferveur à vivre et nous fait oublier la mort.”
Élie Faure, L’esprit des formes, tome II, Utilisation de la mort, I.
"Si je pouvais choisir le jour de ma mort, je choisirais plutôt le lendemain.
Geluck
"J'ai tellement peur de la mort que j'en arrive parfois à espérer mourir vite, rien que pour avoir peur moins longtemps.
Geluck
La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.
Montaigne, Essais, 1, 20, 11, 8.
Je marchais sur le boulevard Raspail à côté de maman et je me demandai soudain avec angoisse: “Qu’arrive-t-il? Est-ce cela ma vie? N’était-ce que cela? Est-ce que cela continuera ainsi, toujours?” À l’idée d’enfiler à perte de vue des semaines, des mois, des années que n’éclairaient nulle attente, nulle promesse, j’eus le souffle coupé: on aurait dit que, sans prévenir, le monde était mort.
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée.
L’existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.
Tolstoï
On cherche dans des considérations abstraites la définition de la vie; on la trouvera, je crois, dans cet aperçu général: La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort.
Tel est en effet le mode d'existence des corps vivants, que tout ce qui les entoure tend à les détruire. Les corps inorganiques agissent sans cesse sur eux; eux-mêmes exercent les uns sur les autres une action continuelle; bientôt ils succomberaient s'ils n'avaient en eux un principe permanent de réaction.
Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Première partie. Article Premier. Division générale de la vie
“La ride est une allusion à la mort”
Jankélévitch, La Mort
Longévité (n.) : prolongation peu commune de la crainte de la mort.
Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable
“Toute notre énergie créatrice, tous nos enthousiasmes, nos désirs, l’expression du génie, le sentiment de la beauté, nos attachements, nos amours, ne doivent leur intensité qu’au temps indéfini de notre vie. Déjà qu’avec notre conscience d’êtres mortels nous avons un mal de chien à ne pas remettre le bonheur au lendemain, alors, immortels, je n’ose pas imaginer le mépris avec lequel on tiendrait le bonheur présent.”
Antonio Fischetti, Charlie Hebdo 31-12-02
“Ceux qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs veulent dire que la vie même est un malheur. Si elle est un malheur, la mort donc est un bonheur. Ces gens-là n’écrivent pas ayant une bonne santé, la bourse pleine d’or, et le contentement dans l’âme, venant d’avoir dans leurs bras des Cécile, et des Marine, et étant sûrs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (...) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosophes gueux et des théologiens fripons ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs; je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumière à travers d’une fenêtre vis-à-vis d’un immense horizon.”
Casanova, Histoire de ma vie
"On a beaucoup ri d'un télégramme que Mauriac a reçu peu de jours après la mort de Gide et ainsi rédigé : "Il n'y a pas d'enfer. Tu peux te dissiper. Préviens Claudel. Signé André Gide"
Julien Green, Journal 28 février 1951
"Le père Amable avait peur du curé par appréhension de la mort qu'il sentait approcher. Il ne redoutait pas beaucoup le bon Dieu, ni le diable, ni l'enfer, ni le purgatoire, dont il n'avait aucune idée, mais il redoutait le prêtre, qui lui représentait l'enterrement, comme on pourrait redouter les médecins par horreur des maladies."
Guy de Maupassant, Le père Amable
“La crédulité des hommes dépasse ce qu’on imagine. Leur désir de ne pas voir l’évidence, leur envie d’un spectacle plus réjouissant, même s’il relève de la plus absolue des fictions, leur volonté d’aveuglement ne connaît pas de limites. Plutôt des fables, des fictions, des mythes, des histoires pour enfants, que d’assister au dévoilement de la cruauté du réel qui contraint à supporter l’évidence tragique du monde. Pour conjurer la mort, l’homo sapiens la congédie. Afin d’éviter d’avoir à résoudre le problème, il le supprime. Avoir à mourir ne concerne que les mortels : le croyant, lui, naïf et niais, sait qu’il est immortel, qu’il survivra à l’hécatombe planétaire...”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 28
“On ne tue pas un souffle, un vent, une odeur, on ne tue pas un rêve, une aspiration. Dieu fabriqué par les mortels à leur image hypostasiée n’existe que pour rendre possible la vie quotidienne malgré le trajet de tout un chacun vers le néant. Tant que les hommes auront à mourir, une partie d’entre eux ne pourra soutenir cette idée et inventera des subterfuges. On n’assassine pas un subterfuge, on ne le tue pas. Ce serait même plutôt lui qui nous tue : car Dieu met à mort tout ce qui lui résiste. En premier lieu la Raison, l’Intelligence, l’Esprit Critique. Le reste suit par réaction en chaîne...
Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes. Et avec lui la crainte, l’angoisse, ces machines à créer des divinités.”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 39
“Mortels, finis, limités, douloureux de ces contraintes, les humains travaillés par la complétude inventent une puissance dotée très exactement des qualités opposées : avec leurs défauts retournés comme les doigts d’une paire de gants, ils fabriquent les qualités devant lesquelles ils s’agenouillent puis se prosternent. Je suis mortel? Dieu est immortel; je suis fini? Dieu est infini; je suis limité? Dieu est illimité; je ne sais pas tout? Dieu est omniscient; je suis créé? Dieu est incréé; je suis faible? Dieu incarne la Toute-Puissance; je suis sur terre? Dieu est au ciel; je suis imparfait? Dieu est parfait; je ne suis rien? Dieu est tout, etc.”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 58
“La vie leur paraît-elle invivable avec la mort pour inévitable fin ? Vite ils s’arrangent pour appeler l’ennemie à gouverner leur vie, ils veulent mourir un peu, régulièrement, tous les jours, afin, l’heure venue, de croire le trépas plus facile. Les trois religions monothéistes invitent à renoncer au vivant ici et maintenant sous prétexte qu’il faut un jour y consentir : elles vantent un au-delà (fictif) pour empêcher de jouir pleinement de l’ici-bas (réel). Leur carburant ? La pulsion de mort et d’incessantes variations sur ce thème.”
“Or ne pas être pour n’avoir pas à mourir, voilà un mauvais calcul. Car deux fois on donne à la mort un tribut qu’il suffit de payer une fois.”
“Venir au monde c’est découvrir l’être pour la mort; être pour la mort, c’est vivre au jour le jour le décompte de la vie. Seule la religion donne l’impression d’enrayer le mouvement. En fait, elle le précipite...”
Michel Onfray, Traité d’athéologie. Grasset 2005, p. 94à 96
Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop.
Céline. Voyage au bout de la nuit
Médiations d'un pigeon sur la brièveté de la vie
Liens internes (du même auteur, sur un sujet similaire)
Liens externes
- Epicure : la mort n'est rien pour nous
- La mort est-elle un sujet dont on parle ?
- « Mort » (fin de la vie) Wikipedia
- Animaux font semblant de mourir
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