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“Peut-on rire de tout?”

Peut-on rire de tout ? La réponse est non. "Tout" est un mot qui n'est pas amusant.
Rire ! Jusqu’à devenir bête et méchant ! Prendre l’horreur avec complaisance, envisager avec légèreté le plus grave. Alibi invoqué : devoir consentir au mal jusqu’à y trouver goût. Les maux doivent donc chatouiller. Le pire doit avoir ses agréments, le désespoir devenir sympathique : la foi, les repères, les valeurs qui s’effondrent deviennent poilants. Le rire est le dernier recul devant une réalité que nous ne reconnaissons qu’à contre-cœur. On s’illusione. Consciemment : on ne voit plus que le nez rouge et ridicule sur le visage de l’assassin. C’est grave docteur, bien sûr, mais puisque nous pouvons regarder de haut le pire, pourquoi ne pas en profiter un peu ? Allez, une bonne blague sur le cancer !?

C'est un "vieux" compte-rendu du débat philo que j'animais alors au Café de Rouen, le 10 février 1998. Souvenir souvenir...

Jamais nous n’avions tant ri en débattant. Nous nous sommes retrouvés proches en nous esclaffant, sans raison explicite d’ailleurs, juste parce que c’est bon de rire, de tout et n’importe quoi. Une voiture de pompier passant devant le café a été applaudie avec allégresse ! Situation surréaliste ; il suffisait de lever une pancarte où était écrit “riez !”, et tout le café éclatait de rire. Malgré notre nombre (plus de cent !) nous étions entre nous, liés par notre délire, fuyant de concert la réalité devant laquelle nous fanfaronnions. Ne le répétez pas : “les autres” nous croient sages, sérieux, graves (“les autres” : ces gens “responsables” qui reconnaissent leur mal -devant lequel nous tirions la langue).
Nous nous sentions un peu bêtes, mais savions obscurément que c’était avec de bonnes raisons que nous perdions notre sérieux. Si les dépressifs sont souvent drôles, est-ce parce qu’ils ont si bien (trop bien) constaté l’absurdité de la vie qu’ils se savent capables de donner aux événements les sens les plus saugrenus ? On ne rit pas seulement parce qu’on est décontenancé par la tournure d’un événement. On rit en comprenant (mais seulement le bref instant d’un “éclat”) que si le sens des choses peut nous échapper, nous y sommes pour quelque chose. Rire, c’est faire exprès de passer du dérisoire à la dérision. Coupable : c’est mal. Mais si bon !

Peut-on rire du bifteck?

Les choses qui prêtent à rire ne prêtent en fait à rien : on peut rire du ministre comme de l’enfant, de la mort, de la beauté, de la laideur, de la température du café... En rire, c’est en quelque sorte donner du sens à tout cela, tout en se rendant compte que n’importe quel sens pourrait valoir. Il ne s’agit pas de joie, tout au plus d’une jubilation : celle de sentir que nous avons une conscience si libre qu’elle peut décider de prendre n’importe quoi n’importe comment. C’est le “bon sens” qui se tord quand on se tord de rire : les concepts droits et lisses éclatent, on leur donne des poils et des bosses, comme ça, juste histoire de voir notre toute puissance face aux choses que l’on aurait pu croire si bien établies. Comme ça fait du bien ! Cette dernière arme face aux situations désarmantes montre à quel point le sens des événements dépend de la représentation que nous nous en faisons dans notre petit théâtre. Et puis c’est naturel : c’est une respiration puissante, conditionnée par un souffle saccadé irrépressible, respiration qui devient conspiration tant elle est contagieuse : un premier rire, et toute la salle éclate. Alors nous nous regardons, l’œil brillant, le visage coloré, les traits tendus, un sourire jusqu’aux oreilles, le souffle court. Et nous nous trouvons vivants encore innocemment.
Merci, amis, de nous avoir fait oublier que pendant ce temps là, on se massacrait en Algérie, on repréparait la guerre en Irak, des hordes de harcèlements sexuels se précipitaient sur Mr Clinton et Madame Ellleari (ah ! ah !). Merci de nous avoir fait oublier les vieillards tués à la naissance, la détresse des misérables contraints à payer l’impôt sur les grandes fortunes, et le fait qu’au Vatican un curé sur trois est violé entre deux messes. Merci pour TOUT.

François Housset
www.philovive.fr

Lisons :

André Breton : Anthologie de l’humour noir : la préface se réfère aux approches philosophiquement les plus approfondies du phénomène : celle de Hegel par exemple, qui voit apparaître l’humour lorsque la subjectivité “se laisse captiver” par l’objet extérieur. Le principe du plaisir triomphe sur les conditions défavorables, mais le sujet sait que sa victoire est illusoire : la “noirceur” de l’humour vient précisément de la conscience que garde son auteur de son insuffisance à résoudre la contradiction entre l’esprit et la réalité.

Freud : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient : Un moi se défend de la douleur et refuse de se laisser toucher par les contradictions du monde extérieur : cela suppose l’existence d’un surmoi dont l’exaltation étouffe l’émotion du moi. Ce mécanisme tend à démentir la réalité et à sauvegarder le plaisir. L’humour n’a donc pas à expliquer, ni à convaincre, contrairement au mot d’esprit.


Rions :

Flaubert : Dictionnaire des idées reçues.
Voltaire : tous ses contes et romans.
Pierre Desproges : Vivons heureux en attendant la mort.
Coluche : L’horreur est humaine.
Tous les mois : Fluide Glacial.
Chaque semaine : Charlie Hebdo, Siné Hebdo et Le Canard enchaîné.



Les gens à la dent dure ne trouveront pas mes mots laids.
Henri ROORDA, Publicités

Il répète toute la journée “je suis un homme sérieux”, “je suis un homme sérieux”. Et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon.
Saint Exupery. Le Petit Prince.

“S’il y a des hommes chez qui le ridicule n’ait jamais paru c’est qu’on ne l’a pas bien cherché.”
La Rochefoucauld. Réflexions ou Sentences et Maximes morales.

Quand le réel est insoutenable on s’en défend comme on peut. Et le rire est une parade inouïe. Quand on rit on n’entend pas.
Alexandre Jardin, France Inter, 2 novembre 2012 (François Busnel, Le Grand Entretien).

“N’importe quelle chose peut être, par accident, cause de joie, de tristesse ou de désir.”
Spinoza, L’Éthique, III,15

“Notre art est de savoir faire de notre maladie un charme.”
Renan

“Si le bien plaisait, si le mal déplaisait, il n’y aurait ni morale, ni bien, ni mal.”
Valéry, Choses tues.

“Soyez complaisant à vous-même, les autres complaisants vous aimeront; déchirez votre voisin, les autres voisins riront. Mais si vous battez votre âme, toutes les âmes crieront.”
Sartre. Les Mots.

“Le rire seul échappe à notre surveillance.”
Nathalie Clifford Barnay. Pensées d’une Amazone.

“La connaissance du mal est une connaissance inadéquate.”
Spinoza Éthique IV, proposition 64

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Commentaires

Ajoutons à ces bons mots ceux de François Cavanna, dans BÊTE ET MECHANT :

"L'audace nous venait, de numéro en numéro, une allégresse féroce nous donnait des ailes, c'est peu dire que nous découvrions l'humour : nous l'inventions. Nous avions pris le départ pour faire de l'humour, du très bon humour, un point c'est tout. C'est tout, croyions-nous. Pauvres de nous ! Notre modeste ambition d'honnêtes artisans était de déclencher le rire par les moyens qui nous faisaient rire nous-mêmes. Et voilà qu'il s'avérait qu'on ne peut faire rire qu'avec du vrai, du « qui existe ». L'humour ne saurait être anodin. L'humour est féroce, toujours. L'humour met a nu. L'humour juge, critique, condamne et tue. L'humour ne connaît pas la pitié. Ni les demi-mesures. Même le « nonsense » anglo-saxon, qui nous avait tant épatés, dont nous aimions l'impavide rectitude et la logique absurde, n'est pas neutre. II dépèce et ricane sauvagement, simplement ça se passe “en dedans”, dans le tréfonds secret du gentleman.

Très vite, Hara-Kiri fut brutal, teigneux, ravageur. C'est qu'on ne se penche pas sur le « réel » sans y piquer le coup de sang ! Affaire de tempérament, peut-être ? Alors nos tempéraments étaient miraculeusement semblables. Même le doux Cabu devenait enragé, et le contraste entre l'élégance de ses croquis et la violence de ce qu'ils disaient se faisait chaque mois plus saisissant.
L'humour est un coup de poing dans la gueule. L'allusion, l'ironie, la rosserie bien française nous semblaient pipi de chat. Rien n'est tabou, rien n'est respectable. Ceci cadrait a merveille avec mon matérialisme intransigeant. Tout rituel, tout symbole, précède d'une attitude magique. Foutons dehors a coups de pied au cul les vieux interdits, a commencer par Ie bon goût. A continuer par le sacré.

« La, vous allez trop loin ! II y a tout de même des choses auxquelles on n'a pas Ie droit de toucher !» Combien de fois nous l'a-t-on sortie, celle-la ! Non. Rien n'est sacre. Principe numéro un. Rien. Pas même ta propre mère, pas même les martyrs juifs, pas même ceux qui crèvent de faim... Rire de tout, de tout, férocement, amèrement, pour exorciser les vieux monstres. C'est leur faire trop d'honneur que de ne les aborder qu'avec la mine compassée. C'est justement du pire qu'il faut rire Ie plus fort ; c'est la ou ça te fait Ie plus mal que tu dois gratter au sang. La faim, la torture, la misère, l'exploitation, la guerre... Et la connerie, l'universelle et sainte connerie, mère de tous ces beaux enfants ! C'est rire jaune ? Eh, tout rire n'est-il pas jaune ? Même le classique gag de la bouche d'égout, s'il fait rire, n'est-ce pas du malheur du type tombé dans Ie trou ? Cela spontanément, férocement. Tout de suite après. Ie réflexe moral joue, on se juge ayant ri, on se condamne, on se penche sur Ie triste sort du malheureux, on se met a sa place, on participe a sa terreur, a ses blessures... A peine émis, voilà Ie rire qui tourne au jaune.

La satire est Ie rire de la bonne conscience. Elle traîne l'infame dans la boue, celui qui l'émet est sans tache. Merde a la satire, merde a la bonne conscience ! Nous sommes tous de bons salauds, des ordures même pas spectaculaires. Les monstres sont en nous AUSSI, et même davantage puisque nous, nous les savons là. Il n'y a pas d'archanges. Rions de nos propres gueules, traînons nous dans la merde avec tout Ie tas. Les autres, c'est nous AUSSI."

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