"Et si on les considérait comme de vraies personnes ?" De ce propos assez audacieux (qu'il faut être ambitieux pour respecter la dignité humaine!) naquit l'initiative de la Fondation 93 " Carré de nature, carré de culture ", pour laquelle j'interviens depuis 1997 en tant que philosophe, dans des classes de sections d'enseignement général en éducation adaptée (collège)1. Pour être honnête, je n'avais jamais exercé mes compétences dans un cadre aussi inconfortable (et sans vouloir me vanter j'ai ouvert un bon millier de débats dans des cadres très divers : médiathèques, théâtres, entreprises, cafés, associations, lycées et collèges, centres culturels, radio...).
Prévenons dès l'abord ceux qui en seraient restés à l'idée du " café-philo " couramment assimilé à un café du commerce (où, comme dans un talk show, on n'assiste qu'à des confrontations personnelles et à des polémiques navrantes de vanités) : il est grand temps de mettre les pendules à l'heure! Les débats philosophiques sont une merveilleuse occasion d'exercer ses facultés intellectuelles et de se découvrir une panoplie de comportements cognitifs fondamentaux. La liste est longue : savoir fournir et demander de bonnes raisons, tracer des inférences valides, faire des hypothèses, généraliser, donner des contre-exemples, découvrir des présupposés, utiliser et reconnaître des critères, être capable de poser des questions pertinentes, tirer des conséquences, reconnaître les sophismes, définir des concepts, percevoir les relations et les distinctions, être sensible au contexte, apporter des alternatives, s'impliquer, écouter activement, accepter les critiques, être capable de reformuler le point de vue d'autrui, de bâtir sa propre opinion à partir des idées des autres, être ouvert aux idées nouvelles, chercher la cohérence et la consistance dans l'argumentation, concevoir et émettre des idées personnelles sans peur...
Ces facultés sont indispensables dans toutes les matières aussi bien que dans la vie personnelle. Depuis vingt-cinq ans aux États-Unis et plus de quinze ans au Québec, des milliers de jeunes de tous âges sont invités à philosopher, et leurs résultats scolaires s'en trouvent améliorés. Pas qu'un peu : on a constaté une progression de 80 % dans le développement de leur raison logique, de 66 % dans leurs habiletés de lecture, de 36 % dans leurs habiletés en mathématiques (épreuves administrées par un service éducatif américain : Éducation Testing Service du New Jersey2.)
Incomparable avec l'enseignement de la philosophie qu'il ne peut remplacer (l'animateur du débat n'enseigne rien, mais se fait l'outil qui permet de penser ensemble), le débat philosophique est bénéfique pour TOUS. Les très nombreuses expériences québécoises ont montré que dès qu'il commence à parler et à se socialiser, l'enfant s'ouvre à la réflexion philosophique. Ne supposons donc pas que seul l'adulte philosophe : il existe entre l'adulte et l'enfant une différence de degré et non de disposition (l'adulte est simplement plus expérimenté).
Ce qui s'apprend doit servir, être utile à l'amélioration de l'expérience quotidienne (personnelle et sociale). Or la vérité individuelle d'un être en construction est plus éloignée de la vérité que la vérité intersubjective car une expérience personnelle prend de la valeur lorsqu'elle peut être intégrée à d'autres expériences, et l'on construit ainsi un réseau de sens. Les débats philosophiques sont utiles : c'est souvent par snobisme qu'on réprouve leur popularité. Ils permettent un indéniable développement de l'intelligence (penser est une activité naturelle, mais aussi une habileté perfectible) et une initiation à l'expérience démocratique. Les participants, au lieu de se faire compétition, deviennent partenaires dans un projet de recherche commun : ils constituent ensemble une véritable communauté de recherche, où aucun n'essaie d'avoir raison contre les autres, mais avec tous.
Quelle pratique en Segpa?
En SEGPA, j'ouvre le débat comme partout (il n'y a aucune différence à faire : j'en fais une question de dignité). J'annonce aux élèves qu'ils ont le droit de penser par eux-mêmes, que je ne suis pas venu faire une leçon édifiante, qu'ils vont faire eux-mêmes le débat, qu'ils vont en donner le thème, les enjeux, la problématique, et bien sûr qu'ils le nourriront de leurs arguments et contre-arguments. La seule règle nécessaire qu'il me revient de faire respecter est simplissime : quand une personne parle, les autres l'écoutent. Tout participant a droit à la parole : il lui suffit de la demander.
Aucun débat ne suit de plan prédéterminé, à moins d'obliger le groupe à dire ce que l'on veut entendre. Je travaille donc sans filet face à l'imprévisible. Le débat est un combat : des thèses s'opposent, mais jamais les personnes. Chacun peut dire ce que bon lui semble, sans que je me replie dans un rôle de tuteur pour dénoncer ses erreurs et/ou ses fautes : je ne suis pas là pour juger, pour dire qui a tort ou raison, et encore moins pour amener les participants à penser comme moi. J'ai lu3 qu'il faut " éviter qu'ils nous entraînent dans leur monde " : je fais précisément l'inverse. Je leur demande de m'entraîner dans leur logique, d'abord parce qu'en tant que philosophe il me semble que ma logique n'est pas infaillible et en tout cas n'est pas la seule qui vaille, mais aussi parce que je ne connais pas de meilleur moyen d'entendre des paroles authentiques. " C'est dangereux ", m'a-t-on objecté lors d'un groupe de travail d'une réunion inter-académique. Je ne le sais que trop. Mais penser est dangereux. C'est s'engager dans une affirmation qui peut se révéler stupide, c'est oser revendiquer le droit à l'erreur, quand il est si facile " d'avoir raison " en répétant ce qui paraît évident à force d'avoir été pensé par d'autres " dans les milieux autorisés ". Il est sans doute plus confortable de rester passif, et de demander aux élèves de l'être, face aux " vérités " ânonnées à longueur de programme. J'ai choisi la difficulté : tout à leur écoute, je rentre dans leur monde au risque de m'y perdre, et je m'y perds souvent. À eux, alors, de me rattraper, s'il le veulent et le peuvent. Je suis un élève difficile, il faut tout m'expliquer pas à pas. À eux d'expliquer (mais pas qu'à moi : à eux de s'expliquer) leur cohérence, ou l'incohérence des arguments auxquels ils s'opposent.
Mettre en débat de vraies questions, c'est mettre en débat les leurs. C'est pourquoi, plutôt que de les amener à accepter des contraintes " parce qu'elles sont bonnes ", ce qui sous-entend encore qu'on a l'assujettissement comme projet, je leur demande d'énoncer eux-mêmes leurs normes, leurs valeurs, leurs critères de jugement : ces hommes déjà expérimentés à qui l'on promet " la vie active " sont déjà dans la période la plus active de la vie, l'adolescence. Ils sont déjà sujets de leurs propres pensées, il sont, comme tout un chacun, " des choses qui pensent ", pour reprendre les termes de Descartes, et ils existent d'abord en tant que penseurs : à eux de concevoir le monde, leur monde.
Ma démarche est singulière (au sein même du projet de la Fondation 93, la plupart de mes collègues intervenants ont fait de véritables leçons de philosophie, souvent avec succès), parce que je n'enseigne plus. Bien sûr je participe au débat en utilisant mon savoir constitué d'études philosophiques, mais ma parole ne fait pas autorité. Je ne suis pas certain qu'un enseignant puisse aisément adopter une telle démarche : d'abord c'est très fatiguant, et, comme des enseignants me l'ont fait remarquer plusieurs fois, on ne peut pas se permettre de dépenser tant d'efforts intellectuels en une heure quand on enseigne toute la journée. Ensuite la motivation des élèves vient en grande partie du fait que je suis un passant qui passe : en tant qu'intervenant, je suis " le tiers ", l'étranger avec lequel on n'a pas de problème affectif, dont on ne subit pas l'autorité, avec lequel on n'a pas d'histoire, qui déboule de façon ponctuelle pour inviter à penser un moment. Enfin, j'ose à peine le dire, je n'ai pas de projet pédagogique (même si ma démarche a sa place au sein de projets suivis) : je n'ai pas de programme, aucune visée quand j'anime, sinon d'écouter comment d'autres peuvent me/se faire la leçon.
Ne plus considérer les élèves comme des élèves, les considérer simplement comme des personnes, voilà mon truc. Ce n'est pas nouveau, mais c'est encore singulier : en tant que mineurs, ils sont encore trop souvent considérés comme des enfants, c'est-à-dire des hommes pas finis, handicapés d'humanité, déresponsabilisés. N'y a-t-il pas un tuteur devant répondre d'eux, et n'ont-ils pas l'habitude qu'on parle à leur place, voire qu'on leur dise ce qu'il doivent dire, faire, penser?
Je n'ai pas le sentiment d'affronter des cas psychologiques, mais un drame social, voire politique. La Déclaration universelle des droits de l'Homme affirme que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Mais les hommes ne naissent pas majeurs. Il leur faudra attendre la majorité, fixée à 18 ans, pour avoir la pleine capacité d'exercer leurs droits et être reconnus responsables de leurs actes comme de leurs paroles. En attendant, des tuteurs les prennent en charge, parce qu'on suppose qu'ils ne savent pas encore se soucier d'eux-mêmes comme il convient (quand bien même les tuteurs avouent parfois qu'ils ne le savent pas davantage). Tout cela va de soi pour les tout petits enfants : on ne demande pas à un nourrisson de voter. Mais la conscience de soi entre bientôt en conflit avec notre système éducatif manipulant les êtres humains en les dirigeant de cursus en cursus visant à les rendre prévisibles, presque à les programmer. L'enfant (et même à 17 ans on est traité comme un gosse... et même un gosse est une personne à part entière!) ne fait pas vraiment partie de l'humanité, n'a pas vraiment droit à la parole, et est littéralement dominé par les majeurs, qui lui imposent normes et discours. De quoi donner envie de hurler - ou de se taire à jamais. Si seulement nous savions quel droit chemin leur faire suivre! Nos errances et nos incohérences leur prouvent que, comme l'a dit Simone de Beauvoir, un adulte n'est jamais qu'un enfant gonflé d'âge.
Mon premier débat en SEGPA était sur la violence. Les participants ont commencé par m'ânonner un discours que j'entends souvent (et partout ailleurs : beaucoup d'adultes également préfèrent utiliser le couper-coller que de se fatiguer à penser par eux-mêmes) : la violence venait du manque de paroles, et n'était dans le meilleur des cas qu'une communication écrite avec du sang. Un long silence gêné suivit. Le débat allait s'arrêter. Après s'être entre-regardés un long moment, ils osèrent : " non, ça, on peut pas l'expliquer, c'est ce qu'on nous dit... " Enfin une parole authentique allait naître, après la répétition du discours convenu. " En vérité, quand on se parle on se traite, et quand on se traite on se tape : c'est parce qu'on se parle qu'on se tape ". Puis, rectification : " c'est pas parce qu'on se parle : c'est qu'on se traite. " Ce seul exemple peut montrer que nos bonnes leçons seront toujours inadéquates quand seuls les intéressés peuvent cerner leurs véritables problèmes (mais pas seuls : ensemble, en s'aidant les uns les autres, dans un cadre où la pensée n'a pas à suivre des rails). Condition sine qua non : leur permettre d'élaborer des représentations qui, enfin, soient les leurs. Pour laisser à chacun le plaisir de réfuter ses propres préjugés.
François Housset
www.philovive.fr
(1) Voir sur ces pratiques le dossier de DIOTIME n° 9, mars 2001.
(2) Retrouvez ces arguments dans le livre de Pierre Laurendeau, Des enfants qui philosophent, Éditions Logiques, 1996.
(3) Précisément dans le texte servant de support aux réunions interacadémiques des acteurs des classes relais : Document de travail, Enseigner/Apprendre en classe-Relais, p. 5.
]]>1) INTRO : reflexion individuelle ou par petits groupes : « De quoi sommes-nous responsables ? »
Responsabilité dans le système juridique français actuel : fondement de la responsabilité, circonstances atténuantes, irresponsabilité, critiques avancées quant à la légitimité du principe de responsabilité
2) L’ERREUR ET LA FAUTE
reflexion individuelle ou par petits groupes :
“Nul n’est censé ignorer la loi”
“Nul n’est méchant volontairement”
L’influence de l’erreur sur la responsabilité
L’état de nécessité
Inconscient et responsabilité
Maladie mentale et responsabilité
Althusser : le « non responsable » coupable.
3) LA CAUSE / L’auteur
La responsabilité limite-t-elle la liberté ?
Causalité et responsabilité : “pourquoi on fait des bêtises ?”
Causes de l’irresponsabilité :
Conception aristotélicienne & thomiste de la responsabilité
La conception de la responsabilité : généalogie de la morale
La faute dans le rationalisme de la pensée cartésienne
Critique d’une philosophie de la responsabilité : le déterminisme
-Spinoza : exclut le libre arbitre
-Leibniz : ramène tout à une cause antérieure
Laplace, C Bernard : déterminisme absolu
Bibliographies (notamment celles de Christophe Daadouch et Jean-Marie HEROUIN) et citations en fin de page.
DR
reflexion individuelle ou par petits groupes :
« De quoi suis-je responsable ? »
-De la sécurité de l’usager, notamment. -Mais il n’est pas seul, c’est souvent toute une équipe qui se partage cette responsabilité… - Et si l’usager est un enfant, ses parents ou tuteurs sont aussi responsables de lui… - Et l’usager aussi est responsable : s’il se suicide par exemple, on ne pourra pas vraiment accuser ceux qui l’entourent…
On s’étonne de devoir assumer toutes les conséquences qui pourraient découler de chacun de nos actes, voire des comportements d’autrui : comment devrions-nous répondre des actes commis par un autre ? Il est toujours difficile de préciser de quoi on est responsable, sans être tenté de diluer cette responsabilité… jusqu’à s’en laver les mains ! Très franchement, il semble plus confortable de ne se reconnaître jamais responsable de rien ! Le plus simple serait de n’assumer aucune responsabilité . Il y a moyen de le prétendre : « ce n’est pas moi, c’est la faute à… ».
« Nous ne sommes responsables de rien » !?
Observons les conséquences de cette affirmation : si nous n’assumons aucune responsabilité, nous ne pouvons être jugé pour rien, puisque nous ne répondons de rien. Mais nous déclarons n’avoir aucune fiabilité : nous ne pouvons promettre quoi que ce soit, et sommes dans l’incapacité de nous engager. L’irresponsabilité condamne à enchaîner les actes gratuits. Mieux vaut donc payer le prix de la liberté. Agir, c’est d’emblée se reconnaître responsable.
L’irresponsabilité totale est impossible, parfaitement illogique : on est toujours responsable, qu’on le revendique ou non, responsable à la fois de ce que l’on fait et de ce que l’on ne fait pas. Celui qui prétend n’être responsable de rien ne se soucie pas de la violence qui l’entoure : il la permet donc ; il ne s’aperçoit pas de la misère et de la corruption qui règnent : il les cautionne par son indifférence ; il reste passif plutôt que de lutter contre le mensonge, le crime : il les encourage ! Être irresponsable, c’est être immoral. Tolérer l'intolérance par exemple, c'est s'en faire complice.
On est responsable de soi, donc de ce dont on est la cause, de ce à quoi on participe. Exister, c’est s’engager, répondre de ses actes. Et pleinement : se considérer soi-même revient à se voir porter des responsabilités. On est ce que l’on fait : nous sommes responsables de ce que nous faisons (ou ne faisons pas), ni plus ni moins.
La difficulté consiste à déterminer dans chaque situation concrête jusqu’à quel point c’est bien nous-mêmes qui agissons. S’il n’y a dans nos actions quelque principe ignoré (l’inconscient) ou dissimulé (la mauvaise foi), dans quelle mesure sommes-nous « assez » au principe de nos actions pour pouvoir en répondre ?
Freud nous explique que nos actes sont « assez » déterminés par l’inconscient pour que la conscience ne les assume plus, Sartre montre que nous sommes « assez » de mauvaise foi pour ne pas reconnaître notre propre responsabilité. Comment déterminer la juste mesure entre la responsabilité totale (j’ai une conscience, je suis l’auteur de mes actes, qui tous ont leurs conséquences, imputables à mes actes) et la totale irresponsabilité. (je ne porte pas le monde, je ne suis pas un dieu, et puis je ne fais pas toujours exprès de faire ce que je fais) ?
Sur quoi se fonde LA RESPONSABILITE JURIDIQUE ?
Forgée dès l’Antiquité, elle nous est parvenue remodelée par le christianisme. Fondée sur la raison, elle s’est imprégnée de la faute chrétienne. Le concept de responsabilité qui n’était que rationnel est devenu moral. Quand aujourd’hui nous jugeons qu’une personne est responsable, nous la désignons à la fois comme cause de l’acte délictieux, et comme coupable de cette faute. L’auteur du méfait est doué d’un libre-arbitre : il aurait pu se comporter de façon à éviter la faute, c’est donc sa faute, sa très grande faute.
Chacun est parfaitement libre d’agir en son âme et conscience, mais à cette liberté s’ajoute le devoir de réparer, ou plutôt de rééquilibrer, tout ce que l’acte libre a pu amener comme déséquilibre. Une personne responsable doit rétablir l’équilibre perturbé, l’ordre bafoué, et avant tout elle doit rendre possible l’empêchement de tout acte délictueux.
Certains actes dommageables et fautifs sont pourtant excusables, et la loi le prévoit. Un « fait justificatif » entraîne la disparition à la fois de la responsabilité pénale et de la responsabilité civile. Cette excuse, ce « fait justificatif » est une circonstance objective, indépendante de la volonté de l’agent.
Les circonstances atténuantes : comment plaider l’irresponsabilité
Certains faits (notamment l’état de l’auteur de l’infraction) peuvent être considérés comme des circonstances d’atténuation de la responsabilité. Ces faits permettent de supposer que cette personne n’était animée d’aucune intention de nuire. Selon le code pénal, la sanction est légitime lorsque l’auteur du méfait peut comprendre les conséquences de sa conduite et le reproche qu’on lui fait. N’est donc responsable que celui qui agit délibérément et en connaissance de cause.
Les articles 122.1 à 122.8 du code pénal évoquent l’ensemble des facteurs abolissant ou diminuant la responsabilité de l’auteur du crime ou du délit.
Ainsi, selon l’article 122.1 du code pénal « n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime ».
Selon l’article 122.2 « n'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister ».
Selon l’article 122.3 « n'est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir l'acte ».
Selon l’article 122.4 « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».
Selon l’article 122.5 « n'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction ».
Selon l’article 122.6 « est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l'acte : l Pour repousser, de nuit, l'entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité; 2 Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence ».
Selon l’article 122.7 « n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ».
Selon l’article 122.8 « les mineurs reconnus coupables d'infractions pénales font l'objet des mesures de protection, d'assistance, de surveillance et d'éducation dans les conditions fixées par une loi particulière. Cette loi déterminé également les conditions dans lesquelles les peines peuvent être prononcées à l'encontre des mineurs âgés de plus de treize ans »
CRITIQUE
Le principe de responsabilité est au fondement de tout notre système juridique. On peut critiquer ce principe, et le considérer comme illégitime.
D’abord le principe de responsabilité juridique postule que chacun dispose d’une liberté et d’une raison suffisantes pour agir en conscience. Il suppose que chaque auteur de chaque action est autonome, et s’autodétermine. Or le comportement humain peut être produit par l’interaction avec d’autres individus, modelé par un environnement. C’est justement parce qu’on sait qu’un comportement est modelable qu’on cherche à l’influencer : la punition est conçue pour qu’un comportement inadéquat ne se répète pas, la récompense invite les bonnes actions à se renouveler. Un comportement dépend donc de ses suites : les français conduisent moins vite depuis quelques années pour ne pas perdre des points de permis. Ce n’est pas parce qu’un homme se prétend maître de ses actes qu’ils ne sont pas déterminés par des causes qui lui sont extérieures. Selon les déterministes, tout comportement est aussi prévisible qu’un phénomène naturel : exit le libre arbitre ! Cette conception exclut le principe de responsabilité et remet en cause toute notre institution judiciaire.
L’influence de l’erreur sur la responsabilité
L’état de nécessité
Inconscient et responsabilité
Maladie mentale et responsabilité
Reflexion individuelle ou par petits groupes :
“Nul n’est censé ignorer la loi”
“Nul n’est méchant volontairement”
Nul n’est censé ignorer la loi
Même mal, nous connaissons les règles du jeu : ceux qui le nient encore sont de mauvaise foi, de mauvais joueurs. L’histoire (ancienne et contemporaine) nous montre comment nous en avons élaboré les règles ensemble. Discutée publiquement, la loi se construit à coups de votes : il en faut de la mauvaise volonté pour l’ignorer ! La loi est la règle nous permettant d’évoluer dans un même cadre : c’est un contrat nécessaire, déterminant notre état social. S’affirmer citoyens, c’est signer ce contrat.
Premier paradoxe : il suffit d’être né quelque part pour devoir obéir à des lois singulières. Chacun doit reconnaître les lois du lieu dans lequel il se trouve, s’y soumettre comme on prend un train en marche... Vu sous cet angle, le contrat est léonin.
Nul n’est censé ignorer la loi. Ce principe gouverne tous les systèmes juridiques. Admettre que quelqu’un puisse l’ignorer, c’est reconnaître d’emblée l’innocence, rendre injustes les sanctions. D’où ce postulat : le citoyen n’a pas le droit de ne pas connaître la loi.
C’est un postulat nécessaire, mais c’est en même temps une fiction juridique. Plus de mille lois sont votées chaque année, des milliers de pages sont écrites et corrigées sans cesse : codes civil, pénal, européen, international... sans compter les jurisprudences. Personne ne peut connaître toute la loi. De fait, chacun peut être en infraction, sans le savoir. Nous conservons malgré tout ce postulat démocratique : nul n’échappe à la loi, donc tout homme est concerné. Parce que l’ignorer, cela peut être ne pas vouloir savoir, utiliser le “je veux pas le savoir” de l’adjudant arbitraire... La loi, formelle, doit être incontestable, donc reconnue par tous. Quand bien même elle est méconnue.
Les hors-la-loi et les bons citoyens
SOCRATE fut condamné à mort pour impiété. Il accepta sa condamnation injuste, alors même qu’il pouvait se défiler. Il avait soutenu que les lois devaient être le moyen de favoriser l’intérêt général, quand chacun ne pense qu’à son intérêt particulier : chacun étant tout naturellement égoïste, les lois doivent forcer les hommes à se soucier du bien public, dans leur intérêt même.
Socrate est le premier philosophe reconnu comme tel. Il pense et vit ce qu’il dit. C‘est pourquoi il ne se sent pas en droit de désobéir aux lois après avoir affirmé qu’elles sont le ciment de la Cité : ou bien tout citoyen doit y obéir, ou bien nous ne pouvons plus parler de politique, et chacun ne pense qu’à son intérêt. C’est pourquoi Socrate accepte sa condamnation à mort, alors même qu’elle est injuste. Et le voici qui boit la ciguë pour la Cité qui l’a condamné.
L’ABBÉ PIERRE, fidèle insoumis, aidait des gens qui n’avaient plus de toit à accaparer ceux qui étaient vacants. Avec Emmaüs, puis Droit au Logement, cet homme s’est maintes fois mis hors la loi. À ceux qui lui disaient “vous n’avez pas le droit d’entrer ici, c’est une propriété privée !”, il répondait “je fais respecter un droit que vous ne pouvez contester : le droit de vivre.” Quel toupet et quel paradoxe ! Comment trouvait-il la force d’affirmer que la loi était illégale ? Il n’est pas le seul, ce qui oblige à constater que deux mille ans après Socrate, les hommes n’ont pas encore “compris” qu’il n’est pas permis d’ignorer les lois, même quand elles ne sont pas justes.
L’histoire fourmille de héros ayant fait passer leur conscience avant les règlements.
Les “mauvais citoyens” pullulent -et pas des moindres : le Gandhi qui s’opposa à la loi anglaise, ou le De Gaule qui refusa celle de Pétain, étaient des insoumis dont les comportements immoraux entachèrent drôlement l’histoire. Tout cela ne vaut pas un bon Socrate, se sacrifiant pour sa Cité... injuste, qui d’ailleurs meurt elle aussi de toute façon.
De “mauvais citoyens” clament sur la place publique : “je vais faire quelque chose qui est interdit par la loi, et je vais le faire exprès, pertinemment, pour contester la valeur de la loi à laquelle je m’oppose : j’affirme avoir raison envers et contre tout”. Quel toupet ! Ignorant superbement la loi, ces effrontés sont condamnables. Et pourtant l’histoire peut leur donner raison. Ainsi se modernise le droit ! Souvenons nous des ostensibles provocations, de ces “salopes” osant annoncer publiquement qu’elles avaient avorté, quand l’avortement était pourtant interdit par la loi. Souvenons nous de ces “traîtres” affirmant opter pour la “désobéissance civique” en refusant de prévenir la préfecture quand ils invitaient un étranger sous leur toit. C’est parfois la loi qui doit se plier, s’ajuster devant une réalité qu’elle a trop superbement ignorée.
Nul n’ignore l’absurde
Les lois peuvent dire n’importe quoi : il suffit de les torturer un brin. Et torturées, elles le sont quotidiennement. Même avec la meilleure volonté du monde, les législateurs ne peuvent ériger un système parfaitement cohérent. Résultat : les règles contradictoires fourmillent. Un bon avocat saura “faire parler” les textes, et leur inventera le sens qui convient. Alors la loi n’est plus le cadre.
Ce qui est respectable doit avoir un sens. Par exemple, que nous soyons tous égaux devant la loi suppose la suppression du droit (du prétendu droit) du plus fort. Mais on est face à l’absurde : soit on obéit sans comprendre (et l’on n’aura pas observé le sens de la loi), soit on adopte une éthique nécessairement singulière... et on n’obéit plus qu’aux règles qu’on juge bonnes.
Les diverses ignorances
• Soit on ignore absolument la loi (faute d’être assez intelligent ou instruit pour savoir qu’il existe une référence commune permettant de régler certains aspects de la vie en société, qu’on appelle “la loi” établie par nos représentants, dont les textes sont rendus publics), et alors nul n’est censé ignorer la loi, parce que nul n’est censé être idiot au point de ne pas savoir qu’il y a des règles.
• Soit on ignore certaines lois, faute de connaître tous les textes : cette ignorance toute relative est une nécessité. Nul n’est omniscient.
• Soit on ne veut pas savoir qu’il y a la loi, on refuse délibérément les devoirs inhérents au “bon citoyen”.
C’est cette troisième attitude qui permet de poser pertinemment le problème. On choisit une attitude qui peut être tenue comme irresponsable, en ignorant consciemment : savoir c’est devoir, ne pas vouloir savoir, c’est refuser le devoir. On reste pourtant responsable d’avoir choisi le camp du hors la loi. Il faut alors distinguer deux cas.
1. Celui du “méchant” ignorant superbement (il vaudrait mieux dire “monstrueusement”) que la loi protège les hommes les uns des autres, parce que son ego veut faire fi des lois : il fera passer ses désirs avant l’intérêt général, préférera la loi de la jungle à la jungle des lois.
2. Celui du “gentil” qui considère qu’une loi est injuste, et qui y désobéit au nom de l’intérêt de tous.
Le droit, de quel droit ?
Les lois sont énoncées pour remplacer l’état de fait par l’état de droit... mais les faits sont là. Les lois ne sont jamais énoncées que pour ce qui ne va pas de soi, que pour modifier un état de fait intolérable : les faits ne devraient pas être ce qu’ils sont ! contestons ! désobéissons ! Allons dans la rue, réclamons, changeons ! Ainsi font de nombreux humanistes... mais pourquoi pas aussi de nombreux fascistes ? Le pouvoir de la rue est aussi nécessaire qu’effrayant : et si des lobbies réclamaient le droit de lyncher ? Qui conteste les lois, qui fait passer sa conscience avant la raison d’État, autorise quiconque à écouter et satisfaire ses propres désirs plutôt que “raison” garder.
Qui n’a jamais voulu tuer ? Qui n’a pesté alors, qu’il y ait des lois empêchant de commettre l’irréparable ? Si les lois nous semblaient toutes bonnes et si nous ne nous accordions plus le droit de contester leur valeur, nous abandonnerions tout bonnement notre conscience au législateur et, ne vivant que gouvernés par des lois toujours appliquées, nous saurions être de paisibles esclaves dans le meilleur des mondes. Mais si nous contestons l’autorité publique, nous devons carrément vivre sans loi, ou plutôt dans la loi de la rue, la loi de la jungle : l’anarchie ne vaut que s’il y a bel et bien une loi morale en chaque conscience, et qui s’accorde avec les autres. La désobéissance civique, quoiqu’elle paraisse nécessaire, est à n’utiliser jamais qu’en dernier recours, avec la prudence du manipulateur d’explosifs.
Être juste, est-ce obéir aux lois ?
Il ne semble pas que l’on soit juste en obéissant au code de la route. Les lois ne rendent pas juste, elles garantissent simplement les acquis de la société et sa constitution même. Si les lois étaient évidemment justes, les contrevenants seraient moralement condamnables. Or il ne semble pas que la légalité soit suffisante pour fonder le juste. Pour le soutenir, on se réfère à un droit idéal, on rêve à l’ensemble des lois qui devraient exister, ce qui ouvre hélas la porte aux fanatiques. Si être juste c’est reconnaître la loi, il faut convenir que la justice qu’elle définit n’est pas morale : se plier devant le règlement, ce n’est pas être juste, c’est abandonner sa propre conscience à la législation qui seule répondrait à la question “que dois-je faire ?”. Le bon citoyen doit se demander quoi faire, c'est-à-dire ce qu’il est bon de faire. La responsabilité ne se réfugie pas dans le devoir - ou, s’il est un devoir, c’est seulement celui d’obéir à la nécessité (exemple : “je dois manger”). S’interdire la critique et le non-respect, c’est restreindre la raison, ne s’autoriser que des idée courtes. Pour le dire de façon plus positive, s’autoriser la critique, c’est ouvrir sa raison, autoriser la progression des idées.
Il n’y a pas d’éthique collective. L’éthique est toujours individuelle. La dialectique réclame que chacun accepte de mettre sa conviction au contact de celle des autres -à condition d’avoir répondu devant soi de ce qu’on fait. Les lois ne doivent jamais qu’instituer ce qui est déjà devenu légitime : l’obligation morale fonde la politique. C’est pour l’avoir oublié que le législateur voit des lois sans effet : les mœurs dirigent tout. Les lois sont fondées sur un assentiment interne : être juste, c’est être moral avant d’obéir aux lois... qui doivent avoir un fondement moral. On n’obéit à la loi que parce qu’elle est légitime. Platon l’a superbement démontré : les lois sont nécessaires parce qu’elles ne se préoccupent que de l’intérêt commun, alors que chacun serait tenté de ne se préoccuper que de son intérêt individuel. Les lois sont nécessaires pour supplanter l’aveuglement et l’inconstance des hommes. Mais les lois ne sont que nécessaires. Elles ne sont pas suffisantes. Si les hommes étaient capables de discerner le bien commun et de s’y tenir, il n’y aurait nul besoin de règlements. Les lois ne dédouanent pas la raison de s’efforcer au bien. Nul n’est censé perdre son jugement, et c’est avant tout la raison qui fait reconnaître la nécessité des lois.
Nul n’est méchant volontairement
Tout le monde il est gentil ! Prenez la pire des brutes. Prenez son parti, défendez-la bien : vous lui trouverez de bonnes excuses. Vous arriverez à la comprendre, et justifierez son action. Prenez encore deux belligérants, demandez leur pourquoi ils se battent : chacun montrera l’autre du doigt. Car le méchant, c’est l’autre, chacun en est convaincu. Cette conviction amène le constat de Platon : personne ne veut faire le mal.
Dès lors, comment accuser quelqu’un qui commettrait les pires atrocités ? Nulle méchanceté là-dedans, si chacun ne cherche que le bien : c’est donc la faute à la société, à la famille, aux lois, aux circonstances, aux situations qui se sont enchaînées jusqu’à se précipiter... mais pas aux mauvaises volontés ! Il n’y a plus de mauvaise volonté !
Alors on explique le pire par de simples faits venant se conjuguer pour aboutir au pire comme au meilleur : puisqu’il n’y a pas de volonté de nuire, il n’y a plus d’assassinat, mais des coups qui partent tout seuls. Le méchant n’existe pas. Ne restent que de pauvres types qui croyaient bien faire, mais qui se sont simplement trompés. Qui n’ont pas su bien agir mais qui ne pouvaient que le vouloir.
Foin de bonne conscience et de mauvaise foi, qui présentent la volonté comme efficace dans la seule mesure où elle nous ferait pencher vers le bien : les malfaiteurs seraient de pauvres victimes voyant le meilleur mais faisant le pire, déterminés à nuire par quelque affect extérieur, mais jamais responsables, puisque tous de bonne volonté !
On reconnaît trop la grossière théorie des circonstances atténuantes. Nul n’est à l’abri de circonstances extérieures amenant à commettre un méfait, de ces circonstances qui en un clin d’œil vous transforment un ange en tueur. Notre volonté paraît dès lors minable : se paonnant quand tout lui sourit, elle crie “ce n’est pas ma faute !” à la première rafale. Facile...
Le problème est moral : il s’agit de juger l’Homme, rien de moins. Est-il bon ? Est-il mauvais ? Difficile de parler ainsi de l’Homme avec un H majuscule : personne ne le connaît, personne ne l’a jamais rencontré. Il se veut fondamentalement bon. Mais assez lâche tout de même, pour se faire esclave, pour être la cause du malheur d’autrui (en le regrettant !), pour agresser juste histoire de calmer ses nerfs. Et voilà le responsable : les nerfs. C’est que ça s’échauffe vite, “on n’y peut rien”... Nous voilà qui nous contemplons en train d’agir par forces forcées, pathologiquement déterminés par des pulsions incoercibles !
Les nerfs, les passions, sont tellement plus efficaces que la meilleure des volonté, quand le sujet agit en disant “c’est plus fort que moi” ! Voilà l’inconscient qui nous pousse, nous meut, la bonne intention qui tourne mal... Non, il n’y a pas de méchant, puisqu’un méchant ferait le mal volontairement -et qui voudrait le mal ? Le bien n’est-il pas, par définition, préférable au bien ? Ceux à qui nous nuisons deviendront nécessairement pires, on ne vainc pas la haine par la haine, mais par l’amour, bref, ça fait mal de faire mal. Alors pourquoi l’Homme est-il encore le pire des maux pour l’Homme ? Il faut que l’Homme soit fou, masochiste, cruel malgré son propre intérêt, pour préférer le mal au bien ! Hypothèses inacceptables tant qu’on choisit l’humanisme : l’Homme est raisonnable... et le voilà bon, nécessairement, fondamentalement, quoiqu’il puisse être le plus barbare !
Une fois notre anthropocentrisme primaire étalé au grand jour, il nous faut reconnaître que l’homme est une sale bête : il ne devrait pas vouloir nuire à l’humanité, qui est son plus grand bien, et le voila qui la hache menu... L’homme ne devrait pas avoir le droit d’être en tort, et pourtant nous le sommes tous. Il nous faut, ô stupeur, accepter d’être faillibles. Difficile. On accuse l’inconscient derechef : c’est pas nous, c’est lui. On se reconnaît lâche enfin. Donc méchant : celui qui se ferme les yeux est le méchant, parce qu’il refuse de voir les conséquences de ses actes. La méchanceté ne nous concerne pas, seule l’erreur est humaine. Mais agir, c’est poursuivre, poursuivre c’est préférer, donc poser des valeurs. L’erreur est humaine, l’erreur est méchante !
L’influence de l’erreur sur la responsabilité
Le droit distingue les erreurs portant sur le droit de celles portant sur le fait.
L’erreur de droit est une méconnaissance de la loi qui amène l’individu à commettre un acte illicite. L’individu obligé de connaître la loi est nécessairement responsable, cependant la sanction sera minimisée parce qu’il n’a pas commis de faute intentionnellement : sa responsabilité s’en trouve atténuée. Il évite la peine ordinaire, mais sera tout de même jugé. Ce n’est pas parce qu’il méconnaît la loi qu’il est incapable d’appréhender la légitimité de ses actes.
L’erreur de fait désigne l’inconscience de celui qui commet l’infraction. Celui qui emporte la veste d’autrui parce qu’il la confondue avec la sienne n’a pas voulu voler, son délit n’est pas intentionnel. Il n’est donc pas coupable, il est irresponsable de son acte.
L’état de nécessité
Lorsqu’un individu se trouve contraint de commettre un délit, il bénéficie d’une excuse atténuant sa responsabilité. Les juristes (indulgents pour la plupart : la personnalité du coupable n’est ni perverse ni sadique, il agit sans volonté de nuire) ne s’accordent pas tous sur ce type d’argument : le vol manifeste l’intention de s’approprier un objet, ce qui exclut une réelle bonne volonté.
Inconscient et responsabilité
Nos pulsions exigent satisfaction : il faut, explique Freud, une puissance gigantesque pour les empêcher de nous dominer. Même quand nous ne « pensons à rien » la violence et le sexe nous obsèdent, mais généralement nous ne passons pas à l’acte (sinon les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes, les profs de philo seraient torturés par leurs élèves…). Obéir à ses pulsions est inacceptable en société : cette société interdit leur assouvissement, les réprime. L’ éducation a pour but de les refouler, en camisolant les fous furieux que nous sommes tous. Nous intégrons si bien ce refoulement que très vite nous le pratiquons nous-mêmes : un « surmoi » veille en nous et condamne nos transgressions en les qualifiant d’anormales.
"Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s’efforce de mettre de l’harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d’étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d’avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d’angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d’une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s’attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d’apaiser les conflits du ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité, même quand le ça demeure inflexible et intraitable. D’autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S’il vient à désobéir au surmoi, il est puni par de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l’harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : « Ah, la vie n’est pas facile !"
Freud, Nouvelles Conférences de psychanalyse
Responsabilité et maladie mentale
Un malade mental est-il responsable ? Problème philosophique, posé suite à une infraction à la loi civile ou morale. La responsabilité est la capacité à répondre de ses actes : les expliquer, les justifier et les légitimer. Une personne responsable ne justifiera pas tous ses actes, mais sera supposée capable de les justifier : ce qui importe est sa capacité intellectuelle à se justifier. Le même meurtre, injustifiable, sera puni si l’auteur est supposé responsable, et impuni si son auteur est un malade mental.
L’article 122-1 du Nouveau Code pénal distingue d’une part le « discernement », c’est-à-dire la capacité de comprendre – par exemple la gravité d’un acte –, qui peut être « aboli » ou seulement « altéré », et d’autre part le « contrôle des actes », autrement dit la capacité de vouloir – vouloir accomplir un acte –, qui peut être « aboli » ou seulement « entravé ». Si le discernement ou le contrôle des actes est aboli, la personne est considérée comme pénalement irresponsable et n’est donc pas punissable. Si le discernement n’est qu’altéré ou si le contrôle des actes n’est qu’entravé, la personne « demeure punissable », ce qui montre qu’elle n’est pas considérée comme pénalement irresponsable. Mais est-elle pour autant pleinement responsable ? Autrement dit, une personne n’est-elle que responsable ou irresponsable, ou bien y a-t-il entre ces deux situations place pour une responsabilité partielle ? Autrement dit encore, faut-il penser que la responsabilité est, comme la République, « une et indivisible », ou qu’elle admet plusieurs “degrés” ?
L’article 122-1 ne répond pas explicitement à ces questions. On peut néanmoins remarquer que le fait d’être punissable est conditionné par le fait d’être pénalement responsable. L’alinéa 2, en suggérant à son terme les circonstances atténuantes en cas de trouble partiel, admet donc implicitement une responsabilité partielle, si l’on veut bien admettre qu’il y a “proportionnalité”, pour une même infraction, entre le “degré” de responsabilité supposé et la peine encourue. Voilà qui nous permet de préciser notre question initiale : peut-on n’être que partiellement responsable de ses actes ? Il faut noter ici que la législation a évolué sur ce point : l’article 64 de l’ancien Code pénal de 1810, appliqué jusqu’en 1994, qu’Althusser mentionne dans L’avenir dure longtemps et auquel il dut son non-lieu (Cf. supra) stipulait : « Il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». Cet article n’admettait théoriquement que deux possibilités, la démence et la “normalité”. Dans la pratique, les juges accordaient parfois les circonstances atténuantes au coupable, lorsque le trouble mental n’était manifestement que partiel ou passager, sans que la loi le permette explicitement. Le Nouveau Code pénal, avec l’article 122-1, n’a donc fait qu’entériner une pratique déjà existante.
Mais une réflexion philosophique sur la notion de responsabilité ne doit pas se sentir liée par les textes de loi. D’un point de vue conceptuel, on peut dire que la responsabilité, au sens large du terme, renvoie à la liberté. Si on peut considérer le malade mental comme irresponsable, comme étant manifestement incapable de répondre de ses actes, ce ne peut être que dans la mesure où il ne semble pas choisir son comportement : des actes manifestement déraisonnables ou irrationnels, qu’ils soient illégaux ou non, ne résultent pas d’un véritable choix, notion qui suppose la possession et l’exercice de la raison. A nouveau, la question de la “graduation” se pose : la raison est-elle, comme le pense Descartes, « tout entière en un chacun » ? Ou au contraire peut-on perdre “un peu” de sa raison ? Dans ce cas, peut-on n’être que partiellement libre ? Force est de constater que certains philosophes ont “oublié” le problème de la folie dans leurs théories de la responsabilité.
Pour sa part, Kant semble nier la culpabilité du fou : « Lorsque quelqu’un a délibérément occasionné un malheur et que, pour savoir s’il est coupable et de quelle culpabilité son acte relève, il faut donc, préalablement, déterminer s’il était alors fou ou non, (…) ». Il ajoute que « la question de savoir si l’accusé, lors de son acte, était en possession de sa capacité naturelle d’entendement et de jugement est entièrement d’ordre psychologique », ce qui signifie pour lui que « la faculté de médecine » et « le juge » sont incompétents pour y répondre : seule « la faculté de philosophie » peut y prétendre. Signalons néanmoins que si Kant fait relever l’étude psychologique des malades mentaux de la philosophie et non de la médecine, c’est qu’à son époque la psychiatrie n’existe pas en tant que telle et que la médecine ne peut ni « expliquer » ni « prévoir » la « transgression non naturelle de la loi du devoir » – dont Kant rappelle au passage qu’elle est « inscrite en tout homme », donc aussi dans le fou – que peut commettre un homme. Il ne prend toutefois pas la peine de légitimer la compétence de « la faculté de philosophie » en ce domaine. La responsabilité n’est pas évoquée ici, mais on peut supposer qu’elle dépend de la « capacité naturelle d’entendement et de jugement », dont Kant admet qu’on puisse ne pas la posséder, sans que la possibilité d’une possession ou d’une perte partielles soit évoquée. On ne saurait donc conclure sur la position kantienne, même si tout laisse penser qu’elle est celle du “tout ou rien”, comme celle de l’ancien article 64 du Code pénal évoqué plus haut.
Hegel affirme quant à lui que « (…) le véritable traitement psychique se tient fermement au point de vue selon lequel la folie n’est pas une perte abstraite de la raison, ni sous l’aspect de l’intelligence, ni sous celui du vouloir et de sa responsabilité, mais un simple dérangement, une simple contradiction à l’intérieur de la raison, laquelle se trouve encore présente de même que la maladie physique n’est pas une perte abstraite, c’est-à-dire totale, de la santé (pareille perte serait la mort), mais une contradiction dans cette santé. Ce traitement humain, c’est-à-dire aussi bienveillant que raisonnable (…) présuppose que le malade est un être raisonnable (…) ». Ce passage nécessiterait un long commentaire. Retenons que Hegel, sans dire explicitement que le fou possède la raison, affirme qu’on ne peut soigner le fou que si l’on suppose qu’il n’a pas entièrement perdu la raison, ce qui veut dire qu’il demeure un être raisonnable donc responsable. Aucune analyse médicale ou psychologique n’est donc nécessaire, et le fou demeure normalement punissable.
Dans le domaine de la philosophie du droit, trois grandes théories se sont succédées pour répondre, entre autres, à la question des rapports entre la responsabilité et la santé mentale.
1° La théorie classique postulait le libre arbitre en tout homme et donc la responsabilité pour tous, y compris ceux qu’on appelait alors les « déments », logés à la même enseigne que les autres. La notion de responsabilité existait donc bien, mais ne posait aucun problème théorique ni pratique, puisque tout le monde était supposé pleinement responsable. Cette théorie, qu’on peut rapprocher de celle de Hegel, avait le mérite de la simplicité, mais l’inconvénient d’une relative iniquité : certains malades mentaux ne disposent manifestement pas du contrôle de leurs actes, contrôle que présuppose la responsabilité. On peut en partie comprendre que certains aient soutenu cette position en soulignant son inspiration religieuse : la démence a longtemps été considérée par les théologies soit comme la punition divine de quelque faute grave soit, plus souvent, comme une possession démoniaque. Dans les deux cas, on estimait qu’il n’y avait pas lieu d’être spécialement miséricordieux avec le dément.
2° La théorie positiviste, née au XIXème siècle en Italie avec Lombroso, reposait au contraire sur un strict déterminisme excluant le libre choix. Chaque action de chaque individu résultant d’un processus causal complexe – antécédents héréditaires et personnels, influences du milieu, etc. –, le rôle de la justice institutionnelle consistait dans la protection mais plus dans la punition. La notion de responsabilité, considérée comme subjective, disparaissait ; seule demeurait celle de dangerosité, jugée objective. Ici non plus, le problème de la responsabilité ne se pose pas, mais pour des raisons opposées à celles de la théorie classique : personne n’est, à proprement parler, responsable de ses actes.
Remarquons que le déterminisme ne supprime pas la notion de justice : c’est le libre arbitre en tant que puissance de choix qui est nié. La justice ne consiste plus alors à juger les infractions comme mauvaises et à les punir – elles ne pouvaient pas, en toute rigueur, être évitées – mais, dans la mesure du possible, à les réparer et à éviter qu’elles se répètent, sans causer de tort inutile. Ainsi chez Spinoza, il n’y a pas de rétribution dans le jugement de justice, mais seulement la mise en œuvre d’une nécessaire mise hors d’état de nuire du criminel.
3° La théorie néoclassique, adoptée actuellement en France et dans la plupart des pays occidentaux, peut être qualifiée de “mixte” : le jugement d’un délit vise le châtiment de la faute et / ou la sécurité de la société. Cette théorie suppose que le libre arbitre et donc la responsabilité existent, mais inégalement selon les hommes. Ainsi il y a bien, selon cette théorie, différents degrés de raison, de liberté et de responsabilité.
La difficulté pratique principale de la théorie néoclassique, qui semble à beaucoup un “juste milieu” entre les deux précédentes, consiste alors dans l’évaluation du degré d’aliénation du prévenu. C’est là qu’interviennent les experts psychiatres. Or la psychiatrie ne dispose pas actuellement de méthodes permettant des diagnostics sans aucun risque d’erreur. Un psychotique peut ainsi être, à tort, jugé sain d’esprit, donc pleinement responsable, donc punissable sans circonstance atténuante. Par ailleurs, l’article 246 du Nouveau Code de procédure pénale précise que « le juge n’est pas lié par les constatations ou les conclusions de l’expert ».
Une autre difficulté, théorique celle-là, et plus intéressante d’un point de vue philosophique, est celle de la pluralité des “écoles” en psychiatrie juridique. Certaines, comme l’école lyonnaise, considèrent que, notamment dans les affaires criminelles, la “prise de conscience” par le malade mental de la gravité de son acte est un facteur primordial, voire indispensable de son traitement thérapeutique, ou même la condition nécessaire d’un espoir de guérison. Or l’acquittement du prévenu au motif de son irresponsabilité aurait, toujours selon cette école, des conséquences désastreuses sur ce point.
L’exemple de Louis Althusser illustre parfaitement cette position : dans L’avenir dure longtemps, il distingue « la “folie” des états aigus mais passagers, de la “maladie mentale”, qui est un destin », c’est-à-dire durable voire définitive. Le troisième cas est celui du coupable reconnu sain d’esprit. Dans le second cas, le malade mental est, par définition pourrait-on dire, incapable de répondre de ses actes. Quant au coupable sain d’esprit, il répond de ses actes devant le tribunal, purge “normalement” sa peine et sort de prison en ayant, selon l’expression consacrée, “payé sa dette à la société”. Althusser expose la difficulté de la première situation, qui fut la sienne. Car le “fou” victime d’une crise momentanée n’a pas à répondre de ses actes, contrairement au sain d’esprit – alors qu’il en aurait lui aussi la capacité –, et ne purge donc aucune peine, puisqu’il est « irresponsable ». Il sort de l’hôpital psychiatrique assez vite, puisque sa crise n’a été que passagère, en tout cas bien plus vite qu’il serait sorti de prison s’il avait été reconnu « responsable », pour le même crime. Il se retrouve donc “libre” sans avoir été condamné pour son crime, ni surtout en avoir répondu publiquement – Althusser insiste sur l’importance de ce dernier point. C’est cette situation “intermédiaire” et on ne peut plus inconfortable qui l’a poussé à écrire son livre, qui n’est assurément pas celui d’un déséquilibré mental.
Mais il faut ici se garder de deux erreurs, deux généralisations abusives.
– La première consisterait à considérer le coupable malade mental, même s’il ne le fut qu’au moment de l’acte, comme un coupable sain d’esprit ; l’aider à prendre conscience de la gravité de son acte ne dispense pas de tenir compte de sa maladie. L’existence de services psychiatriques en milieu pénitentiaire ou d’établissements associant incarcération et traitement psychiatrique répond à cette exigence de spécificité.
– La deuxième erreur serait de considérer tous les malades mentaux de la même manière. On peut supposer que c’est spécialement dans les maladies mentales les moins prononcées que la prise en compte par le malade du caractère répréhensible de son acte pourra, d’une part être possible, d’autre part avoir des effets thérapeutiques. La question se pose alors de savoir que faire des criminels dont les maladies mentales sont les plus graves, lorsqu’ils sont manifestement très dangereux. La loi les qualifiant d’irresponsables, ils ne peuvent théoriquement pas être placés en détention. Or l’expérience prouve que les psychiatres ne peuvent ni ne veulent garder très longtemps ces individus internés. Ils sont donc relâchés, au plus tard au bout de quelques années alors que, sains d’esprits, ils seraient restés jusqu’à trente ans en prison. Devant cette situation paradoxale, certains juges n’hésitent pas à condamner des malades mentaux, du fait de leur seule dangerosité, à de longues peines d’emprisonnement. Autrement dit, ils protègent la société en refusant d’appliquer la loi. Cette situation paradoxale alimente constamment les débats théoriques sur cette question, tant du point de vue juridique que du point de vue psychiatrique, les deux “camps” s’opposant souvent.
C’est en vain qu’on se “rattacherait” à l’idée que, au moins dans le cas d’un coupable sain d’esprit, la responsabilité ne fait aucun doute, donc ne pose aucun problème. Certains “crimes passionnels” montrent qu’un individu parfaitement sain d’esprit peut, dans des circonstances exceptionnelles, qui peuvent d’ailleurs n’être pas entièrement liées au motif du crime, commettre un acte d’une extrême gravité. La justice est généralement très clémente dans ce genre de meurtre, qui ne sont que rarement ceux d’individus dangereux en eux-mêmes. Mais qu’en est-il dans ce cas de la responsabilité ? Placé dans une situation extrême sur le plan passionnel, l’individu qui n’a pas la force d’esprit de résister à sa pulsion de meurtre peut-il sérieusement être considéré comme responsable de ce meurtre, souvent immédiatement regretté ? Il semble bien que l’on ait alors affaire, comme disait Horace, à un excès de colère qui est « une courte folie ». On est au moins forcé d’admettre qu’il y a dans ce cas sensiblement moins de responsabilité que dans le cas d’un assassinat, c’est-à-dire d’un meurtre avec préméditation, qui suppose que le coupable dispose, contrairement à l’auteur d’un crime passionnel, d’un temps de réflexion et de lucidité avant de commettre son meurtre, ce qui aggrave son acte – à supposer bien sûr qu’il soit sain d’esprit.
Au terme de ces analyses, nous devons quitter la logique binaire qui prétendait qu’on était responsable ou pas, mais entièrement responsable, ou parfaitement irresponsable : il faut adopter une responsabilité graduée. Deux objections : premièrement, la notion de responsabilité perd un peu de sa consistance et de sa précision ; deuxièmement, il est impossible d’établir sans risque d’erreur le degré de responsabilité du coupable. Mais ces objections peuvent être philosophiquement fécondes : peut-être faut-il concéder que certaines notions philosophiques – toutes ? – ne sont pas, lorsqu’on les confronte à des réalités “gênantes”, aussi claires et distinctes qu’on le suppose ou qu’on feint de le supposer. Ne faut-il pas dès lors imiter Spinoza lorsqu’il écrit prudemment : « (…) j’ignore ce qu’il faut penser (…) des fous. » ?
La responsabilité limite-t-elle la liberté ? Causalité et responsabilité : “pourquoi on fait des bêtises ?”
Causes de l’irresponsabilité : Conception aristotélicienne & thomiste de la responsabilité La conception de la responsabilité : généalogie de la morale La faute dans le rationalisme de la pensée cartésienne Critique d’une philosophie de la responsabilité : le déterminisme Spinoza : exclut le libre arbitre Leibniz : ramène tout à une cause antérieure Laplace, C Bernard : déterminisme absolu
On distingue la responsabilité morale (je réponds de mes actes « en mon for intérieur », c'est-à-dire devant le tribunal intime de ma conscience morale) et la responsabilité sociale devant les tribunaux (responsabilité pénale ou civile). La responsabilité morale suppose deux conditions : 1° la connaissance du bien et du mal; 2° la liberté. La responsabilité pénale est liée à la responsabilité morale (on cherche à punir l'intention délictueuse). La responsabilité civile met l'accent moins sur la faute que sur le dommage, et le responsable est celui qui peut payer réparation (d'où le système des compagnies d'assurance). Des « personnes morales », une société anonyme, l'État lui-même, peuvent être civilement responsables.
"Pourquoi on fait des bêtises?"
J’ai eu maintes occasions de poser cette question toute bête à des adolescents (SEGPA, classes relais, MIJEN, PJJ, etc) : on sait ce qu'il ne faut pas faire, on sait que c'est mal, on sait qu'on sera puni, on sait. Alors pourquoi on fait quand même des bêtises ? Vous trouverez un topo sur ce thème en cliquant ici.
PHILOSOPHIE DE LA RESPONSABILITE
L’émergence du concept de responsabilité semble remonter aux sources des premières expériences juridiques. Ces dernières s'établissent dès l’Antiquité par le biais de structures et d’institutions dont les préoccupations initiales reposent sur l’ordre et la cohésion des cités. Les civilisations grecque et romaine se constituent alors peu à peu un système de droit dans lequel les individus sont établis en tant que citoyens libres et égaux.
1.1. Conception Aristotélicienne de la responsabilité
Dans son éthique nicomaquéenne, Aristote expose une conception de la justice fondée notamment sur la référence à l’égalité. Selon le philosophe grec, l’égalité des citoyens repose sur un équilibre stricte à respecter dans les échanges inter-citoyens. Lorsqu’il est rompu, cet équilibre conduit alors inexorablement à l’injustice. Aristote définit l’injustice comme le fait de l’inégalité se manifestant entre le fait délictuel ou illicite (excès à l’avantage du délinquant qui s’attribue plus que de droit) et le préjudice qu’il occasionne (la perte subie par la victime). Selon lui, ce déséquilibre provoqué par l’injustice nécessite précisément l’intervention du droit. Ce dernier doit effectivement s’établir en tant qu’arbitre dans la confrontation entre les deux parties opposées, afin de résoudre le problème et permettre un retour à l’équilibre.
Aristote considère le déséquilibre provoqué par l’acte délictueux comme étant le pré-requis au recours au principe de responsabilité, et en l’occurrence à la responsabilité pénale (Trigeaud, 1999). La responsabilité de l’auteur de l’injustice est de ce fait conçue dans la conception aristotélicienne comme le devoir d’assumer les effets d’une compensation, d’une réparation sous la forme d’une peine ou d’une sanction, ou encore comme l’acte de réhabilitation à l’égard de l’égalité perdue.
Dans cette perspective, la loi et ses mesures égalitaires sont comparées par Aristote à une sorte de monnaie. A l’instar de cette monnaie, le droit propose une réponse compensatoire à l’injustice en recourant au principe d’égalité.
Toutefois, la désignation juridique de la responsabilité d’un individu, laquelle implique l’obligation d’avoir à répondre de ses actes, nécessite également, pour Aristote, le concours de la notion de libre arbitre. Être responsable suppose, en effet, la liberté de l’individu. Aussi, l’attribution de toute responsabilité suggère que ce dernier, auteur du crime ou du délit, a agit de son libre arbitre ; en d’autres termes, qu’il était considéré, au moment des faits, libre du choix de ses actes et non soumis à priori à aucune autorité indépendante de sa volonté. A ce propos, Aristote introduit les termes akôn et ekôn pour désigner respectivement l’absence de consentement et la présence de consentement. Il associe également à ces termes la distinction entre le volontaire et l’involontaire.
D’une part, le volontaire conjugué au libre arbitre aboutira incontestablement à la constitution juridique de la faute et ainsi aux mécanismes juridiques de la responsabilité. L’individu demeure dans cette première perspective conscient du fait de ses actes et agit en connaissance de cause.
D’autre part, l’involontaire implique, selon Aristote, l’effet de la contrainte ou de la nécessité, lequel, lorsqu’il est mis en évidence, dégage l’individu de sa responsabilité et ainsi de son obligation à répondre de son comportement, l’individu ayant alors agi contre son consentement, et, donc, malgré lui. Dans cette seconde perspective, l’absence de volonté ne peut engendrer la responsabilité juridique de l’individu auteur du crime dans la mesure où elle n’établit pas sa culpabilité 2 . L’absence de culpabilité relève dès lors, selon Aristote, d’une cause située hors de l’individu. Elle provient d’un événement ou d’un élément externe que la volonté libre de l’individu ne peut maîtriser. La volonté se trouvant soumise et diminuée perd alors toute la liberté de son choix. Le comportement illicite s’avère par conséquent pardonnable et excusable.
Cette seconde distinction suggère ainsi que toute « exonération » de responsabilité n’est possible que lorsque le comportement illicite est provoqué par un élément extérieur au sujet et indépendant de sa volonté. Mais Aristote élude-t-il certains aspects importants concernant la nature propre de l’être humain, à savoir, l’effet des passions ou de toute source d’aliénation interne susceptible de soumettre, diminuer ou abolir la volonté libre de l’individu ?
Aristote résout ce problème en minimisant l’effet des passions. Selon lui, ces dernières, bien que pouvant modifier le degré de liberté propre à la volonté de l’être humain, ne peuvent en aucun cas changer la nature de cette liberté. Aristote évoque alors un simple dérèglement de la volonté libre sous l’effet des passions, mais en aucun cas une abolition de celle-ci. L’individu reste, par conséquent, et bien qu’en prise aux passions, conscient de ses actes. Le principe de responsabilité doit par conséquent s’exercer sans contrainte. Selon Aristote, le mécanisme de responsabilité peut également prendre effet dans l’irresponsabilité. Ainsi, si un individu en état d’ébriété provoque un accident ou commet un meurtre, Aristote suggère que, bien qu’étant irresponsable au moment des faits, celui-ci reste néanmoins responsable au moment où il prend la décision de boire.
A partir de l’examen de l’état interne de l’individu, Aristote est amené a effectuer une dernière grande distinction. Celle-ci s’applique en l’occurrence à la différentiation entre détermination juridique et détermination morale de la responsabilité.
La détermination juridique de la responsabilité s’appuie essentiellement sur les comportements répréhensibles et apparents du sujet sans se prononcer sur la personnalité de celui-ci. Elle se fonde uniquement sur l’extériorité de l’acte, autrement dit, le délit manifeste.
La détermination morale de la responsabilité, quant à elle, marque l’intérêt d’un retour à l’identité propre du sujet qui a commis l’acte illicite, à savoir, son être et sa personnalité. Elle requiert, selon Aristote, l’intention de l’individu et implique la préméditation de l’acte. Elle suppose un choix délibéré et la connaissance anticipée des conséquences occasionnées par le comportement illicite. Aristote rapporte que l’acte dommageable suscité par les passions ou la colère n’implique pas la responsabilité morale de l’individu. Cet acte passionnel survient, en effet, sous l’impulsion. Il n’implique aucune anticipation ni préméditation. Il engage de ce fait la seule responsabilité juridique de l’individu.
En somme, la conception Aristotélicienne de la responsabilité se centre principalement sur les notions de volonté et de libre arbitre. Elle minimise l’effet des passions et suggère toute approche déterministe du comportement humain comme irrecevable. Les causes sont ainsi écartées au détriment d’un libre arbitre prédominant. Cette conception, encore maintenue aujourd’hui, a largement influencée les siècles qui lui ont succédés. L’un des relais majeur de la perspective aristotélicienne se retrouve en l’occurrence dans les positions des philosophes du haut Moyen âge.
1.2. Conception Thomiste de la responsabilité
Au cours du XIIIe siècle, le renouveau de la pensée antique, suscité par les émulsions du raisonnement profane, voit la réhabilitation des écrits d’Aristote. Antérieurement interdite, la pensée aristotélicienne réapparaît ainsi dans l’œuvre du dominicain Thomas d’Aquin. Bien que s’inscrivant directement dans le prolongement de l’enseignement aristotélicien, la conception Thomiste doit néanmoins se conformer aux exigences imposées par les textes sacrés de l’église chrétienne 3 (Parot et Richelle, 1992). Dans ce contexte, Thomas d’Aquin approfondit et réoriente certaines conceptions antiques de la justice et de la responsabilité.
Le premier éclaircissement qu’il apporte concerne la division entre responsabilité juridique et responsabilité morale. Le Thomisme conserve cette distinction mais la réadapte à ses propres termes. La loi naturelle renvoie désormais à la responsabilité morale d’Aristote et le droit naturel à la responsabilité juridique.
Revisitée dans le sens chrétien du Thomisme, la loi naturelle acquiert une origine divine. La morale est en effet rattachée à la personne et, à travers elle, à la loi divine. L’être humain, éclairci par la raison et l’entendement, dispose ainsi dans sa nature de la capacité à discerner le bien du mal. Selon saint Thomas, cette morale constitue le mouvement 4 de la créature raisonnable vers Dieu et a pour but le salut de l’être humain.
Dans cette perspective, la démarche Thomiste procède à une individualisation ou personnalisation de la morale qui se détache fondamentalement de la morale à tendance sociale 5 aristotélicienne (Trigeaud, 1999). Cette démarche a pour effet un rapprochement entre la responsabilité juridique (droit naturel) et la responsabilité morale (loi naturelle). Cet aspect témoigne, avec importance, de l’imprégnation de l’idéologie chrétienne qui s’exprime en effet par sa détermination à joindre le droit à la moralité. Il ne suffit plus dès lors de considérer la responsabilité juridique comme circonscrite au simple fait délictuel. Il s’agit dorénavant de la relier à la culpabilité morale de l’individu.
Mais la facette la plus innovante de la perspective Thomiste concerne un tout autre aspect que ceux présentés préalablement. Il s’agit, en l’occurrence, de sa volonté visant à relativiser les rôles respectifs de la liberté et de la culpabilité. Thomas d’Aquin préconise ainsi une démarche d’investigation causaliste (Laingui, 1970) qui tend effectivement à évaluer l’influence de divers facteurs sur la volonté libre de l’individu. L’investigation ne se limite plus cependant aux seules causalités que propose la démarche aristotélicienne. Elle suggère désormais l’alternative de causes internes mais également sociales. Dans la perspective d’une causalité interne, Thomas d’Aquin invoque l’habitude, l’aliénation, les passions, la colère et l’hérédité comme causes potentielles de l’acte fautif.
Conformément aux exigences chrétiennes, cet élargissement conceptuel se détache de toute essence divine. Ainsi, bien que Dieu soit à l’origine de la nature humaine, il ne saurait être la source de l’injustice et du mal. Le mal renvoie par conséquent au seul fait de l’être humain et de sa nature dégradée. L’existence de facteurs internes engendrant le mal « compose », selon le christianisme, l’élément constitutif d’une sorte de diabolisme interne. Cette causalité diabolique qui ne découle nullement du Créateur doit trouver sa source du fait du père de tous les hommes, c’est-à-dire, de la faute originelle Caïnique commise à l’égard de Dieu lui-même.
En ce qui concerne la présence de facteurs sociaux, Thomas d’Aquin souligne le rôle déterminant de la société à travers les aperçus qu’elle laisse transparaître. Selon lui, la société maintien l’être humain dans l’ignorance et l’encourage au mal.
La doctrine Thomiste, inscrite dans la tradition chrétienne, développe une conception de l’acte mauvais 6 dans laquelle la liberté et la culpabilité jouent un rôle restreint. La volonté libre, don de Dieu à sa créature, ne peut en aucun cas constituer la source du mal. L’absence même de liberté dans le mal exclut par conséquent toute faute et toute responsabilité. Plusieurs siècles plus tard la pensée cartésienne, à travers Descartes, réhabilitera la responsabilité de l’être humain sous le regard de la raison divine.
1.3. La faute dans le rationalisme de la pensée de Descartes
Le rationalisme cartésien repose sur une conception fondamentalement dépendante de la notion de raison. Cette dernière constitue, selon Descartes, le propre de l’être humain et permet de le distinguer de l’animal. Dans ses méditations métaphysiques, le philosophe attribue à cette faculté une origine divine. Étant l’œuvre de Dieu tout puissant, la raison se voit, selon Descartes, dépourvue de toute vulnérabilité. Elle permet par conséquent à tout être humain l’accès à la vérité, c’est-à-dire, aux idées claires et distinctes. Mais alors, quelle place la pensée cartésienne accorde t-elle à la faute ?
Dans la quatrième méditation métaphysique, Descartes examine ce problème à travers une théorie explicative de l’erreur. Par le biais de cette démarche explicative, la théorie cartésienne s’efforce d’établir les sources de l’erreur.
En premier lieu, Descartes insiste, au même titre que le Thomisme, sur le fait que l’erreur ne peut être à l’origine de Dieu. A nouveau, l’erreur se voit attribuée au seul fait de l’être humain.
Selon Descartes, l’erreur dénonce tout ce qui, en l’être humain, se détourne des voies de la raison. Il suggère, en l’occurrence, que toute erreur survenue témoigne du mauvais usage que l’être humain fait de son entendement. Ce mauvais usage de la raison se rapporte, selon Descartes, à l’intervention de la volonté et de la liberté. En effet, selon lui, l’être humain dispose d’une volonté absolument libre qui lui permet la possibilité de faire ou de ne pas faire une chose. La volonté libre peut alors conduire l’être humain à refuser les représentions fournies par la raison et, en contrepartie, à accepter des représentations imaginaires. Ces représentations étrangères à la raison dirigent la conscience de l’être humain vers des contenus ne possédant ni clarté, ni distinction.
En somme, pour Descartes, l’erreur s’exprime par une subordination de la volonté à une représentation secondaire préférentiellement à la représentation première présentée par la raison. L’erreur consiste alors à octroyer à cette seconde représentation les qualités qui reviennent naturellement à la première représentation. Descartes conçoit ce processus d’inclination de la volonté comme le résultat de l’influence néfaste d’un monde matériel privé de lumière. Ce monde, composé d’apparences sociales, de l’onirisme et de toute autre sorte de puissances irrationnelles, engage l’être humain sur le chemin du vraisemblable et non dans les certitudes de la raison.
Néanmoins, il rappelle que l’être humain reste initialement éclairé par les lumières de la raison. Les idées claires et distinctes tracent ainsi la voie vers des actions raisonnables et conformes à la loi. De surcroît, Descartes postule que l’être humain jouit de la liberté de se représenter la loi. Dès lors, si l’être humain, de par sa volonté et son libre arbitre, entreprend de s’aventurer dans l’obscurité au lieu de se limiter aux normes prescrites par la raison, alors celui-ci devra en assumer toutes les conséquences.
Pour Descartes, la faute de l’être humain, déterminée par l’erreur, ne peut se soustraire au principe de responsabilité. En effet, la raison rappelle à l’être humain ses devoirs et ses obligations en lui permettant de juger à bien ou à mal l’ensemble des actions qu’il est susceptible d’entreprendre. Il doit, par conséquent, se soumettre aux sanctions et aux peines que la loi lui impose afin de compenser le préjudice qu’il a entraîné.
Dans la conception cartésienne, la raison et la volonté libre occupent une place essentielle. Pour Descartes, elles permettent à l’être humain de s’engager dans l’action pour introduire et promouvoir dans la société les idées claires et distinctes. Cette conception rationnelle du droit et de la responsabilité que Descartes revendique se rattache fortement aux caractéristiques propres à la nature humaine. Cette conception ne sera pas étrangère au droit contemporain. La raison constituera, en l’occurrence, un argument majeur dans la légitimation du droit moderne, en lui permettant de s’établir en tant que droit de raison. La responsabilité s’établira, quant à elle, sur la base du libre arbitre. Cette conception très influente du libre arbitre ne fait cependant pas l’unanimité. Ainsi, Spinoza récusera la conception du libre arbitre et critiquera la « volonté » de Descartes à exclure l’être humain des lois de la nature.
CRITIQUE D’UNE PHILOSOPHIE DE LA RESPONSABILITE : LE DETERMINISME
2.1. Spinoza : ouverture sur une conception déterministe du monde
Dans l’Éthique, Spinoza développe une conception s’éloignant par certains aspects de la pensée de Descartes. La perspective spinoziste s’insère ainsi dans une vision moniste et déterministe du monde, dans laquelle la nature joue un rôle central et déterminant. En effet, Spinoza voit dans la nature l’image de Dieu et la substance de toute chose dans l’univers 7 . Selon lui, il n’existe qu’une seule substance absolument infinie contenant une infinité d’entités. Ces entités s’expriment selon certaines règles, conditionnées par la nature, et ne peuvent en aucun cas s’y soustraire.
Sur ce premier point, Spinoza se détache de la conception défendue par Descartes, selon laquelle la raison et la volonté humaine échapperaient aux lois qui régissent la nature. Car Descartes, s’il ne nie pas l’existence du déterminisme, réfute néanmoins que cette conception puisse s’appliquer aux conduites humaines. Cela réduirait, selon lui, l’être humain à une machine ou à un objet résultant d’une série infinie de causes.
A contrario, dans le système spinoziste, l’être humain doit se réinsérer dans l’ordre des choses, dans la nature, sans bénéficier d’un quelconque statut privilégié. Dans l’Éthique, Spinoza rappelle la nécessité de soumettre les conduites humaines « aux lois communes de la nature » :
« Ceux qui ont écrit sur les affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais de choses qui sont hors de la nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non dans la puissance commune de la nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ».
Dans ces propos, Spinoza soutient une conception déterministe des actions humaines excluant le recours au concept de libre arbitre. Il affirme, en l’occurrence, que la pensée et la matière appartiennent à une seule et même substance soumise à la règle de cause à effet. A cet égard, il suggère qu’il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre, comme le postule Descartes. Il ajoute que l’âme est déterminée par des causes bien précises, elles mêmes déterminées par d’autres causes et cela à l’infini. Spinoza défend ainsi une conception moniste et déterministe de la nature en y introduisant l’être humain et ses conduites, et excluant l’existence du libre arbitre.
Cette exclusion totale du libre arbitre amène Spinoza à rejeter le principe de responsabilité des individus. A ce sujet, il considère que l’inexistence du libre arbitre induit que tous les délinquants sont excusables et pardonnables et que s’il faut les punir par nécessité, il ne faut toutefois pas leur tenir plus rigueur qu’on ne le ferait pour un chien enragé.
Dans l’Éthique, Spinoza expose un certain mépris de la morale fondée sur la pitié et le repentir. Le véritable salut doit reposer, selon le philosophe, sur la connaissance rationnelle. Elle seule permet en effet d’éclairer l’être humain sur les « enchaînements de causes » des phénomènes du monde. C’est, en l’occurrence, sur la base d’une telle connaissance que l’être humain accède à une certaine liberté.
Cette liberté, conçue sur la connaissance adéquate des causes qui déterminent les conduites de l’être humain, s’oppose fondamentalement à un libre arbitre définissant l’absence de nécessité. Spinoza articule son argumentation en postulant que le libre arbitre n’est qu’une illusion qui découle de l’ignorance. Ainsi, l’ignorance des causes de nos comportements nous conduit à la croyance que nous sommes libres des conduites que nous adoptons.
La conception spinoziste se prévaut, en somme, de réintroduire l’être humain et ses conduites dans un ensemble de règles universelles dictées par la nature. Elle contribue à cet égard à défendre la thèse d’un déterminisme absolu.
2.2. Le déterminisme absolu
Au cours du XVIIIe siècle, l’être humain est toujours décrit par la doctrine catholique comme étant doué d’une liberté de droit divin. Cette liberté est présentée comme absolue et statique. Les partisans de cette conception excluent les conduites humaines du cadre des lois constantes de la nature, et revendiquent un déterminisme relatif. Cette position suscite néanmoins de vives objections. La question du déterminisme universel et absolue réapparaît comme une possibilité alternative permettant l’explicitation de l’ensemble des événements présents dans la nature, y compris les conduites humaines. La conception spinoziste du siècle précédent prend alors place dans un large mouvement contestataire visant à réintroduire la conduite humaine dans l’ordre de la nature.
La doctrine développée par Leibniz évoque la question du déterminisme dans une perspective qui tend à accentuer la vision spinoziste de la nature. Suivant sa doctrine, Leibniz propose le principe de la raison suffisante. Selon ce principe, rien ne peut exister dans le monde sans une raison suffisante d’exister. En d’autres termes, Leibniz suggère que tous les phénomènes présents dans la nature doivent être expliqués et ramenés à une cause antérieure. Ainsi, un quelconque état du monde à un instant donné t dépend des états qui lui sont antérieurs t-1 et détermine ceux à venir t+1 :
« C’est une des règles de mon système de l’harmonie générale, que le présent est gros de l’avenir, et que celui qui voit tout, voit dans ce qui est et ce qui sera 8 . Dieu voit dans chaque partie de l’univers, l’univers tout entier, à cause de la parfaite connexion des choses. Il ne faut donc point douter que les effets ne s’ensuivent de leurs causes d’une manière déterminée, nonobstant la contingence, et même la liberté, qui ne laissent pas de subsister avec la certitude ou détermination ».
Non sans provoquer une effervescence dans le monde religieux, la description de la nature selon le modèle déterministe est également rapporté dans les thèses du baron d’Holbach. Ce dernier s'inscrit dans la mouvance matérialiste des encyclopédistes du XVIIIe siècle postulant que l’être humain est un organisme matériel dans son entièreté. Dans sa perspective, la nature revêt également une place primordiale dans laquelle l’être humain ne représente qu’un simple chaînon. D’Holbach souligne que la nature est ordonnée selon des lois constantes et immuables ; par conséquent, l’être humain doit se soumettre à ses règles. D’Holbach admet, au même titre que Leibniz, que les phénomènes surviennent à la suite de causes déterminées par une chaîne de causes ininterrompues :
« L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement : son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets. Ainsi la nature, dans sa signification la plus étendue, est le grand tout qui résulte de l’assemblage des différentes matières, de leurs combinaisons, et des différents mouvements que nous voyons dans l’univers ».
Également influencé par le matérialisme du XVIIIe siècle, le déterminisme de Laplace s’appuie fortement sur les principes énoncés par Leibniz et d’Holbach. Laplace, physicien et astronome du XVIIIe siècle, postule une conception dans laquelle le déterminisme provient de la connaissance des données observées à un moment précis d’un système et permettant de prévoir rigoureusement la survenue d’un événement à un moment ultérieur du système. La validité de cette acceptation réside pour le physicien dans la vérifiabilité. Ainsi, Laplace suggère que la connaissance des données du système (plus exactement, la vitesse et la position de chaque éléments constitutifs de l’univers) permettent de calculer l’évolution de ce système à n’importe quel point du temps, aussi bien dans le présent que dans le passé. Cette conception exclue tout imprévu résultant de données aléatoires. Conscient que ce type de calcul est impossible pour l’être humain, le physicien imagine la fiction d’une intelligence sur-humaine 9 , capable d’opérer de tels calculs :
« Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne saurait être incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux ».
Toutefois, Laplace reste conscient que l’être humain ne peut et ne pourra jamais disposer d’une capacité suffisante lui permettant d’opérer de tels calculs. Aussi, pour cette raison, il suggère le recours aux théories probabilistes. Mais bien qu’il consacre sa vie à ce domaine, Laplace reste malgré tout convaincu que le hasard n’a aucune réalité. Et si l’utilisation des probabilités est nécessaire, elle ne fait, selon lui, que témoigner des limites de l’être humain dans l’identification des causes déterminantes.
Suivant la perspective Laplacienne, Claude Bernard suggère également l’existence d’un déterminisme absolu dans les conditions d’existence des phénomènes naturels, qu’il s’agisse des êtres vivants ou des corps bruts. Selon l’auteur, le déterminisme est fondamental à l’existence de la science. Il permet, en l’occurrence, d’établir les conditions nécessaires à l’apparition d’un phénomène et ainsi les conditions de sa reproduction. Admettre la négation de cette proposition reviendrait, selon Claude Bernard, à la négation de la science.
La perspective d’un déterminisme absolu des phénomènes du monde subit de nombreuses attaques au cours du XXe siècle. Les observations de la mécanique quantique semblent, en effet, suggérer l’indéterminisme quant à la prévisibilité de certains événements.
2.3. L’indéterminisme ou déterminisme relatif
Le déterminisme relatif implique que tous les événements du monde ne se ramènent pas aux lois constantes de la nature. En effet, certains événements résultent de l’aléatoire, du désordre indéterminé. Les observations recueillies en mécanique quantique par Heisenberg en 1925 attestent de la possibilité d’événements élémentaires dus au hasard. Ainsi, d’après la mécanique quantique, il existe des événements physiques élémentaires impossibles à définir en termes de relation causale mais appréhensibles uniquement à partir des lois statistiques. L’absence de prévisibilité absolue de l’événement désigne le principe d’incertitude 10 d’Heisenberg. Ce principe montre, par formulation mathématique, que l'on ne peut déterminer avec précision à la fois la position et la vitesse d'une particule. Les observations relatives à la mécanique quantique suggèrent ainsi que certains systèmes dans l’univers ne répondent pas aux lois individuelles sur les constituants élémentaires mais reposent sur les lois statistiques.
Certaines critiques ont néanmoins été adressées à l’encontre de l’hypothèse de l’indéterminisme en mécanique quantique.
Ainsi, comme le suggèrent de nombreux chercheurs, l’indétermination à prévoir en même temps la vitesse et la position d’une particule n’implique pas que le système ne soit pas déterminé. Il peut, en effet, résulter de l’incapacité de l’être humain à mettre en évidence tous les facteurs impliqués dans l’apparition du phénomène. Comme le souligne vigoureusement Einstein, le modèle de la physique quantique est probablement incomplet, faute de connaître certaines variables encore inconnues. La découverte de ces variables cachées permettraient, selon le célèbre physicien, d’éliminer le principe d’incertitude fondé sur les probabilités. De même, il est important de spécifier que toute théorie scientifique est soumise au principe de réfutabilité. En d’autres termes, toute théorie peut être infirmée sur la base de nouveaux faits. Il est alors possible d’imaginer que les faits aujourd’hui dissidents pourront être ultérieurement intégrés dans une perspective déterministe. Beaucoup de chercheurs s’accordent ainsi pour dire que l’indéterminisme en microbiologie résulte de la difficulté à circonscrire la multiplicité des facteurs en cause. L’aléatoire ne serait dès lors que l’expression de la limitation des moyens et techniques scientifiques et non la preuve absolue de l’incertitude ou de l’indétermination des phénomènes.
Enfin, il est important de souligner que l’indéterminisme rencontré en physique quantique ne peut constituer un argument pertinent aux partisans de la liberté humaine. Car, si ces derniers évoquent le recours à l’indéterminisme pour extraire à nouveau l’être humain et ses comportements aux règles qui régissent la nature, il n’en reste pas moins que l’incertitude ne fait aucune place au libre arbitre. En effet, l’indéterminisme suggère une manière d’agir imprévisible et aléatoire et non pas une manière d’agir libre et rationnelle.
A terme, le constat tend à démontrer l’anthropocentrisme « démesuré » de l’être humain selon une double perspective : d’une part, celle instaurant avec quasi certitude que l’être humain serait au dessus des lois de la nature, et, d’autre part, l’acceptation qu’il dispose de suffisamment de preuves pour exclure le déterminisme absolu au mépris de nombreuses expériences qui tendent à prouver son existence.
Dans ce cadre, la présente étude analysera ultérieurement les problèmes relatifs au déterminisme des comportements humains tels qu’ils sont perçus dans les institutions juridiques. Elle tentera ainsi de répondre à la question de la légitimité de ces institutions fondée sur le principe de responsabilité en envisageant ses conséquences. Pour ce faire, elle présentera, de manière descriptive, l’évolution de ce principe de l’ancien régime jusqu’au système juridique actuel.
“Dira-t-on qu’on ne doit obéir aux lois qu’en tant qu’elles sont justes ? On autorisera les résistances les plus insensées ou les plus coupables, l’anarchie sera partout. Dira-t-on qu’il faut obéir à la loi en tant que loi, indépendamment de son contenu et de sa source ? On se condamnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les plus illégales. ... L’obéissance à la loi est un devoir, mais, comme tous les devoirs, il n’est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d’une source légitime, et se renferme dans de justes bornes.”
Benjamin CONSTANT, Des droits individuels.
“Le voleur pourra toujours critiquer la répartition des fortunes, le traître s’attaquer à la politique étrangère de son pays, l’épouse adultère rejeter comme bourgeoise la législation familiale.”
Donnedieu de VABRES.
“Aussi longtemps qu’une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver ; aussi longtemps que l’autorité n’exige de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni féroces, nous pouvons y souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait, comme elle l’a fait souvent durant des années troubles, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pieds et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte absurde d’un dévouement gigantesque et factice à ce qu’elle appelle tour à tour république ou monarchie, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution envers nos ennemis vaincus : anathème et désobéissance à la rédaction d’injustices et de crimes ainsi décorée du nom de loi !”
Benjamin CONSTANT, Des droits individuels.
“CREON : Et tu as osé transgresser cet arrêt ?
ANTIGONE : Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'a proclamé, ni Dikè qui demeure avec les Dieux d'en bas ; ils n'ont pas fixé pareilles lois chez les hommes ; je ne croyais certes pas que tes proclamations avaient tant de pouvoir pour permettre à un simple mortel d'enfreindre les lois non écrites et inébranlables des dieux !”
SOPHOCLE.
“articles de foi politique, des articles consacrés, qu’il faut recevoir avec soumission, qu’il n’est plus permis d’examiner. Philosophe ! Voilà ton premier pas. Abjurer l’emploi de la raison !”
BENTHAM, Sophismes anarchiques, commentaire du Préambule.
“Ne commandez que quand vous saurez obéir”
SOLON.
“L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse ; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?”
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique.
“La loi est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre, et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.”
MONTESQUIEU, L’esprit des Lois.
“Si dans l’intérieur d’un État vous n’entendez le bruit d’aucun conflit, vous pouvez être sûr que la liberté n’y est pas.”
MONTESQUIEU, Considérations.
“C'est la nécessité plutôt que l'intention morale qui détermine dans chaque cas quelle est la conduite sensée à tenir. C'est pourquoi la société civile ne peut pas même aspirer à être juste purement et simplement. Toute légitimité a sa source dans l'illégitimité ; il n'est pas d'ordre social ou moral qui n'ait été établi à l'aide de moyens moralement discutables : la société civile n'est pas enracinée dans la justice mais dans l'injustice, et le fondateur du plus célèbre des empires est un fratricide."
Léo STRAUSS, Droit naturel et histoire.
Savoir, et ne point faire usage de ce qu'on sait, c'est pire qu'ignorer.
Alain, Propos sur l'éducation (1932)
Feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore, d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne pas voir ce qu'on entend..., voilà toute la politique.
Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)
Savoir mal est pire qu'ignorer.
Giacomo Giovanni Girolamo Casanova, Mémoires
Nul n'est censé ignorer la joie.
Jean-Louis Fournier, Grammaire française et impertinente
L'homme ne peut agir que parce qu'il peut ignorer. Mais il ne voudrait agir qu'en connaissance de cause - funeste ambition.
Jean Grenier , Lexique
Il y a deux manières d'ignorer les choses: la première, c'est de les ignorer; la seconde, c'est de les ignorer et de croire qu'on les sait. La seconde est pire que la première.
Victor Hugo, Océan prose
Savoir ce que l'on affronte est alarmant, mais l'ignorer est terrible.
Victor Hugo, L'Homme qui rit (1869)
La loi est implacable, mais la loi est imprévisible. Nul n'est censé l'ignorer, mais nul ne peut la connaître.
Georges Perec, W. ou le Souvenir d'enfance (1975)
Nul n'est censé ignorer la Loi. Il y a plus de deux cent mille lois.
Jules Renard, Journal, 13 mai 1901
Mal savoir ne vaut pas mieux que tout ignorer...
Gustave Thibon, L'équilibre et l'harmonie (1976)
Que de choses il faut ignorer pour «agir»!
Paul Valéry, Choses tues (1930)
“Nul n’est méchant volontairement.”
PLATON, Protagoras
“Lorsque quelqu’un te fait du mal ou dit du mal de toi, souviens-toi qu’il pense avoir raison d’agir ou de parler ainsi. Il ne lui est donc pas possible de suivre ta façon de juger, mais il suit la sienne, en sorte que s’il juge mal, c’est lui qui subit un dommage, puisqu’il se trompe. (...) Partant de ce principe, traite avec douceur celui qui te fait du tort. Dis-toi à chaque fois : “Il a cru avoir raison.”
EPICTETE, Manuel, XLII
“ ...pour être heureux dans ce monde, tout bien pesé, il n'y a rien de mieux à faire que d'être vertueux (....) il n'y a aucun vice qui n'entraîne avec lui quelque portion de malheur, et aucune vertu qui ne soit accompagnée de quelque portion de bonheur ; (...) il est impossible que le méchant soit tout à fait heureux, et l'homme de bien tout à fait malheureux, et que malgré l'intérêt et l'attrait du moment, il n'a pourtant qu'une conduite à tenir.”
DIDEROT L'Encyclopédie, “Irreligieux”
“...La véritable félicité et la béatitude d’un homme consistent dans la seule sagesse et la connaissance du vrai, nullement en ce qu’il serait plus sage que les autres (...) car cela n’augmenterait aucunement sa propre sagesse, c’est-à-dire sa vraie félicité. Qui donc se réjouit à ce propos, se réjouit du mal d’autrui, il est envieux et méchant, et ne connaît ni la vraie sagesse ni la tranquillité de la vraie vie.”
SPINOZA. Traité des autorités théologiques et politiques. Préface.
«Ceux d’entre les hommes à qui l’on fait du mal deviennent nécessairement pires.» «Par conséquent, ce n’est pas l’effet du juste de nuire».
PLATON, La République
“Notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose, que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire.”
DESCARTESDiscours de la méthode III
“Il n’y a aucun bien au monde excepté le bon sens qu’on puisse absolument nommer bien.”
DESCARTES. Lettre à Elysabeth, Juin 1645
“L’intellectualisme socratique et la théorie de l’intelligible ont tellement marqué de leur empreinte la conception du mal que nous rejetons volontiers la volonté méchante du coté du non-être, comme s’il y avait une source unique de ce qui nous apparaît comme le mal au niveau de l’action et de ce qui marque les limites de l’intelligibilité.”
NABERT, Essai sur le mal. “L’injustifiable”
>“Il n’est pas seulement plus noble, mais aussi plus doux de faire du bien que d’en recevoir, car rien n’est aussi fertile en joie que la bienfaisance.”
PLUTARQUE, Il faut philosopher avec des principes. 3, fragment 544 de l’édition Usener.
“Je vois ce qui est le mieux et je l’approuve ; mais j’accomplis le pire.”
OVIDE, Métamorphoses.
« J’appelle servitude l’impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects ; soumis aux affects, en effet, l’homme e relève pas de lui-même mais de la fortune, et il est au pouvoir de celle-ci à un point tel qu’il est souvent contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. »
SPINOZA Éthique IV Préface, trad Misrahi
“Lorsqu’un enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions (...) jusqu’à ce qu’elle ait découvert l’épingle, cause réelle de tout. (...) Ne dites jamais que les hommes sont méchants ; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère. Cherchez l’épingle.”
ALAIN, Propos sur le bonheur.
"Désirer, c'est subir l'empire des choses."
Goblot, Vocabulaire philosophique.
«Ceux d'entre les hommes à qui l'on fait du mal deviennent nécessairement pires... Par conséquent, ce n'est pas l'effet du juste de nuire».
Platon La République
«J'appelle servitude l'impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects; soumis aux affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même mais de la fortune, et il est au pouvoir de celle-ci à un point tel qu'il est souvent contraint, voyant le meilleur, de faire le pire.»
Spinoza
Éthique IV Préface, trad Misrahi
"Les modes de vie inspirent des façons de penser, les modes de pensée créent des façons de vivre... Au lieu de l'unité d'une vie active et d'une pensée affirmative, on voit la pensée se donner pour tâche de juger la vie, de lui opposer des valeurs prétendues supérieures, de la mesurer à ces valeurs et de la limiter, la condamner."
Gilles Deleuze, Nietzsche
La responsabilité civile, administrative et pénale dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux / Jean-Marc Lhuillier
Une saison de machettes de Jean Hatzfeld
Des hommes ordinaires de Christopher Browning
La perle de John Steinbeck
BONJOUR Pierre, CORVAISIER Françoise, Repères déontologiques pour les acteurs sociaux, Erès, 2003
BOUQUET Brigitte, Ethique et travail social. Une recherche de sensl, Dunod, 2003
C.S.T.S., Ethique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux, éd. ENSP
PATURET Jean-Bernard : De la responsabilité en éducation, Erès, 2003
ROUZEL Joseph, Le travail d’éducateur spécialisé. Ethique et pratique, Dunod, 2000
VIE SOCIALE, « Entre normes et valeurs. Le cas du travail social », Cédias-Musée social, n° 4, 2003
• Carbasse, J.-M. (2000). Histoire du droit pénal et de justice criminelle . Paris : P.U.F.
• Freixa i Baqué, E. : A propos des expertises médico-légales en psychiatrie juridique . Comportement Humain, 5, 31-39, 1991
• Freixa i Baqué, E. : A quoi servent les prisons? Réflexions d’un béhavioriste. .
• Le tourneau , P. Calliet, L. (1998). Droit de la responsabilité . Paris : Dalloz Éditions.
• Spinoza. L’Éthique .
• Trigeaud, J.-C. (1999). L’homme coupable. Critique d’une philosophie de la responsabilité. Paris : Collection Philosophie du Droit.
• Vacquin, M. (1994). La responsabilité. La condition de notre humanité . Autrement.
• Hobbes. Leviathan . La domination est l’essence même de l’ordre politique. Le peuple s’engage à respecter un contrat unilatéral, qui n’engage que le peuple -pas le gouvernant, qui de fait est leur maître. L’ordre politique est au prix d’un pouvoir absolu du souverain. Une souveraineté ne se partage pas, elle est nécessairement une et indivisible, supérieure et extérieure au peuple, implacable donc efficace.
• Locke, Essai sur le gouvernement civil. §§ 95 et 99 : “Les hommes étant tous libres, égaux et indépendants par nature, personne ne peut être tiré de cet état naturel, ni soumis au pouvoir politique d’un autre homme, sans son propre consentement... Ce qui est à l’origine d’une société politique, ce qui la constitue véritablement, c’est uniquement le consentement d’un certain nombre d’hommes libres capables de former une majorité pour s’unir et s’incorporer à une telle société.”
• SARTRE, L’existentialisme est un humanisme : chacun est libre donc responsable, et doit "faire avec" les lois.
• Déclaration des droits de l'homme : “Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. ”
• Auguste COMTE, Système de Politique positive : chaque citoyen est pétri des devoir qu'il a à rendre, et ne doit s'accorder le droit de s'en éloigner. “La décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue pas qu’une analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de l’individu lui-même en molécules irréductibles dont la séparation n’a jamais lieu pendant la vie.”
• Nul n’est censé ignorer la loi de Pierre-Olivier Sur, JC Lattès
• Platon, La République , I. Les Lois, livre IX. La République aide à comprendre la constitution pour se comprendre : chaque personnalité a plusieurs facettes distinctes (courage, désir, raison....), de même qu’une République est constituée à la fois d’une armée, de gouvernants, d’enfants, d’ouvriers...
Le régime démocratique que critiqua Platon n'est pas si différent du notre : il fait du désir de posséder un principe moteur. La démocratie est devenue le règne du bon plaisir, excitant les ambitions, suscitant les rivalités. L'injustice règne, le désir de posséder commande tout. Il faut une sacrée dose d'ironie pour appeler ce règne du désir du nom de liberté : sa beauté n'est qu'apparente ; il n'est pas dirigé par la tête (les lois), mais par le ventre (les désirs égoïstes). C’est rarement le plus sage qui dirige, mais celui qui a su se faire élire en retournant assez joliment sa veste pour séduire les électeurs.
• Aristote, La Politique : Aristote est sévère comme Platon à l’égard de la démocratie : la souveraineté populaire se trouve exposée aux vices des particuliers (irresponsable parce que médiocres pour la plupart, qui ne prétendent pouvoir légiférer que parce qu’ils sont nombreux). Citons, juste histoire de vous scandaliser : Livre 3, chap. 17 : “par nature, les hommes sont destinés à être gouvernés despotiquement” (Aristote vante les avantages du despotisme sur la démocratie : la démocratie est trop pervertie pour que ce soit la loi qui régisse les hommes ; aucune loi ne peut plus valoir quand c’est bien le peuple qui gouverne, c’est-à-dire exerce au jour le jour et dans chaque cas particulier sa liberté capricieuse. La démocratie finit inévitablement en démagogie, et les désirs insatiables prennent le dessus : les “souverains de l’opinion du peuple”, qui savent retourner leurs vestes, flatter et agir en méprisant l’intérêt véritable de la Cité, ne font pas de politique, parce que “partout où les lois ne gouvernent pas il n’y a pas de constitution”. Ce n’est que parce qu’il est despotique que le pouvoir relève de l’ordre politique !
• Spinoza Traité de l'autorité politique : la loi représente l'union des forces de tout un peuple pour adopter une règle commune, seul moyen de vivre ensemble en véritable harmonie. On retrouvera la même idée chez Rousseau affirmant que la liberté est l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite. L'État est institué “pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté.”
• Rousseau :
Le Contrat Social: il faut «trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme». “Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.” “Puisqu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.”
Discours sur l'origine est les fondements de l'inégalité parmis les hommes : Le début de la seconde partie de ce chef d'œuvre explique les fondements du droit, l'arbitraire de la loi, fondamentalement injuste parce que la propriété privé fut le premier droit affirmé, par le premier qui en eut le culot : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne."
• NIETZSCHE : Généalogie de la morale (montre qu’historiquement ce sont les maîtres qui définissent le Bien et la Vérité)
• Rawls : Théorie de la justice : idée qu’il faut que les citoyens puissent se dévouer.
• Foucault : Surveiller et punir : c’est l’emprise du carcan social qui rend le citoyen prévisible.
• MONTESQUIEU, L’esprit des Lois : Livre III, chap. IX : le principe du gouvernement despotique est la crainte. Le despote règne par la terreur, mais lui-même, craignant pour son pouvoir et pour sa vie, est condamné à ne cesser, pas un instant, de se faire craindre. Il n’est pas vrai qu’il existe des despotes libéraux, éclairés ou humanistes. Car l’homme qui tremble est une bête traquée, qui perd les sentiments humains. Le civisme et l’estime de soi, qui font les sociétés humaines, ne peuvent exister dans un régime despotique. Le gouvernement despotique, parce qu’il déshumanise les hommes ressemble à une froide machine, qui ne peut cesser de faire trembler sans cesser d’être. Livre IV chap. IV : montre un beau paradoxe : dans la tyrannie, il n’y a plus de maître, vu que le tyran est en même temps esclave : vivant dans l’oppression permanente d’un complot, il n’a pas la liberté fut-ce de baisser les yeux : les hommes soumis sont irresponsables au sens où ils n'assument pas l'autorité qui les gouverne, il ne plient que tant qu’ils sont sous son joug, et profiteront du moindre faux-pas de leur maître pour se libérer de leurs chaînes.
Socrate, premier philosophe reconnu, s’était donné pour mission de rappeler à ses contemporains «au soin qu’il faut prendre de son âme» (1) pour la rendre meilleure, car «l’homme, c’est son âme» (2). Il est temps, ô soignant, de philosopher pour soigner des Hommes, c’est-à-dire des âmes (en ne gardant évidemment de ce terme que son sens laïc).
En tant que science, la médecine a des objets de recherche et d’expérimentation. Oui, des objets : le malade perd son âme en s’en remettant à vous ; il est objet de soins, se cantonne souvent (faute de mieux) à un rôle de consommateur achetant sa santé. Et vous avez tendance à répondre à cette demande en vous faisant prestataire de service, vendeur de traitements. Ainsi le malade, en perdant sa santé, perd son identité : vous l’appelez M. Genou, ou M. Ventre.
Le soignant ne doit pas s’intéresser à des maladies, mais à des personnes : des sujets, des “fins en soi” en jargon philosophique. La guérison n’est véritable que lorsque s’est instaurée une relation soignant-soigné singulière, une véritable alchimie guérisseuse. Le soignant ne peut se contenter d’adopter une conduite de pur scientifique. Il soigne. Pour lui la médecine est un art, pratiqué avec vertu.
En se modernisant la médecine s’est déshumanisée. Par votre faute : ce sont vos choix qui font le sens de votre pratique. Préférez-vous traiter un phénomène physico-chimique, ou soigner une personne ? La question ne devrait même pas se poser. Mais allons plus loin dans la réponse : comment ferez-vous du bien “à l’âme” ? Que signifie soigner quelqu’un ?
Soigner l’âme, c’est répondre à ses besoins, qui sont existentiels. Que veut cette “âme” ? Le bonheur, par-dessus tout. Tout individu aspire au bonheur. Celui qui soigne doit donc se soucier avant tout du bien-être. Il sera bienveillant, et se présentera comme tel, cherchant à protéger, soulager, apaiser, renforcer, remotiver...
Le bonheur est d’abord un rassemblement de circonstances favorables. Il faudrait éviter l'isolement, l'altération de l'image de soi, la dénutrition, le manque d'hygiène, l'absence de soutien affectif, la misère financière, le logement insalubre ou manquant... C’est difficile, mais les actions les plus belles sont souvent les plus difficiles. À défaut de pouvoir offrir les meilleures conditions, il faudra permettre au soigné d’éprouver plus de joies que de peines. On épargnera les frustrations, on favorisera les gratifications. On ne peut se contenter du fait qu’un paquet d’organes fonctionne. Cet être vit, ses organes jouent leurs rôles ? La belle affaire ! La santé du corps, condition nécessaire, n’est pas suffisante : vivre véritablement, c’est donner un sens à sa vie, la vivre pleinement.
Vous voilà contraint d’agir moralement. Qu’allez-vous faire ? Question philosophique : quelle fin poursuivre ? Une seule réponse s’impose : le souverain bien, le bonheur. Voilà le devoir absolu : vous êtes condamnés à poursuivre le bonheur. Ne serait-ce que pour donner raison au vieux moraliste Kant :
“Assurer son propre bonheur est un devoir, car le fait de ne pas être content de son état pourrait devenir une tentation d’enfreindre ses devoirs.” (3)
On n’a pas coutume de considérer l’hôpital comme un charmant lieu d’épanouissement personnel. Depuis les années 70, l’hôpital a perdu sa fonction asilaire qui permettait à chacun de trouver abri et soin. Il est aujourd’hui un lieu où sont rassemblées les technologies les plus coûteuses : on y investit des fortunes. Les impératifs de gestion sont tellement discriminants qu’on peut regarder l’hôpital comme une entreprise incapable d’accueil. Le soigné est un soi-nié. On ne trouve plus la bonne âme capable d’écouter, rassurer, panser pendant des heures, mais des techniciens efficaces pour effectuer des gestes précis sur des corps gisants, sans qu’aucun spécialiste ne puisse trouver le temps de communiquer véritablement.
Catherine. Charlie Hebdo 10 oct 2012
Y soigne-t-on encore ? Les gestes effectués sont-ils encore créateurs de liens ? On y trouve d’abord des pratiques, des techniques basées sur l’observation de données, qui peuvent laisser croire que l’humain est un appareil dont on connaît le mode d’emploi. On s’occupe plutôt de chiffres que de personnes. Un patient n’est pourtant pas une chose ! Se borner à un rôle de surveillant des machines ou de triturateur en chef des organes est une erreur lamentable. Dans l’urgence, l’obligation de résultats mesurables et la nécessaire technicité du soin, on oublie trop facilement l’intérêt qu’il y a à se soucier du bien-être de chacun. Il en faut de la foi pour croire à une médecine humaine dans ces conditions ! Si l’on ne parle que posologie, si soigner se réduit à doser des médicaments, sans une parole, sans un geste manifestant quelque bonne volonté, la guérison est factice, soignant et soigné perdent leur dignité déterminée par la qualité de leurs rapports.
Les actions accomplies pour préserver ou simplement favoriser le sort d’autrui ne sont pas “un plus”, un “service ajouté” : elles sont absolument nécessaires.
“Jouis, et fais jouir sans faire de mal ni à toi ni aux autres, voilà, je crois, toute la morale.” (4)
Formule simplissime, trop oubliée par la science sans conscience. Notre bonheur intéresse les autres, et celui des autres nous profite. Il convient de rappeler toute l’humanité du soin, et la joie véritable qu’il procure.
PHYSIOLOGIE DU BONHEUR
Le corps est vivant : le soigner consiste à l’animer, ce qui signifie redonner de l’âme. Le soignant peut (et même il doit) se considérer comme un animateur. D’abord en répondant aux besoins élémentaires : manger, dormir, uriner, déféquer, rester propre -ce n’est pas le nirvana, mais c’est indispensable pour aller bien. Prendre soin d’une personne, c’est concevoir dès l’abord ses besoins, et considérer comme un devoir d’y répondre le plus adéquatement. En assurant ce minimum, vous ouvrez la porte au bonheur épicurien : Épicure place avant toute chose le bonheur de l’individu, soutient qu’il réside dans le plaisir, c’est-à-dire l’absence de souffrance, l’état paisible de l’organisme qu’entretient la satisfaction des seuls désirs naturels et nécessaires. Le plaisir épicurien est simple comme le sont nos besoins élémentaires : nul besoin d’un budget colossal, ni d’une formation extraordinaire pour l’assurer.
"Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer mais tout ce qui est vain est difficile à avoir." (5)
Cet indispensable assuré, viennent les “bobos”. Le malade est endeuillé par la perte de sa santé, “ce bien qu'on ignore tant qu'on le possède" (6). Or toute souffrance est un recul devant le bonheur, une régression qui vous rend responsable : parce que vous jouissez d’une situation de supériorité, le malade se trouve proprement mis entre vos mains. Vous voilà parent en quelque sorte. Acceptez-en les conséquences. Acceptez par exemple l’aspect symbolique des maux : vous êtes guérisseur au même titre qu’un sorcier. Un enfant éprouve le besoin d’exhiber ses “bobos” pour qu’on les “répare” d’un geste magique -un mot, un geste d’affection se présentant comme réparateurs (7). C’est réconfortant donc primordial : soigner, c’est accomplir les rituels qui soignent. Le soignant est une sorte de chamane ; malgré l’aspect objectivement technique de sa pratique, sa fonction première reste charismatique. Il hérite d’un pouvoir reconnu depuis toujours, qu’il doit assumer pour soigner efficacement. Jouer ce rôle de magicien est agréable en plus d’être utile. Il s’agit de manifester sa bonne volonté en jouant le jeu comme un animateur, et pas simplement de se soucier d’un taux en globules blancs...
Soigner c’est s’engager dans des processus relationnels exigeants. Le soignant est un partenaire. Son intérêt est de trouver une cohérence avec le malade. La qualité de vie s’en trouvera déterminée : se sentir bien avec les autres, c’est partager avec eux des idées, se sentir tout simplement exister. Tout isolement est une torture. Ne pas écouter le malade, c’est lui porter préjudice.
DOULEUR ET BONHEUR
Il convient de séparer la douleur physique, que la science sait traiter, et la souffrance morale, qui ne nécessite aucun médicament, mais doit être soignée par (ou plutôt avec) quelqu’un. La douleur physique est inacceptable : ceux qui la choisissent préfèrent Sade ou Masoch à Epicure. La souffrance morale, par contre, est inévitable et doit être acceptée.
«L'homme souffre parce qu'il pense» (8).
On ne luttera pas contre la souffrance à coups de médicaments, qui enterrent la conscience. Les cris doivent jaillir, et surtout être entendus. L’horreur du non-sens et du mal, la détresse et la peur, ne doivent pas être étouffés, bien au contraire, il faut les partager pour les porter ensemble. Tout homme est un être en relation, et doit être traité comme tel.
LA THÉRAPIE DE LA JOIE
Pour la même raison que le bonheur est un devoir, le sourire fait partie de la tenue correcte exigée, et même la joie est de mise. Il n’y a rien de plus moral que la bonne humeur. On peut lutter résolument contre le mal, se sacrifier dans une lutte acariâtre qui n’aura comme vertu que l’opiniâtreté, mais rien ne sera aussi efficace que la joie. Soigner doit être un véritable plaisir : voilà l’occasion de jouir en faisant jouir. La joie se partage, et quelle joie d’offrir au malade une panoplie de moyens pouvant contribuer à ses progrès, en l’informant sur leurs usages adéquats ! Servir, en ce sens, ce n’est pas être un ustensile sans âme, mais un sage conseiller, un bienfaiteur ravi de l’être.
Le soignant doit manifester son souci de faire du bien, communiquer clairement au soigné sa décision de l'aider au mieux à recouvrer la santé. Si ce désir est sincère, il sera compris par le soigné, et son état s’en trouvera amélioré. Tout esprit bienveillant éprouvera une véritable joie en constatant les progrès du malade, l’en félicitera avec un enthousiasme sincère, se fera agent de guérison rendant la joie possible. Voilà le moyen de passer de la technique à la morale.
“LE BONHEUR SI JE VEUX”
L’OMS déclare dès 1946 que la santé ne se résume pas au silence des organes : « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste donc pas seulement en l'absence de maladie ou d'infirmité ». Une personne en bonne santé n’a ni gêne ni souffrance qui l’entrave, on peut oser dire qu’elle est libre. On ne soignera donc pas en aliénant, en isolant, en refusant le dialogue. Bien au contraire. Le soin n’est pas technique, mais moral. On ne se trouve bien que dans un environnement digne, où l’on se sent accompagné et bien évidemment respecté.
Le bonheur ne s’impose pas : ceux qui le croient se font tyrans. Aucun médicament ne rend heureux, il n’y a même aucune chose précise dont on puisse dire : “voilà ce qui rend heureux”. Car le bonheur est subjectif. Au malade et à lui seul de dire son état et ses besoins. Lui seul sait s’il se sent bien, et ce qui lui fait du bien. "La guérison, c'est ce qu'en pense le bénéficiaire. Ce n'est pas une visée dans l'axe d'un traitement validé par l'enquête statistique des résultats", notait Canguilhem (9). N’oublions pas que c’est le malade qui lutte contre la maladie, et pas le soignant. Laisser au malade sa subjectivité, c'est le laisser guérir.
Satisfaction de désirs, évitement de frustration, le bonheur concerne l’état d’être : un sujet vivant bien sa vie peut être dit heureux ; un autre vivant mal est dit malheureux. Le malheureux souffre, l’heureux jouit, non pas seulement selon les circonstances, mais selon l’appréciation qu’ils en tirent. Ce qui compte alors, c’est moins la situation elle-même que le regard porté sur cette situation. Notre culture humaniste suppose chacun libre de choisir en son âme et conscience quelle sera la conduite la plus intéressante.
Chaque individu se sentira plus ou moins bien selon son caractère, sa sensibilité, sa compréhension des événements : le “consentement éclairé" du soigné est indispensable. On ne peut lui mentir, ni accepter qu'il ne comprenne pas. Il lui appartient de “se faire son bonheur” par un usage judicieux de sa liberté.
Le patient sera passif si sa situation et son état lui sont imposés sans qu’il y ait été pour rien. Il s’agit de rendre le bonheur possible, non pas de faire le bonheur du malade malgré lui ! Il a une volonté : le nier serait la première des violences. Cette sacrée volonté pose problème : la solution la plus confortable reviendrait à “simplement” gérer les malades comme des paquets d’organes posés sur des lits. Pour éviter cette déshumanisation de la médecine, il faut garder comme objectif le respect véritable de chaque individu, et organiser le service en fonction des désirs et besoins singuliers de chacun : ce n’est pas au patient de se plier aux exigences du système hospitalier, mais l’inverse. La première question du soignant ne doit pas être “comment me décharger de ma besogne au plus tôt sans complication” : car le soin sera une corvée, le soignant un esclave, et le malade tenté de s’excuser d’exister. Mieux vaut viser le “mieux”, se demander comment ces hommes pourraient aller mieux, le mieux possible ; comment ils pourraient se réjouir, s’épanouir, se satisfaire le plus agréablement possible. Votre activité devient alors plus complexe, mais tellement plus sensée !
Qui veut véritablement bien faire doit avoir le bonheur comme projet. Cette révélation révolutionnaire était déjà inscrite dans l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1793 :
« Le but de la société est le bonheur commun. »
Voilà votre devoir politique : il faut assurer un environnement dans lequel le bonheur soit possible. Les hommes doivent tout faire pour être heureux, parce qu’à mesure qu’ils le sont, il leur est plus aisé de bien agir. Il faut créer un environnement bienveillant, éviter la violence, la frustration, la souffrance, tous les obstacles au bonheur, pour qu’enfin chacun jouisse de “petits riens”, de ces minuscules caresses de la vie qui la rendent savoureuse.
François Housset
intervenant philosophe I.F.S.I. (Instituts de Formation aux Soins Infirmiers) de Versailles et Bois Guillaume.
www.philovive.fr
Article publié dans la revue Soins Cadre
Notes
(1) Apologie, 24 d ; 30 a
(2) Alcibiade, 130 c
(3) Kant, Fondements de la métaphysique des Mœurs
(4) Chamfort, Maximes et anecdotes.
(5) Épicure, Lettre à Ménécée
(6) Édouard Zarifian, La force de guérir, Odile Jacob 1999.
(7) Formule magique utilisée par une assistante sanitaire en maternelle : “Guéris Guera guérissons ça... sans pommade et sans arnica... je souffle... je frotte... j’embrasse... et voilà le mal qui passsssssse !”
(8) André Malraux, La Condition humaine
(9) G. Canguilhem, "L'idée de guérison", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°17, printemps 78, p. 13-26
Liens internes :
Carte mondiale du bonheur
DR
...Crise qui s’accompagne chez le sujet d’une sensation d’euphorie très active, d’une reprise très marquée de l’activité de relation, (...) enfin autre stade : suractivité très marquée des fonctions génitales, à tel point qu’il n’est pas rare d’observer chez les mêmes malades auparavant frigides, de véritables “fringales érotiques”. D’où cette formule : “Le malade n’entre pas dans la guérison, il s’y rue !” Tel est le terme magnifiquement descriptif, n’est-ce pas, de ces triomphes récupéraifs...
Céline. Voyage au bout de la nuit
La danse est la mise en action du corps humain, une gesticulation. Même si l’aérobic n’est plus tout à fait une danse, il ne s’agit pas de culturisme, d’éducation physique. On ne danse pas pour donner de l’exercice au corps, mais pour faire de l’art. Car la danse ne sert à rien. Le corps est mis en action, mais sans aucune application pratique : il gesticule. Pour rien. Même pas pour la santé du corps. On danse pour le plaisir plutôt que la gym. C’est un plaisir vain : on enchaine des mouvement totalement inutiles, on les répète en rythme, et voilà que cela nous procure une sensation délicieuse, délirante.
C’est en ce sens que la danse est un art : nous pourrions nous consacrer à accomplir des gestes utiles, et seulement ces gestes. La danse n’est pas nécessaire. Comme tout art, elle est superflue. Et même il faut se détacher de tout ce qui est utile pour enfin danser : si vous pensez à accomplir des actions utiles, vous ne pourrez pas danser.
Remarquons au passage qu’il en va de même de la pensée : l’homme qui médite n’est plus capable de faire grand-chose d’autre. Plus nous philosophons, moins nous agissons de façon utile à notre conservation. Les soucis terrestres empêchent l’homme de penser aussi.
La beauté est dans le geste, pas dans les muscles (qu’on met en mouvement pour séduire), on ne danse pas pour faire du sport. On est pris par la danse : on bouge sans vraiment le faire exprès, même si nos gestes peuvent paraître ridicules –ils le sont toujours s’ils ne sont assumés. Assumer ce corps qui parle ne va pas de soi.
L’homme qui danse serait bien incapable de dire ce qu’il ressent –ou alors il faudra qu’il cesse de danser, pour parler. Et toute la magie de la danse sera perdue. L’homme qui danse est habité il n’est plus un libre penseur. Bizarrement, on ne peut plus lui parler du contexte géopolitique, ni de l’ipséité ontologico-historiale de l’être. Il n’a plus aucun sens critique, des mouvements lui viennent sans qu’il les pense. La danse n’a pas de sens, elle ne fait appel qu’à des sensations.
On peut se mettre à gesticuler de façon débile (c’est la danse des canards, la chenille qui redémarre, etc), et danser avec conviction. Car les gestes ne signifient rien : on ne danse pas pour transmettre un message, mais un sentiment. On peut danser joyeusement, gravement, on peut y mettre de l’émotion, mais pas un sens précis. On ne comprend pas une danse en la dansant. On la vit. Il ne s’agit pas de comprendre, mais seulement d’éprouver quelque chose, une sorte d’exaltation, qu’un intellectuel ne peut penser. La plupart du temps, un intellectuel ne danse pas, ou danse mal. Sa raison froide ne lui sert à rien. Au contraire, elle lui pèse. Elle freine chacun de ses pas. La raison froide gèle les cœurs. La pensée est trop grave, trop lourde, pour le danseur, il faut y ajouter la « raison du cœur », qui sent, qui vibre, qui ressent, qui se prend l’esprit (spiritus : le souffle de l’âme) en pleine poire. La danse n’a pas de sens : il ne s'agit pas d'un message, au sens intellectuel du terme, il s'agit d'une révélation spirituelle, à laquelle on ne peut accéder que si on est mis dans un état de grâce. C'est plus subtile et plus accessible que la parole même. Le danseur est envouté, il perd la raison. Il ne pense plus, il vibre. Il est perdu : voilà qu'il se met à danser n'importe comment. Il n'a plus aucun sens critique, sa raison l'a quitté. Personnellement j'adore ça, quand je danse n’importe comment. Il ne faut surtout pas qu’à ce moment on me demande pourquoi je fais tel ou tel geste, il ne faut pas non plus qu’on me parle de ma déclaration d’impôt, ou du statut des refugiés syriens. Je suis beaucoup plus exalté que quand je lis la Critique de la raison pure. Si, si. La raison du cœur est celle du choeur : ceux qui chantent ensemble savent que le texte importe peu, du moment qu'on chante bien ensemble : ce qui importe c'est l'harmonie des voix, l'enthousiasme qu'on ressent et qu’on communique. Les choristes chantent souvent en une langue qu'ils ne comprennent même pas : l’emprise qu’ils ressentent et communique n’en est pas moins forte ; ils sont pris par la magie non pas des mots mais des sons. C'est la musicalité qui fait sens (si on peut appeler « sens » ce truc bizarre qui fait vibrer les cœurs sans qu'on sache pourquoi). Il y a quelque chose de plus fort, de plus important que la réalité terrestre, et c’est cette chose là qui fait danser. C’est pourquoi la danse est si importante dans les rituels religieux. On est en extase, le danseur est comme une flamme, son corps brule une énergie intense venue d’un au-delà. On a quitté la terre (d’où peut-être l’expression « s’envoyer en l’air »), la danse est une provocation à l’équilibre ordinaire, provocation répétée, car il y a des rythmes, des périodes qui se succèdent, des mesures, qu’on prend, qu’on perd… Celui qui danse n’est plus qu’un corps enflammé, il ne semble plus percevoir le monde terrestre qu’il n’habite plus. Il s’en est délivré : c’est ça la légèreté, c’est la négation des impératifs de la réalité. Elle n’est même pas niée : juste oubliée ; J’ai oublié que si je jette mes jambes, mes pieds, mes bras, mes mains dans tous les sens, ça va me fatiguer et je risque de tomber. Aucune importance : je suis un funambule jouant avec la corde, comme pour la nier. Je ne bouge pas dans un but précis, sinon pour bouger : il n’y a pas de but à mes gesticulations. Je ne suis pas en train de FAIRE quelque chose de précis, comme prendre un objet, aller quelque part. Je suis à l’intérieur de moi, dans mon ressenti, et j’ai oublié qu’ »il y avait un extérieur. Le danseur n’est plus ici, il est dans un au-delà, ses actes n’ont plus de but ici-bas. Il est à l’intérieur de lui, et il n’y a plus d’extérieur. Son sourire ne sourit à personne, il n’est pas dans une relation pratique avec le monde.
François Housset
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“Devenir soi” : étrange expression ! Moins étrange que l’existence même. Exister vient du latin ex sistere : littéralement, “se tenir hors de soi”. Exister, c’est être un pro-jet : un être jeté devant soi, en incessant devenir.
Peut-on changer, quand l’individu est traversé par des courants sur lesquels il n’a pas prise ? Comment se prétendre auteur de sa propre évolution ? Voilà l'urgence à changer : qui ne s’est adapté s’est perdu ; qui ne s’est transformé se trouve converti malgré lui. Oui ça fait peur. Peur de se jeter dans l’inconnu. Peur de se retrouver corrompu, de perdre son intégrité : changer, c’est dangereux. C'est risquer de se perdre.
Voilà pourquoi des hommes s’accrochent désespérément à ce qu’ils sont. Des “incorruptibles” refusent de devenir étrangers à eux-mêmes. Ils se vantent de ne pas changer, ils y voient une vertu : la tempérance. Je suis, je reste, ce “je” qui persiste et signe, qui ne peut devenir autre. Les conservateurs refusent d’être girouettes. Mais les vents changent pourtant. Leur prétention à la permanence détonne dans une société de consommation du tout-nouveau-tout-beau, où les valeurs morales mêmes fluctuent. Le conservateur ne suit pas la mode qui trotte. Il prône, dans son maintien, une intégrité -un intégrisme diront ceux qui n’y voient qu’une façon crispée de s’accrocher à des principes caduques.
Car le monde change : nous vivons dans le présent de toute façon. Nos pensées, nos comportements, les plus intimes de nos convictions, dépendent de notre société qui nous définit. Nous sommes ensemble : chaque être humain est un être en relation, et cette relation le redéfinit sans cesse. Les conservateurs ne conservent que des ruines. Nous changeons comme l’eau du fleuve se renouvelle. Tout coule en ce monde mouvant. Vouloir se conserver intégralement serait pure vanité. Autant s’adapter.
“Sculpte ta statue”: l’ambition est de se façonner soi-même, pour “se trouver” soi. Qui suis-je ? Je suis ce que j’ai été : les multiples expériences passées qui ont forgé mon caractère, toutes ces empreintes en moi qui me constituent, sont là, bien présentes ; je ne peux faire table rase du passé. Que vais-je en faire ? Je ne suis pas reprogrammable comme un ordinateur, parce que je suis doté d’une mémoire jamais vidée, qui me donne conscience du changement, qui me conserve moi-même, moi, mon caractère constitué d’expériences dont je maintiens l’empreinte vivace.
Un passé ne fait pas un destin : à mesure que je sais qui je suis, parce que j’ai conscience de ce qu’on a fait de moi, je peux en faire quelque chose qui m’appartienne, main-tenant. En prenant mon passé pour ce qu’il est, je peux m’orienter plus consciemment vers un avenir qui m’appartiendra. Je ne suis pas responsable de ce qu'on a fait de moi, mais ici et maintenant je suis responsable de ce que je vais en faire.
Oser changer, plutôt que de se laisser transformer, c’est courageux : il faut refuser les attitudes consistant à prendre des plis non désirés. La nouveauté effraie celui qui, marqué par ses empreintes, s’en est fait des repères, et se terre dans son repaire. Le retour aux sources du déjà-vu est retour au refuge qui sert d’éternelle case départ. Pour croire au changement, il faut avoir la foi, s’épater de valoir toujours mieux, et de ne pas être défini seulement par ses marques : il y a des "rédemptions" possibles même pour les athées, des pardons à mériter, des réparations concevables quand on sait où est la panne, des chemins à parcourir : heureux qui fait un beau voyage !
François Housset
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“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Héraclite d'Ephèse
“À force de se fixer des objectifs, à force de croire que sa volonté est bonne ou mauvaise, on perd énormément d’énergie. Il ne faut pas penser à l’objectif à atteindre, il faut seulement penser à avancer. On avance et puis on modifie sa trajectoire en fonction des événements qui surgissent. C’est ainsi, à force d’avancer, qu’on atteint ou qu’on double l’objectif sans même s’en apercevoir.”
Bernard Werber. La révolution des fourmis.
"Quand on change son fusil d'épaule, il y a intérêt à ne pas partir de la droite sinon on passe l'arme à gauche.
Geluck
L’existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir.
Tolstoï
“Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant.
- L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.”
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur
"Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie".
Lamartine, Voyage en Orient.
J’ai l’intime conviction que la relation aux autres êtres - nos compagnons de voyage - est l’élément à la fois le plus mystérieux et le plus significatif de notre vie personnelle et en définitive de toute l’évolution cosmique.
Hubert Reeves, L’espace prend la forme de mon regard.
“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse... Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté. Et ces remarques suffisent pour juger les psychologues qui voudraient que chacun étudie ses propres pensées comme on fait des herbes et des coquillages. Mais penser c’est vouloir.”
Alain, Propos sur le bonheur. Cité par Sartre, dans une belle Lettre à Simone Jolivet, 1926.
“Comment dès lors maudire la vie, si j’ai mal ou si j’ai peur ? A-t-elle d’autre moyen, la vie, pour me ramener à elle, que la peur ou la douleur si, fatigué d’avoir été quelques instants vivant, je laisse à chaque fois s’assoupir ma conscience, et me transforme en automate à mon insu ? Anesthésiés, nous sommes des marionettes agitées par un aveugle.”
Denis Marquet, Père, Albin Michel 2003, p. 93.
“Le dos au mur, je cherche le moyen de bâtir un état d’esprit capable de me sauver la vie.”
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 25.
“L’art de tenir debout, de maintenir le cap suppose précisément u horizon plus heureux vers lequel se diriger. Ce qui mine cette progression, ce n’est pas la souffrance, ni l’échec, mais le désespoir. Cesser d’espérer, c’est s’avouer vaincu sans même relever le défi, c’est rendre vain chacun de nos efforts. La formation de la personnalité exige, comme singulier point de départ, un dépouillement radical : se (re) connaître vulnérable, perfectible, prendre conscience d’évoluer en terres incertaines, essayer de savoir pourquoi l’on combat... joyeusement.”
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 28.
"Chaque homme est, à sa mesure, un cas, une délicieuse exception. Et une observation fascinée, puis critique, transforme souvent l'être anormal en maître ès humanité."
Alexandre Jollien, Le métier d’homme. SEUIL 2002 p. 36
“Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous-mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, - l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter."
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur
"Si Dieu n'existe pas, je plains ceux qui, pour conquérir là-haut un paradis hypothétique, ont transformé ici-bas leur vie en un enfer de contraintes et de renoncements."
Philippe Bouvard,Journal 1992-1996 / 1997.
S'il n'y avait rien de nouveau à faire, l'intelligence humaine cesserait-elle d'être nécessaire ? Serait-ce une raison pour ceux qui font les anciennes choses d'oublier pourquoi on les fait et de les faire comme du bétail, non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les pratiques les meilleures une tendance qui n'est que trop grande à dégénérer en action mécanique ; et, sans une succession de personnes dont l'originalité perpétuellement renouvelée empêche les raisons de ces croyances et pratiques de devenir purement traditionnelles, une telle matière morte ne résisterait pas au moindre choc de la part d'une quelconque chose vraiment vivante, et il n'y aurait pas de raison que la civilisation ne périsse pas, comme dans l'Empire byzantin.
Mill, De la liberté, trad. G. Boss, Zurich, Éditions de grand Midi, 1987, pp. 95-99
"Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant: comment définir autrement l’inconscience ? (...) toute conscience est donc mémoire, -conservation et accumulation du passé dans le présent.Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment ; vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutot il nous tire à lui ; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiètement sur l’avenir.(...) Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir.”
Bergson. L’évolution créatrice.
“Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir. Elle se fait ou elle se défait, mais elle n’est jamais quelque chose de fait. (...) Mais, préoccupée avant tout des nécessités de l’action, l’intelligence, comme les sens, se borne à prendre de loin en loin, sur le devenir de la matière, des vues instantanées et, par là même, immobiles. La conscience, se réglant à son tour sur l’intelligence, regarde de la vie intérieure ce qui est déjà fait, et ne la sent que confusément se faire. Ainsi se détachent de la durée les moments qui nous intéressent et que nous avons cueillis le long du parcours. Nous ne retenons qu’eux. Et nous avons raison de le faire, tant que l’action est seule en cause... Or dans l’action, c’est le résultat qui nous intéresse ; les moyens importent peu, pourvu que le but soit atteint. De là vient que nous nous tendons tout entiers sur la fin à, réaliser, nous fiant le plus souvent, à elle pour que, d’idée, elle devienne acte. (...) L’intelligence ne représente donc à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos. Et, d’un but atteint à un autre but atteint, d’un repos à un repos, notre activité se transporte par une série de bonds, pendant lesquels notre conscience se détourne le plus possible du mouvement s’accomplissant pour ne regarder que l’image anticipée du mouvement accompli. Or, pour qu’elle se représente, immobile, le résultat de l’acte qu’elle accomplit, il faut que l’intelligence aperçoive, immobile aussi, le milieu où ce résultat s’encadre.”
Bergson. L’évolution créatrice. IV
DR
Le but d’une bonne éducation est la disparition de la tutelle : il est nécessaire que le maître devienne superflu. Un homme devenu libre pour avoir “bien” suivi un “bon” maître, n’autorisera personne à lui donner des ordres, quand l’éternelle question du disciple à son maître est “que dois-je faire ?” Enjeu : l’autonomie. Certains ne sauront jamais marcher seuls, faute d’avoir eu un maître leur permettant d’assimiler des règles.
Il faut avoir obéi pour commander, ne serait-ce qu’à soi-même. Si nous nous permettons de trifouiller les principes de l’autorité, nous retenons moins le savoir du maître que son assurance, sa faculté d’ordonner. Pour la même raison qu’on dit “sage” le chien qui ne mord pas, on dit “bon élève” le plus discipliné. Le but recherché est la capacité à comprendre et exécuter un ordre.
L’ordre prime, c’est l’ordre qu’instaure la relation au maître. L’ordre est à la fois le commandement (du maître) et l’agencement dans l’espace (que le maître comme l’élève doivent ranger). Postulons que l’ordre vaut mieux que le désordre : de bons chefs ne tolèrent pas la pagaille; désobéir c’est amener du cafouillage quand il y a une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Et pourtant, les sociétés humaines avancent par secousses, crises, guerres, confusions, désorganisations... bordel ! L’ordre est-il sacro-saint ? Répondons OUI et voici la porte ouverte à la pure soumission. Répondons NON, nous voilà anarchistes (au sens propre du terme), tel Proudhon assurant que quiconque met la main sur lui pour le gouverner est un tyran, et doit être déclaré son ennemi. Pour ne répondre ni oui ni non, distinguons trois sortes de maîtres : celui qui enseigne, celui qui ordonne et celui qui excelle.
L’homme a besoin de tuteurs, de guides, voire de garde-fous. Une bonne formation évitera le formatage, pour permettre l’autonomie. Seulement la permettre... Il faut une prétention inouïe pour dire “j’agis seul” : mieux vaut avouer que l’on a besoin d’un maître, ou mieux : de maîtres, qui ne nous maîtrise jamais totalement. Je règle mon pas sur les pas de mon père, puis de mes pairs, pour enfin marcher “tout simplement”, comme eux mais par moi-même, à force d’avoir intégré leurs démarches. J’ai grandi avec leur tutelle qui m’a élevé, j’ai l’impression d’avoir échappé à mes maîtres et suis soulagé de n’avoir pas étouffé sous leurs ordres. Je leur reste fidèle, ils persistent en moi comme une empreinte indélébile, ils sont une part de moi, le caractère qu’ils ont forgé leur appartient, un sur-moi crie ses ordres à chacun de mes pas, me rappelant que quoi que je fasse il reste en moi quelque chose qui commande... et quelque chose qui obéit.
François Housset
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DR
Le serviteur ne sait que ce que le maître fait, car le maître lui dit seulement l’action et non la fin; et c’est pourquoi il s’y assujettit servilement et pêche souvent contre la fin.
PASCAL, Pensées, 897
L'homme a fini par haïr les forces impersonnelles, il se révolte contre elles, après s'y être soumis dans le passé quoiqu'elles l'eussent souvent frustré du résultat de ses efforts Cette révolte n'est qu'un exemple d'un phénomène beaucoup plus général, le refus de se soumettre à aucune règle ou nécessité dont l'homme ne comprend pas la justification rationnelle. Ce phénomène se manifeste dans de nombreux domaines, en particulier dans la morale, et est souvent très désirable. Mais dans d'autres domaines où cette aspiration à comprendre ne peut pas être entièrement satisfaite, le refus de nous soumettre à une nécessité incomplètement comprise peut mener à la destruction de notre civilisation.
HAYEK (1899-1992), La Route de la servitude, trad. G. Blumberg, PUF, p. 146-148
Est esclave qui peut appartenir à un autre et qui n’a part à la raison que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même.
ARISTOTE. Politique I, 5
Lorsque nous aimons, haïssons ou craignons les choses, nous avons nécessairement comme maîtres ceux qui ont pouvoir sur elles; aussi nous les adorons comme des dieux.
EPICTÈTE, Entretiens (60)
L'homme a des puissances, des vertus, des capacités; elles lui ont été confiées par la nature pour vivre, connaître, aimer; il n'en a pas le domaine absolu, il n'en est que l'usufruitier; et cet usufruit, il ne peut l'exercer qu'en se conformant aux prescriptions de la nature. S'il était maître souverain de ses facultés, il s'empêcherait d'avoir faim et froid; il mangerait sans mesure et marcherait dans les flammes; il soulèverait des montagnes, ferait cent lieues en une minute, guérirait sans remède et par la seule force de sa volonté, et se ferait immortel. Il dirait: Je veux produire, et ses ouvrages, égaux à son idéal, seraient parfaits; il dirait: je veux savoir, et il saurait; j'aime, et il jouirait. Quoi donc ! l'homme n'est point maître de lui-même, et il le serait de ce qui n'est pas à lui ! Qu'il use des choses de la nature, puisqu'il ne vit qu'à la condition d'en user: mais qu'il perde ses prétentions de propriétaire, et qu'il se souvienne que ce nom ne lui est donné que par métaphore.
PROUDHON, De la capacité politique des classes ouvrières
L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société; car qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique.
La crainte ne fait que des esclaves; et des esclaves sont lâches, bas, cruels, et se croient tout permis quand il s’agit, ou de captiver la bienveillance, ou de se soustraire aux châtiments du maître qu’ils redoutent. La liberté de penser peut seule donner aux hommes de la grandeur d’âme et de l’humanité.
D’HOLBACH. Le bon sens. Chap. 155
Il n’est permis à personne de dire ces simples mots: je suis moi. Les meilleurs, les plus libres, peuvent dire: j’existe. C’est déjà trop. Pour les autres, je propose qu’ils usent de formules telles que “Je suis Soi-même” ou “Je suis un Tel en personne.”
SARTRE, Saint Genet comédien et martyr.
Dire « je » signifie que l'on se veut sujet de ses actes qui sont agis par « moi », le corps, objet pour les autres, certes, mais aussi pour le sujet de ce dire, dans une acceptation délibérée devenue le plus souvent inconsciente de la relation désir-corps. Au contraire, celui ou celle qui parle ne se sert que du signifiant « moi », lorsque la petite ou la «grande personne » que selon la jeunesse ou la maturité de son corps il croit être, est consciente de jouer ou d'avoir joué un rôle d'objet vis-à-vis d'une autre personne, ou d'une entité qui, l'une ou l'autre dans l'espace-temps, considérée comme maître de son être en tant que sujet (de gré ou de force assujetti à ce maître), lui a imposé un rôle dont l'intentionnalité n'était pas la sienne. Je donnerai un tout petit exemple: « Je vais à tel endroit... devine sur qui je tombe... sur Untel » comparé à: « Je vais à tel endroit et devine qui me tombe dessus ? C'est Untel. » Le «je » et le « moi », on le voit, ne sont pas interchangeables.
Françoise DOLTO, Le sentiment de soi.
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La vie a trois sens : le sens unique, le sens giratoire et le sens interdit.
Sans blague, rien n’a de sens. C’est en ce sens, justement, que tout est intéressant. Parce que tout est absurde, l’absurde même provoque la raison, requise quand toute chose paraît incohérente sans justification. Des personnes sensées comme vous et moi (quoique... 8-), s’interrogeant sur le sens du sens, insultent la raison en osant supposer que le sens même puisse ne pas avoir de sens : c’est admettre que l’arbitraire puisse régner, quand la raison prétend tout justifier. Oser cela, c’est considérer que “le bon sens”, “le sens des valeurs”, “le sens de la vie”, les cinq sens, le sens d’un trajet, le sens des mots lui-même, sont arbitraires.
La raison, sommée de surmonter l’absurde, tremble devant sa responsabilité. Elle affirme ou nie, se voit seul juge, et doit affirmer l’existence de ce qui n’est rien : affirmer qu’une chose a un sens, quelle que soit cette chose, et quelle que soit la signification donnée au mot “sens”, c’est décider que ce qui est absurde ne l’est plus.
La nature, déterminant le cours des événement, est neutre : ni bonne ni mauvaise. Elle est, et se contente d’être. Les faits n'ont aucun sens. Parce qu'il n'y a aucune intention dans l'enchaînement des causes et des conséquences. L’homme, lui, plaque des valeurs et des légitimités dans le monde qu’il se représente, pour lui donner une cohérence toute superficielle. On trouve là l’origine probable du sentiment de supériorité qui s’empare de l’homme considérant le monde comme dépendant de lui.
C'est supposer que si l'homme n'existait pas, le monde n'aurait pas de raison d'exister non plus. C'est aussi dire qu'à l'apparition de l'homme, le monde a existé pour lui ! Et c'est absurde : le monde se moque bien de nos existences, et ce qui justement montre que notre vie n'a aucun sens, c'est que le monde n'a rien à faire de nous : notre vie comme notre mort ne signifient rien pour lui.
Mais retournons le problème : si nous n'avions pas à donner un sens aux évènements, ils ne nous concerneraient pas. C’est a priori parce que rien n’a de sens véritable que l’homme peut se permettre de donner une valeur aux choses : parce qu’il se sent concerné par ce qui l’entoure, il décide que les choses existent dès lors pour lui, et il s’affirme libre en se prétendant maître et possesseur de la nature... Une nature définie et justifiée -comme vaincue. Voilà notre humain victorieux du non-sens. À présent, c’est pour lui que les vaches donnent le lait qu’il peut boire : elles n’existent donc pas en vain. De même la pluie qui arrose les plantations (mais pas celle qui douche les touristes), le sexe qui donne du plaisir et permet (à l'homme et ses bêtes) de se reproduire... tout ce qui le sert a un sens ! L’homme lui-même n’est pas né pour rien, mais pour être exploité par ses compères ! Tout s’explique...
Riss, Charlie Hebdo, 26 décembre 2018.
Le sens ne vaut plus grand chose. Rien n’a de sens qu’en allant vers un “meilleur” ou “pire”, en paraissant donner raison au juge ou servir les desseins d’une volonté qui saurait enfin ce qu’il faut faire pour bien faire.Tant qu’un souverain bien (que certains appellent aussi bonheur ) n’est pas présenté comme le bien ultime vers lequel tous devons tendre et donnant une valeur à tous les actes permettant de s’en rapprocher, tout est futile, superflu, vain, stupide. On repose incessamment la question philosophique par excellence : quoi faire et pour quoi faire, au nom de quel sacro-machin, pour quel grand but digne d’un quelconque effort ?
Clé de sol...
Il faut donner du sens aux choses, à toute chose. Sans une belle voie toute tracée à suivre, l’humain est en pleine déroute, aussi intelligent soit-il : il est face au non-sens. Et c'est angoissant : il n'a aucune raison d'exister, d'agir. Sa raison devient superflue, irrationnelle, elle lui échappe. Il lui faut des principes (même indémontrables) pour agir ; or tant que la cohérence de son monde lui échappe, il avance à tâtons, sans savoir où ni pourquoi : il ne sait pas d’avance, mais il avance. Dans tous les sens. Et on le présente comme le fondateur, le créateur originaire de la valeur même ! Lui qui se contredit tant, lui qui est si capricieux ! ô primitif décidant des principes de la morale, de la raison, de l’esthétique, de la politique ! ô fondateur des fondements, petit dieu, appelant Bien et/ou Mal ce qui lui chante, comme s’il suffisait de vouloir que les choses aient un sens pour qu’elles en aient ! Va ! Il faut bien aller quelque part, donner un sens faute d’en avoir, fut-ce le plus arbitraire, et, de fait, le plus incohérent !
L’homme hésite toujours à aller quelque part plutôt qu’autre part. Comment s’engager ? telle est la question que se pose l’aveugle avançant en terrain inconnu. La question posée n’est pas résolue qu’un nouveau pas vient d’être fait... C’est inconscience, mais qui pourrait s’en empêcher ? Qui pourrait ne pas avancer, ne pas agir, quand bien même ce ne serait jamais en connaissance de cause ? Encore heureux celui qui sait qu’il ne sait pas : la plupart, se persuadant de savoir ce qu’ils font, se trouvent désappointés quand ils réalisent à quel point leur entreprise n’est qu’aventure. Où aller? pourquoi? Question d’angoissé, qu’il faut calmer: “laisse toi aller, écoute l’inspiration, ça vient tout seul...allez !” Si on ne sait pas où aller, tous les chemins y mènent. Le musicien improvise, le romancier laisse les mots couler de sa plume... Comme porté par des vents (favorables ou non), le marcheur qui suit ses impulsions se sent mû plus que se mouvant. Bien sûr, des rationalistes, des moralistes, des conseilleurs, des gêneurs, diraient qu’il faut agir méthodiquement : se choisir un objectif, puis se donner les moyens d’y parvenir. Mais partir d’un point A vers un point B suppose de connaître d’avance ce point B, et les différentes étapes se succédant entre ces deux points. Heureux celui qui saurait tout cela d’avance. Est-on seulement capable de choisir un objectif ?
Il n’est plus question de trouver une adéquation entre les moyens et les fins, si les fins elles-mêmes sont en terrain inconnu. Un bon choix présent pourra se révéler stupide dans le futur -et comment TOUT anticiper ? L’action doit paraît-il être appropriée à la situation, mais qui parle de pratique, quand le choix se fait d’abord en fonction de valeurs sans égard pour l’utilité ? La cohérence de l’individu vis-à-vis de ses idéaux prime, ce qui le fait avancer pour le “bien”, le “bon”... mais dans l’inconnu et l’imprévisible.
Objectivement, nous ne naviguons pas dans le vide et sans repères. Ce ne sont pas les directions qui manquent, bien au contraire : nous pataugeons dans les idées les plus contradictoires, nous piétinons de carrefours en correspondances, de buts en détours. Le sens n’a pas un sens, mais plusieurs. Et c’est bien là le drame. Les choses ne sont pas insensées, elles ont trop de sens. Celui qui cherche l’intégrité devra s’armer d’œillères, se focaliser sur LE sens jugé seul valable, et délaisser tout le reste.
Gare à la singularité : si chacun, sous prétexte de pouvoir juger, s’aventure à ne poursuivre que LE Souverain Bien, les hommes risquent de s’éparpiller chacun dans sa singularité.
Appelons donc bon sens le sens commun, celui que l’on doit suivre. Ensemble. Où qu'il nous mène. Car il semble aller de soi (à notre sens) qu’en partant chacun de notre coté nous aurons du mal à être ensemble, ce qui est nécessaire (si l’expression “animal politique” a un sens quand elle désigne l’homme).
Il n'est pas certain que cette thèse soit rationnelle. Si vraiment le bon sens est le sens commun, il faut arrêter de penser seul, de viser l'autonomie, de penser sa vie ! Autant ne pas se tracer un chemin, et suivre l’autoroute que tous prennent, et nommer bien, juste, adéquat, utile... ce qu'”on” nomme ainsi...
Tant qu’à aller n’importe où, allons-y ensemble ! Conjuguons nos solitudes, nos perplexités ou nos certitudes illusoires, et persuadons nous enfin que tout cela a du sens, puisque nous allons ensemble vers quelque chose. Autant aller vers ce qu’”on” appelle le bon sens...?! Quitte à faire partie d’une bande de fous !?
Les fous sont à lier. On sait comme les lynchages ou viols collectifs, comme le fascisme et ce qui y tend, sont le fait d’individus assemblés en collectivité comme des troupeaux, irresponsables pour avoir abandonné leur esprit critique au profit du bon gros Léviathan. Trop de communauté fait perdre ce qu’on ose encore appeler le sens commun. Le plus commun est le plus primaire, les démagogues l’ont bien compris -qui font perdre aux mots “politique”, “morale”, et “esprit” tout leur sens, mais qui, ce faisant, font preuve d’un indéniable sens pratique, c’est-à-dire d’une intelligence facile et spontanée d’un certain ordre des choses. Perverse consolation : il y a bien des raisons d’agir, mais aucune raison n’a définitivement raison sur les autres.
François Housset
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Quand le réel est insoutenable on s’en défend comme on peut. Et le rire est une parade inouïe. Quand on rit on n’entend pas.
Alexandre Jardin, France Inter, 2 novembre 2012 (François Busnel, Le Grand Entretien).
“Je n’ai aucune raison de vivre, mais j’ai raison de vivre.”
Sylvie Antona.
“Le sens commun, ainsi nommé parce qu’il réunit et centralise tous les autres, est celui par lequel on sent que l’on voit, que l’on entend, etc.; il recueille toutes les autres sensations et les coordonne entre elles. C’est la seule conscience (si ce mot est permis) que possède l’animal, et sans laquelle l’unité s`de sa vie serait inexplicable.”
Abbé Blanc, Dictionnaire de philosophie (1906)
“Qu’est-ce que le sens commun ? N’est-ce pas les mêmes notions que tous les hommes ont précisément des mêmes choses ? Le sens commun, qui est toujours et partout le même, qui prévient tout examen, qui rend l’examen même de certaines questions ridicule, qui fait que malgré soi on rit au lieu d’examiner, qui réduit l’homme à ne pouvoir douter, quelque effort qu’il fît pour se mettre dans un vrai doute..., n’est-ce pas ce que j’appelle mes Idées ? Les voilà donc, ces Idées ou notions générales que je ne puis ni contredire ni examiner; suivant les quelles, au contraire, j’examine et je décide de tout; en sorte que je ris au lieu de répondre, toutes les fois qu’on me propose ce qui est clairement opposé à ce que mes Idées immuables me représentent.”
Fénelon, Traité de l’Existence de Dieu, 2è partie, ch. II.
“Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et enchaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne ?... Je puis, sans témérité, former de modestes conjectures; je me dis: si l’esprit de l’homme fût resté libre et pur, quel mérite aurait-il eu d’aimer et de suivre l’ordre qu’il verrait établi et qu’il n’aurait nul intérêt à troubler ?”
Rousseau, Émile, IV, 329
“De même que la nature nous a enseigné l’usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs qui les font agir, de même elle a implanté en nous un instinct qui emporte la pensée en avant dans un cours qui correspond à celui qu’elle a établi entre les objets extérieurs ; pourtant, nous ignorons les pouvoirs et les forces dont dépendent en totalité ce cours régulier et cette succession d’objets.”
Hume. Enquête sur l’entendement humain. Section V. (GF 1983 p. 118)
“Devant l’inconnu, le philosophe lance les vues de son esprit, et en suit les conséquences. Le savant, seul, doit dire : je ne sais pas.”
Claude Bernard .Cahier rouge ((/images/ENIGMA(1).jpg|
“J’attends des connaissances... je veux des garanties... je veux savoir, pas croire”
Ingmar Bergman, Le Septième Sceau, 1957.
“L’utilité de la vie, le but suprême en vue duquel nous sommes de ce monde, je ne puis le comprendre. Mais accomplir sa volonté telle qu’elle est écrite dans mon cœur, cela est dans ma puissance et je sais que je le dois.”
Tolstoï, Résurrection.
“L’homme intelligent se mesure à ce qu’il sait ne pas comprendre.”
Herriot, Notes et maximes
«Qui veut voir parfaitement clair avant de se déterminer ne se détermine jamais. Qui n’accepte pas le regret n’accepte pas la vie.» Amiel. Journal intime
“Sachez que personne ne peut dire exactement ce qu’il veut.”
Sartre, Lettre à Simone Jolivet, 1926.
“Touchant des actions importantes de la vie, lorsqu’elles se rencontrent si douteuses que la prudence ne peut enseigner ce qu’on doit faire, il me semble qu’on a grande raison de suivre les conseils de son génie, et qu’il est utile d’avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qu’accompagne la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir.”
Descartes. Lettre à Élisabeth, nov 1646
“Quand vous êtes sur le point de sauter un fossé, l’idée que vous allez tomber dedans peut être vraie ou fausse; mais toujours est-il qu’elle vous nuit, si vous tentez le saut. ...PRENEZ POUR VRAIE L’IDÉE UTILE. Or l’idée utile, c’est celle-ci : “je passerai”. Plus profondément, messieurs, il n’est point question de savoir encore si cette idée : “je passerai” est vraie ou fausse ; car elle est au futur ; elle n’est encore ni vraie ni fausse ; et on ne vous demande pas de penser qu’elle soit vraie, mais de faire qu’elle soit vraie.”
Alain, citant un colonel devant ses troupes, Propos sur le pouvoir. 55.
“Les principes sont premiers quoiqu’indémontrables, et parce qu’indémontrables”
Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote
“Toutes choses humaines sont trop changeantes pour pouvoir être soumises à des principes de justice permanents. C'est la nécessité plutôt que l'intention morale qui détermine dans chaque cas quelle est la conduite sensée à tenir. C'est pourquoi la société civile ne peut pas même aspirer à être juste purement et simplement.”
Léo Strauss, Droit naturel et histoire
«L’esclave dans ses chaînes est libre ; cela veut dire que le sens même de ses chaînes lui apparaîtra à la lumière de la fin qu’il aura choisie : rester esclave ou risquer le pis pour s’affranchir.»
Sartre, l’Être et le Néant
“Il n’y a aucun bien au monde excepté le bon sens qu’on puisse absolument nommer bien.”
Descartes. Lettre à Elysabeth, Juin 1645
Sisyphe, vous connaissez ? Un pauvre type, condamné à pousser un rocher en haut d’une montagne. Il n’en a jamais fini : à peine arrivé au sommet, le rocher dévale la pente. Sisyphe redescend, et recommence encore et toujours à pousser son rocher. C’est absurde. Camus se sert de cette image tragique pour illustrer l’effort vain : Sisyphe est tout à fait lucide, il a conscience de l’absurdité de son acte, il n’espère même pas qu’il en finira un jour, mais il continue vaille que vaille à accomplir sa corvée comme pour vaincre son destin, être plus fort que son rocher. Le mythe est beau, et rappelle quelque chose à chacun : qui ne porte son fardeau, en haut de quelque montagne, vainement ?
Avoir affaire au sens de la vie même -ou plutôt à son non-sens, c’est enfin penser aux choses sérieuses : comme le dit Camus, “il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.” Un débat sur ce sujet peut s’achever en suicide collectif, mais nous ne risquons pas de parler chiffons. S’il est un sujet existentiel, c’est bien celui-là : à quoi bon mener sa vie ? Il n’y a pas de raison pour que j’existe, pour que quelque chose existe plutôt que rien. Ce constat laisse perplexe : on est habitué à ce que les systèmes philosophiques justifient notre existence. Mais dès l’abord les voici rejetés en bloc : aucune nécessité ne répond de mon existence. Je n’ai aucune raison de la porter.
Nous éprouvons l’absurdité de l’existence si nous adoptons la lucidité de Sisyphe en regardant le monde : nous n’y trouvons pas notre place. Normal : il n’est pas fait pour nous. Il est le résultat de processus où nous n’avons rien à faire. Le monde ne nous est pas donné pour que nous y fassions quelque chose, il est tout simplement absurde. Pourrait-on affirmer que la vie n’a de sens que celui que nous inventons, ce qui ferait de nous des Hommes libres, portant le monde, donnant sens au monde ? Serions-nous tous des titans affrontant l’absurdité du monde comme Sisyphe, et portant nos inutiles existences dans un effort tout aussi héroïque que vain ?
Même pas : n’est pas héros qui veut. Sisyphe fait preuve d’un courage qui nous manque. Il pousse constamment son rocher, tandis que notre société nous propose de la légèreté, des loisirs -des passe-temps. Face à l’absurdité de l’existence, deux solutions s’ébauchent dès l’abord : se suicider ou se réfugier dans l’inconscience.
Ceux qui restent vivants ont choisi la seconde solution.
Eh quoi ! Ne sommes-nous pas de bons civilisés méritant une vie confortable ? Et qu’y-a-t-il de plus inconfortable que la conscience de l’absurde ? La conscience même est nuisible, elle empêche de vivre sans soucis dans l’innocence ! À quoi servirait d’être pleinement et constamment conscient ? Que vaut la raison, inefficace quand la vie même n’a pas de sens ? C’est lourdingue de toujours chercher à avoir raison quand le monde ne répond pas à nos appels : face à son silence, nous aspirons au répit. Plutôt se bercer d’illusions nécessaires ou de certitudes illusoires, donnant de l’élan, que de s’alourdir de ce poids-lourd.
La tentation est grande et le raisonnement commode : puisque la conscience rend le monde insupportable, il paraît urgent de s’en débarrasser. De toute façon la lucidité ne sert à rien, la conscience est incompétente. Si tout est déterminé dans ce monde, nous n’en sommes qu’un rouage incapable de s’en faire une représentation cohérente. On ne s’assoit pas devant le monde pour se demander ce qu’on va en faire : on en fait partie, on en dépend comme toutes ses autres parties.
Nous voilà ramenés au rang de toute chose, existant sans raison qui lui soit propre. Autant ne pas s’accrocher à la raison. Quelques fous prétendent se faire les maîtres et possesseurs du monde. Mais le monde nous mène plus que nous le menons, sans que cela ait de sens, ni pour nous, ni pour lui. Notre élan vital lui-même nous a été donné sans que nous y soyons pour rien, comme à tout être vivant : pour reprendre le mot de Camus, “nous prenons l’habitude de vivre avant même de prendre celle de penser.” Envisager la vie avec distance est dès lors impossible : je ne suis pas la vie, ni même celui qui la pense. Je suis contenu dans la vie, modelé par elle, jusqu’aux enchevêtrements de ma pensée; je n’en suis qu’un épiphénomène. Si la vie a un sens, il n’appartient pas à l’Homme.
Les condamnés, ces chanceux, devraient se réjouir de quitter bientôt ce monde insensé. Ceux-là mêmes qui jusqu’alors ne faisaient que supporter leurs existences s’accrochent pourtant à la vie, lui trouvent un sens ! La guérison inespérée du cancéreux semble désinhiber son envie de vivre. Voila soudain sa vie pimentée ! Il s’investit joyeusement, il y croit. Et exulte : “je n’ai aucune raison de vivre, mais j’ai raison de vivre”. Bizarre, non ? Faut-il souffrir, frôler la mort, ou passer par “une bonne dépression” pour enfin croquer la vie à pleines dents ? Aurions nous besoin d’accidents pour nous conduire nous-mêmes avec vigilance ? Si c’est le cas, bien sympathiques ceux qui nous souhaitent encore “une bonne guerre”, un coup du sort duquel on ne se relève (si on s’en relève) que déterminé à saisir âprement les moindres saveurs qui rendent la vie “vivable” !
Longtemps “ceux qui en sont revenus” gardent un éclair dans les yeux, l’enthousiasme des désespérés auxquels l’espoir aurait été rendu comme en cadeau. D’abord ils se satisfont plus facilement du peu de valeur des choses, encore heureux de pouvoir les savourer. Puis, hélas, leur élan retombe peu à peu faute d’être constamment stimulé, et se dilue dans le temps. Bientôt ils se remettent à considérer le monde comme s’il n’était pas le leur. Plus dure sera la chute...
Trois attitudes s’ensuivent donc pour ceux qui prennent conscience de l’absurdité de la vie : la déception, l’entrain du menacé profitant de ce qui lui reste à vivre, puis enfin la “fatale retombée” dans le vide et le vain. Serions-nous condamnés à croire, à suivre quelque sens illusoire, puis à baisser les bras, puis à les retendre, irrésolus et inconstants, comme des girouettes malmenées par les vents ? Pourquoi s’acharner ? Nous sommes manifestement incapables de nager à contre-courant.
Le plus endormi des vivants s’éveille soudain s’il tombe dans un gouffre : il voit sa propre fin se précipiter vers lui. Alors il ne s’ennuie plus, ne se demande plus misérablement “quoi faire et au nom de quoi”, mais rassemble ses forces : voilà qu’il veut vivre. Il ne veut pas s’écraser comme une simple masse. Il fait donc tout pour ne pas s’aplatir : arrivé au fond du gouffre, au lieu de s’y étaler lamentablement, il se tend de toutes ses forces, et rebondit, remonte à une hauteur appréciable, souffle un peu, apprécie la hauteur atteinte, s’y complaît... Là s’arrête l’ascension : il faut bien souffler, lâcher la pression -je n’ose dire déprimer. Alors notre rescapé reste en suspend, voire plane un peu... et bientôt retombe, prisonnier de l’attraction des masses. À moins de s’accrocher, pour encore s’efforcer de grimper la falaise de l’existence, si lourd que soit le rocher à transporter, plutôt qu’encore une fois se sentir aspiré par le vide. Au meilleur des cas, le survivant moderne est un Sisyphe gravissant incessamment une montagne sans sommet ! Qu’il faut de courage pour vivre sans jamais se laisser vivre !
C’est révoltant ? Tant mieux : là est le salut. Voyez Camus : dès dix-sept ans, ce pauvre type avait la tuberculose. On n’en guérissait guère à l’époque. Le voilà condamné, sans avoir rien fait de sa vie. Et rien à en faire : ne croyant ni en Dieu ni en aucun système philosophique justifiant son existence, il ressentait déjà le sentiment de l’absurdité de sa vie. Sa chance fut la guerre. Eh oui : en devenant résistant, il donna à sa vie une orientation qui lui permit de surmonter ce malaise (sans jamais cesser de l’éprouver). Je crois que l’exécution de Gabriel Péri le stimula, provoqua son engagement : Camus ne voyait aucune raison de vivre, mais n’accepta pas que cet homme digne de vivre ait été effacé. Le sentiment de l’injustice réveilla son énergie vitale : en s’engageant à risquer sa vie pour la liberté, il lui donna un sens, la justifia, et ainsi trouva même la joie d’exister. Comme quoi on a raison de se révolter, et même on en a besoin : c’est donner à la vie un sens que la mort ne puisse lui ravir. La révolte justifie l’existence. Et, ça tombe bien, rien n’est plus intolérable que l’absurde !
François Housset
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“Vivre sous ce ciel étouffant commande qu’on en sorte ou qu’on y reste. Il s’agit de savoir comment on en sort dans le premier cas, et pourquoi on y reste dans le second. Je définis ainsi le problème du suicide et l’intérêt qu’on peut porter aux conclusions de la philosophie existentielle.”
“Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.”
“Mon raisonnement veut être fidèle à l’évidence qui l’a éveillé. Cette évidence, c’est l’absurde. C’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit.”
“Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre”.
“Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.”
“La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.”
CAMUS. Le mythe de Sisyphe
“Je me révolte, donc nous sommes.”
CAMUS. L'Homme révolté
“Si je n’essayais pas de reprendre mon existence à mon compte, ça me semblerait tellement absurde d’exister.”
SARTRE, Les Chemins de la liberté. I. L’âge de raison. Chap. 1
“Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie.”
ROUSSEAU Emile, livre I.
“Notre art est de savoir faire de notre maladie un charme.”
RENAN
“il n’y a pas de bonheur intelligent.”
Jean ROSTAND, Pensée d’un biologiste.
“L’utilité de la vie, le but suprême en vue duquel nous sommes de ce monde, je ne puis le comprendre. Mais accomplir sa volonté telle qu’elle est écrite dans mon cœur, cela est dans ma puissance et je sais que je le dois.”
TOLSTOÏ, Résurrection.
“L’oubli, condition d’existence.”
GUSDORF, Mémoire et personne.
“Les paradis sont tous artificiels”
ARAGON
“Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont.”
La vie est la condition de la connaissance. L’erreur est la condition de la vie.”
NIETZSCHE. La volonté de puissance. II
Immergés dans le troupeau, nous nous rendons incapables de penser avec recul. Nous adoptons des attitudes standardisées, nous nous réfugions dans le conformisme. Un bon mouton ne fait pas preuve d’initiative, ne se demande plus ce qu’il peut être bon de faire : le berger le lui révèle. La volonté singulière du mouton n’a aucune force : il l’a jointe à celle des autres, ne se demandant plus quoi faire mais observant “ce qui se fait” pour marcher coûte que coûte avec le troupeau. On trouve de nombreuses analogies au berger et au troupeau dans les Évangiles : la religion relie nos singularités.
Un mouton n’existe que par et dans son troupeau, de même un humain n’est humain que s’il sert l’humanité et va dans son sens. Où nous conduit cette humanité ? Nous la suivons sans réfléchir, et c’est notre devoir. Les moutons de Panurge peuvent encore se précipiter dans le vide, parce qu’ils sont inséparables.
Il faut bien suivre l’humanité comme elle va ! Mais sans savoir où elle nous conduit. Il faut bien s’intégrer, s’assimiler, oser dire “je suis comme vous” à ceux qui bêlent à l’unisson. Seul on n’est rien : avoir une identité, c’est s’identifier. Il serait insuportable d’être traité comme une brebis galeuse, nous perdrions confiance en nous-mêmes ainsi qu’en ce troupeau que nous devons juger sain pour le suivre.
Du leader ship au leader sheep, il n’y a pas grande différence. Les dominants du troupeau n’en sont pas moins moutons, rien n’est plus mimétique qu’un ambitieux. Celui qu’on suit doit être un modèle adéquat pour la masse conformiste. Si crédible, si visiblement “bon” (Nietsche rappelle que “bon” vient de “noble”, qui vient de “maître”) que le suivre c’est bien faire. L’histoire nous rappelle pourtant qu’il y eut, entre autres, un berger allemand, un guide (“führer”) rendant l’homme unidimensionnel, le réduisant à la simple dimension du mouton obéissant aux ordres, à n’importe quels ordres.
L’enjeu de ce débat était l’abolition des facultés critiques, l’aliénation sur une grande dimension, l’infantilisation de ceux qui se soumettent à un patre, padre, pater... et l’évaluation sans mauvaise foi de notre volonté. Il en faut de la soumission pour se précipiter ensemble dans le vide, ou aimer le bon berger qui, après avoir dorlotté ses bêtes, va les égorger.
Pour ne pas être moutonier, il faut résister au suivisme, au copisme, au confort. Refuser d’être mené quand bien même tous clament qu’on les mène vers le bonheur. Penser seul, accepter l’inconfort de la pensée, être prêt même à penser contre soi (ce “soi” qui s’est construit par imitations), pour se retrouver naufragé volontaire de sa propre opinion.
François Housset
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Alain, Propos sur le pouvoir :
Le berger soigne et aime ses moutons, il les protège. Les moutons lui obéissent donc, ils reconnaissent en lui leur force et leur bien :que craindre sous un bon maître, et quand on n’a rien fait que sous ses ordres ? (...) À quoi se fier, si l’on ne se fie à cette longue suite d’actions qui sont toutes des bienfaits ? Et même si l’agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux le bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d’agneau tout le courage possible.
Alain présente le berger comme l’homme politique, s’adressant aux moutons comme un bienfaiteur :Messieurs les moutons, qui êtes mes amis, mes sujets, et mes maîtres, ne croyez pas que je puisse avoir sur l’herbe ou le vent d’autres opinions que les votres (...) Vos volontés règnent sur la mienne; mais c’est trop peu dire, je n’ai d’autre volonté que la vôtre, et enfin je suis vous.
Imaginez maintenant que les moutons s’avisent de vouloir mourir de vieillesse. Ne seraient-ce pas alors les plus ingrats et les plus noirs moutons ? Une revendication aussi insolite serait-elle seulement examinée ? Trouverait-on dans le droit moutonier un seul précédent ou quelque principe se rapportant à une thèse si neuve ? Je gage que le chien, ministre de la police, dirait au berger :Ces moutons ne disent point ce qu’ils veulent dire; et cette folle idée signifie qu’ils ne sont pas contents de l’herbe ou de l’étable. C’est par là qu’il faut chercher.
Je n’apprécierai pas un club où l’on m’accepterait comme membre.Groucho Marx
Je n’aime pas qu’une personne ait une même opinion que moi, ça me donne l’impression de n’avoir qu’une demie opinion.Pierre DESPROGES, La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute.
Car il ne suffit pas de fuir la normalisation des âmes qui nous façonnent en masses apeurées : nous devons repousser aussi la tentation de hurler avec les loups par peur d’être moutons. Ni craindre ni haïr. Refuser d’être victime pour ne pas, malgré soi, devenir bourreau à son tour. Savoir que, si l’homme est un loup pour l’homme, c’est que trop souvent l’homme accepte d’être un mouton pour l’homme. Connaître ses peurs, toutes ses peurs, jusque dans le moindre fibre de son corps (« Aux moments de crise, écrit Orwell, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on lutte, mais toujours contre son propre corps »), et tenter de les dépasser. Un journaliste chilien, qui bravait chaque jour la censure de Pinochet, disait modestement : « Non pas que nous soyons courageux, mais nous apprenons à dépasser la peur. » Connaître toutes ses haines, jusque dans ces replis de haine de soi qui conduisent à la haine d’autrui, chaque fois qu’on en vient à détester dans un semblable ce que l’on ignore abhorrer en soi-même.Rebelle à Big Brother par François Brune Le monde diplomatique, octobre 2000
Si l’on désire brûler une synagogue, il suffit de rameuter une poignée de canailles sans foi ni loi ; mais pour pratiquer un antisémitisme d’Etat, il est impératif de mobiliser des gens très bien, dotés de vertus morales solides.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
Mon mari a bien exécuté des Israélites en pensant faire le bien, un bien que nous jugions alors indiscutable. Puisque les Juifs nous apparaissaient comme la matière première de tout ce qui était négatif, comme on disait alors.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.
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Fontainebleau
J moins cinq.
Première rencontre, premiers regards qui se projettent déjà : nous partirons lundi pour une semaine de montagne dans le massif du Mont Blanc ! Déjà, dans une voiture nous menant de l’association Arrimage à Fontainebleau pour une première initiation à la grimpette, un tout premier débat philosophique s’ouvre, sur la tolérance des religions. On pose le problème de la liberté d’opinion du croyant, de la fédération des fidèles par des commandements impératifs, décrits comme à la fois insupportables et nécessaires (“y’a que Dieu qui peut me commander”). Chemin faisant s’impose un examen des fondements de l’autorité (Dieu, le père, la loi) pour opposer liberté et devoir : on évoque la lâcheté de ceux qui préfèrent se faire dicter leurs devoirs, la nécessité d’une religion devant pratiquer une humiliation de l’ego... Nous n’en parlons pas en ces termes : je résume là d’une phrase une heure de paroles, dans un débat où chacun a son mot. Je suis épaté par la grande facilité que nous avons à penser ensemble d’emblée, et je mesure le plaisir avec lequel j’animerais dans ces conditions.
À Fontainebleau, après un rapide et très efficace briefing des éducs qui “tiennent leur troupe”, l’équipe découvre l’évolution dans les roches avec enthousiasme -et une trouille soigneusement dissimulée. Tout se passe bien. Un seul incident est à noter. Un adolescent qui devait “descendre” un compagnon lâche soudain la corde de rappel, le laissant sans sécurité, pour grimper joyeusement, sans être assuré ! Ce comportement de fou inquiète les adultes. Nous tenons messe basse pour savoir si son départ avec nous est compromis : il y a de quoi hésiter à lui faire confiance dans notre escapade qui ne sera pas sans danger. Il paraît distrait, imprévisible, inconséquent : il semble manquer de maîtrise comme d’écoute. "S’il part, dit le professeur d’escalade qui nous a initiés, il faudra le gérer”. En citadins apeurés d’avance par l’aventure, nous hésitons. L’ado en question a compris la situation et se tient au loin de notre conciliabule, l'air très préoccupé. Notre souci de son intérêt et sa motivation l'emportent : il viendra.
Montfermeil > Chamonix
Nous voilà partant à huit dans le Master. Un cadre idéal pour communiquer.
J’officie, avec plaisir, et les débats se suivent : “partir”, “la majorité” , “Israël / Palestine”, “la responsabilité”... Chacun chante sa joie de quitter une cité qui use et corrompt, heureux de changer d’air. Dans ces échanges se manifeste l’envie de mûrir, de lâcher du lest pour construire des relations d’adultes, ne serait-ce que quelques jours. Je pose la question à un euro : “qu’est-ce qu’un adulte ?” Jouant le jeu jusqu’au bout je donne un euro à celui qui, de l’avis de tous, a donné la réponse la plus édifiante. Après l’avoir reçu magistralement sous les acclamations, il me le rend : question de dignité.
Les heures passant, l’ambiance s’alourdit. Le climat devient orageux et nos fougueux adolescents sont tendus, “taquins”: ils s'agressent littéralement. Il faudrait enregistrer les dialogues tant les répliques sont ahurissantes : “tu craches pu, t’arrêtes de me décrocher ma ceinture de sécurité, sur le Coran de la Mecque je te nique ta grosse mère la pute !” et un torrent de baffes vient appuyer l’argument.
Pour comprendre à quel point ces paroles sont banales, il suffit d’entendre hurlé “nique ta mère” vingt fois d’affilée : les ados ne bronchent pas, quand les adultes ont les oreilles qui brûlent. Simple question de vocabulaire et de génération. Nos “putain ! bordel !” sont devenus des “ma parole j’encule ta race sur le Coran !” Les temps comme les situations changent, voilà tout. Les adultes sont choqués, les ados sont fous furieux et se promettent la mort. Occasion d’une première mise au point (filmée : un document précieux). Le Master arrêté sur le bord de la route, tout est remis à plat, notre chauffeur s’affirmant prêt à faire demi tour si le calme n’est pas réinstauré. Un cadre ferme est posé avec avertissements. Suit un silence paisible.
L’arrivée au gîte La Tapia met fin à l’épreuve de patience. Un souper reconstitue, puis une demi-heure de quartier libre est proposée aux ados, qui reviennent stupéfaits de leur ballade : “y’a rien ici !”
Il est temps de dormir.
Escalade
Mardi
Nous passons d’abord au siège de l’association à laquelle nous devons notre présence ici : En passant par la Montagne (mille grâces lui soient rendues). On nous équipe des pieds à la tête : gants, bonnets, pantalons, crampons, piolets, lunettes de glacier, sac à dos, coupe-vent en gore-tex... Fiers d’arborer de grandes marques, les montagnards en herbe sont rassurés par la qualité du matos.
Première rencontre avec le guide qui nous initiera à la falaise ce jour même. Cette escalade sera l’occasion d’un état de grâce : l’ado qui, à Fontainebleau, nous avait donné tant d’inquiétude, se révèle d’une remarquable aptitude à grimper, assurer, et même conseiller. Enchanté de trouver là un moyen de retrouver la considération de chacun, il grimpe sans cesse avec adresse, assure dès qu’il le peut, avec beaucoup d’attention... Épatés, nous l’admirons se racheter la journée durant.
La falaise sur laquelle nous évoluons est prisée : plusieurs équipées l’affrontent paisiblement. Même si nous ne sommes pas surexcités, notre équipe détonne nettement par le haut niveau de décibels qui en émane. Nous passons rarement inaperçus.
Évoluer sur une falaise n’a rien d’aisé quand on est habitué au béton : l’un après l’autre et devant tous, nous tremblons, nous nous dépassons nous-mêmes en osant prendre des risques (relatifs : nous sommes toujours assurés)... Chacun apprend sur soi, sur son équilibre -ou son déséquilibre. Tout cela dans la bonne humeur : la grimpette met en joie. Avec un climat assez bienveillant : la pluie n’est franchement tombée que vers dix-sept heures.
Nous mangeons au restau, puis j’anime un premier atelier d’écriture, occasion pour tous de raconter la découverte d’un sport exigeant, où chacun se hisse vaille que vaille : l’effort, la peur, la fatigue, sont les mots les plus utilisés...
Mer de Glace
Mercredi
Levés tôt pour profiter longtemps du glacier, nous voici coincés par la pluie, devant le guichet du “train” qui grimpe au glacier. En attendant l’accalmie, les débats s’enchaînent. On pose le problème de la norme, et d’abord des représentants de l’ordre. “Pourquoi ils nous cherchent ?” “Pourquoi on vole ?”, “Pourquoi on casse ?”. Enfin, une question prétendument naïve : “Peut-on vivre sans drogues ?”
La pluie ne s’arrête pas : les ados commencent à avoir la bougeotte. Devant leur insistance pour monter au glacier quand même, nos guides multiplient précautions et avertissements. “Nous risquons de nous retrouver quatre heures sur la glace et sous la pluie, sans le moindre abri : vous acceptez ce risque ?” Bienvenue dans le concret qui s’assume ! Heureusement la pluie se calme quand nous arrivons sur la glace : elle ne nous réfrigérera vraiment que durant le casse-croûte et sur le retour.
Nathalie PATERMO
Il y a des moments magiques, même quand nous sommes transis de froid : ce paysage fabuleux (une gigantesque coulée de glace blanche aux reflets verts, bleus, noirs...) et des exercices pour le moins inhabituels (par exemple marcher en canard dans des pentes escarpées). Un moment unique, une paix qui n’a pas de prix, surtout quand elle fait suite à la querelle, aux insultes qui volent et aux baffes qui tombent.
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On s’amuse comme des fous. L’exercice est assez pénible pour dégourdir, assez périlleux et étonnant pour enthousiasmer.
Au retour les ados sont fatigués mais, à mon grand étonnement, toujours en demande intellectuelle : “C’est quand le prochain débat ?” “On va écrire ce soir ?” Motivés de chez motivés !
Via ferrata
Aravis
Jeudi, dans le Master nous conduisant à la falaise où nous jouerons à Indiana Jones, s’ouvre un long et difficile débat sur la haine.
L’ambiance n’est pas au recueillement paisible, mais plutôt à la démonstration par l’exemple de ce à quoi mène le non-respect. Mon voisin hurle sans cesse, ses compères se giflent et s’insultent... “ça part en vrille” et les éducs doivent ramener le calme dans la ménagerie.
La via ferrata : voilà de quoi calmer les ardeurs du fauve le plus sauvage. Dès la première épreuve, les démonstrations d’agressivité laissent place aux tremblements : chacun doit passer par un “pont de singe” en plein gaz. En clair, deux câbles sont tendus dans le vide : marchez sur l’un en vous tenant à l’autre ! Après vous...
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Ce n’est qu’un début : la via ferrata est un festival de périls, une succession quasi ininterrompue d’intenses trouilles. Bien briefés, dynamisés par l’esprit d’équipe, nos lascars font des prouesses. Ils grimpent en plein vide, les muscles raidis, la tête en feu, les poings serrés sur leurs accroches : c’est de la haute voltige, ils sont assurés mais pas rassurés, et très pressés d’arriver.
Au retour un débat s’impose : “la peur”, "la maîtrise de soi".
Le soir, toute tension n’est pas libérée. Je lance comme chaque soir un atelier d’écriture, mais un ado me pousse à bout et je craque : après lui avoir plusieurs fois proposé de participer, puis d’au moins laisser les autres écrire, puis de se taire, puis de sortir de la piaule, tout cela sans autre réponse que des hurlements de bêtes ou des insultes, je tente de le sortir “manuellement”, geste très regrettable, heureusement interrompu par l’arrivée d’un éduc. Je n'ai pas donné le moindre coup, mais le simple fait de passer mes mains sous ses bras pour l'obliger à se lever était inadmissible.
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Aiguille du midi, vallée blanche
Vendredi la journée commence bien : au petit déj’, l’intervention d’un éduc me donne l’occasion de me réconcilier avec l’ado. Je lui explique que ma propre violence m’a stupéfié, que mes nerfs ont lâché, et que je n’ai rien contre lui. Il me tend la main. Je la lui serre, très ému. Ouf !
Nous partons pour la plus difficile épreuve. Nous nous retrouvons encordés à 3800 mètres, cramponnés à un univers de glace ensoleillée. Plus un arbre. Plus rien de végétal dans ce monde trop haut : nous déambulons sur une formidable coulée de glace traversée ça et là de rochers impressionnants. Le sac est lourd, nos pas aussi, qui se suivent et s’emboîtent.
Nous marchons comme des forçats enchaînés : une corde tendue devant, une corde tendue derrière. Le soleil et la fatigue nous écrasent impitoyablement, donnant rapidement envie à chacun de tout arrêter pour simplement s’allonger là. Les souffles sont courts : chaque poumon recrache cigarette sur cigarette. Et voilà que ça monte, que ça glisse, que les crevasses donnent le vertige. Certains s’étonnent de la vanité de l’exercice : plaisir de s’endurcir, de se dépasser ? Plaisir d’en baver peut-être ? À quoi bon ? C’est étrange au point d'inquiéter : il y a là quelque chose de sublime que nous ne parvenons pas à préciser. Sublime pas seulement parce que le cadre est hallucinant, (nous ne prêtons plus attention au paysage, ne regardons que nos pieds, et la trace à suivre pour progresser encore) : alors quoi ? Sur cette planète de glace où il faut se cramponner sans cesse, chacun de nous a le sentiment de se prendre une très dure leçon en pleine face. Salutaire comme l’épreuve de la vie même, et transcendante comme le soleil qui s’acharne, l’épreuve est belle mais combien difficile !
Le refuge, qui porte bien son nom, est comme une oasis après une traversée du désert. Certains se couchent et dorment dès qu’on arrive à la chambre, d’autres vont d’abord admirer le fantastique paysage qui nous attend sur une terrasse surplombant le vide. C’est bon d’être réfugié !
Arête des cosmiques
Samedi
C’est reparti pour une journée de sensations fortes : marches forcées, grimpettes, descentes en rappel... nous cheminons sur des arêtes aux pentes vertigineuses. Avec de bonnes rafales de vent glacé pour éprouver notre sens de l’humour.
Nous quitterons avec regret ces hauteurs diaboliques pour nous retrouver “en bas”, à Chamonix, étonnés de redécouvrir ses odeurs et couleurs naturelles : tiens, des arbres, des fleurs, de la terre !
Au soir le bilan que nous faisons au cours de l’atelier d’écriture m’épate par sa richesse : cette semaine fut intense, chacun a beaucoup appris, beaucoup vécu. Les occasions furent nombreuse de jouer un rôle singulier, de perdre contrôle ou d’assurer héroïquement, d’inventer de nouveaux comportements, d’accepter la réalité et de la vaincre -ou de se vaincre. L’effort et le contrôle de soi sont durs, humiliants ; chacun s’est surpris à se découvrir des qualités inconnues, comme une habileté physique et une résistance insoupçonnées. Beaucoup évoquent le mérite : un sommet se gagne à la force des bras, des jambes et du cœur. Il a fallu apprendre la tolérance aussi, et la confiance. Chacun a surmonté, en plus du vertige des hauteurs, le vertige des modifications de repères.
François Housset
www.philovive.fr
Je suis toujours partant pour de semblables aventures : n'hésitez pas à me contacter !
Bravos à l'association En passant par la Montagne qui a rendu cette escapade possible. Elle gagne à être connue. Son but, mille fois atteint : permettre chaque année de créer des liens entre le monde de la montagne et celui du travail social. Mille grâces soient rendues à Marc Batard, fondateur de cette association.
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"Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant. L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.”
Pierre Teilhard de Chardin, Sur le bonheur.
Fmur