CAFE PHILO, centre de détention X, 17 août 2017.


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Le temps s'arrête pour l'homme emprisonné. Dehors, dans un temps qui continue pour les autres, il a ou avait une famille. Ses parents auront des cheveux blancs, ses enfants grandiront. Sans lui. Séparé du temps des autres, il perd ce qui le relie : les évolutions de chacun lui deviennent interdites.
Lors de ma première interventions en détention, c’est-à-dire au début du vingt-et-unième siècle, un détenu sortant était « comme un étranger » : il convertissait mal les euros, trop habitué encore aux gros billets appelés "francs". Les Français avaient passé le cap. Pas lui. Il n’en revenait pas : voilà qu'on ne consommait plus qu'avec "des billets de Monopoly". Il s'allumait une clope au Mac Do, et se trouvait ahuri qu'on lui dise "c'est interdit". La prison l'avait cantonné au vingtième siècle, qui restait le sien, mais n'était déjà plus le siècle des autres.

Cela nous arrive à tous, et alors nous sommes tous en prison. Il suffit de perdre le fil pour se perdre, être en rétention ou en détention. On perd un ami de vue, un lien se distend, une personne disparaît, on laisse trainer une action à accomplir, on oublie… et le monde part sans nous.
J'évoque le cas des dépressifs qui ont "des barreaux dans la tête" et vivent en-dehors du monde quand bien même aucune contrainte extérieure ne les y oblige. Un détenu les plaint : "nous, au moins, on a une date de libération !"

Si c’est le temps qui emprisonne, il est partout. Son emprise est celle qu’on lui accorde. Ce n'est pas la succession des évènements qui nous (dé)tient, c'est la représentation qu'on s'en fait. Même en prison, les actifs habitent le monde, s'y inscrivent résolument, restent en contact avec chacun, entretiennent des relations très fortes, s'investissent dans des projets, se maintiennent vigilants (vifs, dirais-je, toujours promoteur de la "philovive").

"Il faut un objectif, sinon la vie est monotone".
On s'ennuie quand on n'attend plus rien, tout simplement parce qu’il ne se passe rien. Il ne « se passe » du temps qu’entre maintenant et le moment attendu : celui qui n’attend rien ne voit plus rien rien passer.
L'ennui est à proprement parler une perte de temps : on le perd quand on n'a plus rien à y faire. il nous détient justement parce qu'on le perd.
Avoir un objectif permet de s'inscrire dans le temps, le marquer. Sinon, c'est lui qui nous marque. Un détenu désigne son tatouage représentant une horloge : 12h45, mon heure d'arrivée dans un monde où je me suis senti libre dès que j’y ai posé le pied. J'avais changé de rythme, donc je n'étais plus le même homme. Il a marqué ce temps sur sa peau, ce temps fut le sien parce qu’il y fut acteur.

Y'en a qui vivent leur temps, d'autres qui le subissent.

J'évoque le Finlandais construisant sa véranda en une journée chrono car s’il n’a pas fini avant la fin du jour le gel déglinguera sa construction. Le temps contraint, détermine l’action. Or la liberté est définie comme absence de contraintes. Cela ne signifie pas que le temps est une prison. La prison est dans notre refus du temps : en refusant les contraintes temporelles on refuse l'existence. La contrainte est salutaire, il ne faut pas la refuser, au contraire il faut la vouloir, ainsi celui qui accepte le temps comme il vient peut y agir.
Le soleil se couchera ce soir, et inéluctablement ce qui n'aura pas été finalisé sera figé par la nuit, pour la raison évidente que ce qu'on n'aura pas fait… on ne l'aura pas fait. Si le proverbe dit qu'il ne faut pas remettre à demain ce qu'on peut faire aujourd'hui, c'est parce que demain les donnes ne seront plus les mêmes : des perches tendues aujourd'hui ne le seront plus.

La tension : une attention.
La tension de l'action est limitée : une perche ne reste pas tendue indéfiniment. Saisir chaque instant est crucial, et réclame une vigilance, justement nommée "présence".
Combien de belles occasions ratées, d'aubaines qui ne furent pas pour nous, où nous n'étions "pas vraiment là" ? Combien d'instants perdus parce que nous étions figés dans une posture d'absent ? On se réveille en réalisant la perte inouïe.

L'électrochoc, c'est la femme qui nous quitte, l'enfant qui nous bouscule quand on coule dans la facilité d'être hors du temps.

"Je sombrais, c'est ma fille qui m'a boosté", témoigne un détenu. Les déterminations n'empêchent pas la liberté, bien au contraire l'homme libre est un homme déterminé. On ressent une sensation fallacieuse de liberté lorsqu'on va enfin dormir; on croit s'extraire du monde grâce à un psychotrope, ou simplement en rêvant. Robinson se retire dans sa grotte pour un temps indéterminé : son temps n'existe plus alors... et lui non plus. Exister est difficile, nécessairement difficile. Il faut vouloir cette difficulté. Ainsi Simone de Beauvoir invectivait les femmes qui refusaient d'être en lutte pour préférer le confort bourgeois.

“Sans doute il est plus confortable de subir un esclavage aveugle que de travailler à s’affranchir : les morts aussi sont mieux adaptés à la terre que les vivants.”
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe. Troisième partie, Mythes, chap. 3

Le repos véritable sera la fin des temps, dans la terre. En attendant, nous n'avons pas le temps de mourir, nous avons du travail !

Le temps est paradoxal : il est notre prison, et en lui s’inscrivent les actions libres. Aristote (Physique IV 217b) disait déjà de lui qu'il était sans être. Il passe, il n'est déjà plus. Sa présence fugace fait son existence imparfaite. Comme la notre. Le temps nous relie et nous disjoint à la fois, il découpe chaque instant et les joint tous en une unité. Chaque époque, chaque moment, sont autant de charnières. Le mot "temps" vient du grec "tèmnè" qui désigne ce qui est séparé. Le mot temple a la même étymologie : séparé du monde urbain, il n'en est pas moins placé au centre.
J'y pense souvent quand je pénètre dans un temple, où j'apprécie le calme. Toute vie extérieure semble s'arrêter. J'y pense aussi quand je pénètre en prison, où tout se fige. Mais dans le bruit. La prison, contrairement au lieu de culte, n'est pas un lieu propice à la méditation, même si on y peut faire d'excellents débats, en PRENANT le temps, c'est à dire en osant penser ici et main-tenant.



François Housset

www.philovive.fr






Citations :


Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui ; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience.
BERGSON, L’énergie spirituelle, « La conscience et la vie ».

"Imaginez le temps en accéléré : pfout, vous naissez, éjecté de votre mère comme un vulgaire noyau de cerise. Tchac, tchac, vous vous empiffrez de milliers de plats multicolores transformant ainsi quelques tonnes de végétaux et d’animaux en excréments. Pif, vous êtes mort. Qu’avez-vous fait de votre vie ? Pas assez ? Faites quelque chose, n’importe quoi, de tout petit même, mais bon sang, faites quelque chose de votre vie avant de mourir.Vous n’êtes pas né pour rien. Trouvez pourquoi vous êtes né. Quelle est votre minuscule mission ? Vous n’êtes pas né par hasard."
Bernard WERBER, Le secret des fourmis.

«Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Car ces trois temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est l’intuition directe; le présent de l’avenir, c’est l’attente.»
Augustin, Confessions XI, XX.

“Il y a dix hommes en moi, suivant les temps, les lieux, l’entourage et l’occasion.”
Amiel, Journal intime.

“Je passe le plus clair de mon temps à l’obscurcir parce que la lumière me gêne”
Vian. L’herbe rouge

“La pensée qui se contemple seulement n’est qu’ennui ou tristesse. Essayez. Demandez-vous à vous-même: “Que lirai-je bien pour passer le temps?” Vous baillez déjà. Il faut s’y mettre. Le désir retombe, qui ne s’achève en volonté.
Alain, Propos sur le bonheur.

"Le temps ne fait rien à l'affaire"
Molière Le Misanthrope, I, 2

L’usage des drogues révèle que l’homme n’est pas un être naturel: en même temps que de la soif, de la faim, du sommeil et du plaisir sexuel, il souffre de la nostalgie de l’infini. Le surnaturel - pour employer une expression facile encore qu’inexacte - fait partie de sa nature.
Octavio Paz. Courant alternatif, 1967.

Il y a dix ou quinze ans, j’étais contre vous. À présent, je ne suis ni pour ni contre. Nous existons dans un même temps et mon problème n’est plus de me dresser contre vous, mais de faire quelque chose qui nous implique ensemble, vous et moi, à égalité.
Jean Genet, cité sans référence par Frank Tenaille, in Le roman de Coluche.

“Pensez surtout à créer. Ne soyez pas comme ces gens qui consacrent tellement de temps à défendre leur travail qu’ils n’ont plus le temps de le faire. Avancez. Que ce soit dans la mythologie grecque ou la Bible, ceux qui se retournent s’en trouvent mal. Regardez devant vous. Avancez.”
Paul Désalmand, Guide de l’écrivain