CAFE DE ROUEN, 29 avril 1997.


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Jean-Marie, auteur de notre sujet, évoqua l’exemple du promeneur en forêt, pensif, qui ne profite même pas de sa ballade. Trop préoccupé, le penseur est absent: il se projette dans son monde d’idées, et n’est plus sensible aux saveurs de la vie.

Ce n’est donc pas la vie, au sens biologique du terme, qui paraît menacée par la pensée, mais la capacité de profiter de l’instant présent. Vivre, vivre vraiment, ça n’est pas seulement avoir un organisme qui fonctionne, mais être conscient, actif, pouvoir dire “je vis ma vie”. Certains paraissent dépérir parce qu’ils pensent “trop”: boulimie, anorexie, dépressions, ont à voir avec le mental. Peut-on pour autant quantifier la pensée, déterminer un moment où sa juste mesure serait dépassée, prétendre qu’il existe une bonne dose (normale) de pensée?

Vivre le présent o blige à ne pas trop ruminer le passé, ni à se trop projeter dans un avenir incertain. Celui qui, quand il devrait agir, se demande encore ce qu’il doit faire, s’enferme dans le mental: tout occupé encore à réfléchir, il est inhibé par sa propre pensée, qui l’arrête dans son mouvement vital. Ainsi l’âne de Buridan, affamé et assoiffé, ne sait plus s’il lui faut commencer par manger ou par boire: faute de se résoudre à agir plutôt qu’à peser le pour et le contre, il meurt à la fois de faim et de soif. On peut désigner la pensée comme coupable: un simple instinct eut été préférable. Or la pensée elle-même n’est pas figée. Elle a son processus. C’est bien à force de ressasser incessamment toutes les données d’un problème que l’on en fait apparaître une solution. Alors le penseur jubile, crie “eurêka!”; soudain décidé “parce qu’il a compris”. Et il agit, avec plus de fermeté que celui qui ne se serait pas donné le temps de s’arrêter pour réfléchir. De fait, la pensée motive le vivant, son processus est inséparable de l’élan vital: elle fait agir, elle peut donner une raison de vivre. Vivre, c’est penser, car c’est agir de façon réfléchie.

Il y a bien des pensées qui empêchent de vivre: les pensées morbides, les “mauvaises pensées”... Celui qui se dit qu’il est un incapable n’ira probablement pas bien loin. Seulement d’autres pensées sont constructives. Qui se sait fort et s’enthousiasme à considérer son propre pouvoir, saura trouver l’énergie nécessaire pour vaincre ou contourner bien des obstacles. Ce n’est pas de penser trop qui est nuisible: c’est de penser mal. Si l’on dit à une personne qu’elle pense trop, c’est seulement par abus de langage: on devrait plutôt lui dire qu’elle ne pense pas assez concrètement aux objets dignes de son intérêt. Cette confusion explique la mauv aise image de l’intellectuel, s’épuisant dans des masturbations intellectuelles: dire qu’il pense trop... par exemple à « l’ipséité-ontologico-historiale-de-l’être-en-soi », c’est dire qu’il pense mal: mal pour agir, mal pour communiquer.

“Arrête de te prendre la tête! Tu penses trop!” Ainsi se trouve interpellé celui qui serait suspecté de méditer “plus qu’il ne faut” quand en fait son esprit pense trop différemment pour qu’on y accède -ce qui coupe l’élan communicatif. C’est le cas de “l’intello” au service militaire, qui effraie ses camarades: “Eh! Reviens sur terre!” lui crient-ils, inquiétés par l’état de son cerveau. C’est hélas également le cas de l’étudiant, voire souvent du simple écolier, absorbé tout entier dans un laborieux effort intellectuel : “c’est bien d’étudier, mais tu as l’air préoccupé. Tu devrais t’arrêter de travailler un peu, le temps de changer d’air. Tu es tout pâle! Sors un peu! Vis!”

L a pensée, tant qu’elle se conçoit bien et se communique aisément, ne paraît pas quantifiable : on a des idées, on les assemble, on produit une argumentation plus ou moins convaincante, mais la pensée ne s’en trouve pas pour autant trop pesante. Elle est essentielle parce qu’elle reste vitale: on peut dire, pour la comparer au bâtiment dans notre économie, que quand la pensée va, tout va. D’où l’importance de notre conditionnement culturel, qui nous donne les clefs de notre réussite vitale : c’est à force d’y penser que l’on sait vivre. Puisqu’en communiquant nous nous donnons matière à penser, la richesse de notre vie doit pouvoir s’évaluer en fonction de la qualité de nos relations. S’il fallait absolument trouver une mesure à la pensée, ce serait donc une mesure qualitative : il est bon de penser comme il est bon de communiquer. La pensée se mesure dans la qualité de son expression, et on reconnaît la “bonne” pensée à sa “bonne” compréhensio n. Ce que nous avons constaté en débattant : juger la pensée, comme nous le fîmes, c’était penser encore, et vérifier par la pratique qu’une pensée est vivante et revivifie.

François Housset

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à ce propos:

Bergson: L’Évolution créatrice, chap. III; L’Énergie spirituelle, I,II et VII; La pensée et le mouvant, IX

E. Callot Philosophie biologique

E. Wolff Vie et finalité, dans la Raison Philosophique, juil-sept 1965

F. Ravaison De l’habitude

R. Ruyer, La conscience et le corps

M. Merleau-Ponty, La structure du comportement, chap IV







De la vie matérielle à la vie spirituelle Aristote (Politique, livre I): la vie de l’esclave est associée à celle de son maître dont il n’est que l’instrument: il participe bien à la vie matérielle, mais pas spirituelle (Éthique à Nicomaque, X, 7). L’homme libre ne veut pas simplement vivre, mais vivre bien. C’est donc le sujet du verbe “vivre” qui en précise le sens : on ne parle pas de la même vie quand on dit qu’une plante vit et qu’un homme libre vit. Vivre pleinement n’est pas vivre au sens biologique du terme.

Le plus haut degré de la vie: la vie spirituelle Spinoza, dans son Traité sur l’autorité théologique et politique, note que Salomon, dont les livres sacrés célèbrent la prudence et la sagesse, dans ses Proverbes, appelle l’entendement humain une fontaine de vraie vie et fait consister l’infortune dans la seule déraison. “il dit en effet (ch XVI, vers 22): “L’entendement est pour son seigneur l’homme une source de vie et le supplice de l’insensé est sa déraison”; or il est à noter que par vie, absolument parlant, on entend en hébreux la vie vraie, comme le montre le Deutéronome (ch XXX, vers. 19). Salomon fait donc consister le fruit de l’entendement dans la seule vie vraie et le supplice dans sa seule privation...”

Spinoza: agir, vivre et se conserver, c’est kif-kif. Vivre, pour un homme, c’est vivre sous la conduite de la raison. Éthique IV, proposition 24.

Pascal: la vie de l’homme commence avec la raison (vers 20 ans). Discours sur les passions de l’âme.

Vivre, c’est donc agir : la vraie vie est consciente.



“Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie.”
Rousseau Émile, livre I.

“Toujours, quand la vie nous plie sous sa sévère discipline, nous sentons en nous une résistance contre l’inexorabilité, la monotonie de la pensée, contre les exigences des épreuves de la réalité. Parce qu’elle nous prive de multiples possibilités de plaisir, la raison devient une ennemie au joug de laquelle nous nous arrachons avec joie, tout au moins temporairement, en nous abandonnant aux séductions de la déraison.”
Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 2è conférence: “Rêves et occultisme”.

“L’unité de la pensée et de la vie est complexe: un pas pour la vie, un pas pour la pensée. L’un va de pair avec l’autre, alors pourquoi cette impression de ne pas suivre le même chemin, que je vive ou pense? Les modes de vie inspirent des façons de penser, les modes de pensée créent des façons de vivre. La vie active la pensée, et la pensée à son tour affirme la vie.”
Gilles Deleuze Nietzsche

“La vie n’est pas absurde; elle est seulement difficile, très difficile.”
Arthur Adamov

“Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le mon ‚de de diverses manières, ce qui importe c’est de le transformer.”
Marx, 11è Proposition sur Feuerbach.

“Il n’y a pas de bonheur intelligent.”
Jean Rostand, Pensée d’un biologiste.

“Salut intellectuel? (...) le mot est court, et surtout laisserait croire qu’il ne s’agit que de penser -quand il s’agit de vivre. Pas plus qu'elle n’est un œuvre d’art (sauf pour les hystériques, dirait Freud) ou une religion (sauf pour les obsessionnels...), la vie -sauf pour les paranoïaques...- n’est un système philosophique. Il ne s’agit pas d’enchaîner indéfiniment les concepts ou les démonstrations mais d’accéder enfin au réel qui les justifie, les contient, et, quand il est atteint, en dispense.”
Comte-Sponville: Vivre. Conclusion.