L’ivresse
Par François HOUSSET | Les Textes #13 | 8 commentaires | |
L’ivresse : un problème énorme. D’abord un problème de santé publique : tout psychotrope est toxique. On en peut mourir. Les hécatombes s'enchaînent. Plus généralement, l’ivresse est un problème humain. Toute l’humanité est concernée car il n’y a pas de société sans psychotrope. C’est encore un problème psychologique : que se passe-t-il dans la tête de celui qui, résolument, perd la tête ? Comment parvient-on à l’abandon résolu de sa propre conscience ?
C’est encore un problème moral : faut-il prescrire un droit à la débauche ? Entre la sobriété d’un rationalisme lourdingue et la déchéance de l’ivrogne, y’a-t-il un juste milieu à tolérer, quelque tempérance de funambule, ou n’y a-t-il qu’une marge de manœuvre aussi fine que le delirium -très mince ? Le problème qui finalement les rassemble tous est épistémologique : in vino veritas, en vin vérité ! L’ivresse a pour premier effet de changer la perception du monde, vacillant, titubant, se donnant comme par miracle. Révélation !?
Aussi étrange que cela puisse paraître, boire (ou ingérer un psychotrope quelconque, de quelque façon que ce soit, pourvu qu’on ait l’ivresse), est une façon comme une autre de passer aux choses sérieuses. Les faits sont là, têtus : pas de repas d’affaires sans apéro, pas de dîner aux chandelles sans champagne, pas de retrouvailles sans vin ni bière... Partout et de tout temps se perpétue la loi des banquets rappelée par Erasme dans son Eloge de la folie : “bois ou va-t’en !”
Il faut accéder à cette légèreté : faire cette expérience qu’on dit mystique, métaphysique, de la perte de soi. C’est une question de savoir vivre.
Ensuite viennent les justifications. Par le truchement des vertiges, on prétend atteindre quelque monde inaccessible. Parole d’ivrogne qui s’illusionne ? Pas certain ! Il s’agit de se déshiniber, pour faire face. Qui oublie enfin sa peur des autres peut revenir à soi, trouver une authenticité, presque un droit d’exister. Dans notre société de convenances chacun s’avance masqué, et les hommes ne paraissent tels qu’ils sont que lorsque l’ivresse les épluche.
On s’enivre d’abord par honnêteté, comme par dépit.
S’énivrer n’est rien. Rien qu’un abandon convenu. S’énivrer, c’est renoncer au monde terrestre pour aller voir comment ça va au Paradis artificiel.
Boire (ou ingérer des substances modifiant la conscience) n'est pas une nécessité. Il y a des vertiges qui se passent de psychotropes (ivresse de l’action, de l’effort, du danger, des profondeurs, de la passion, du vertigineux désequilibre permettant d’avancer). On se trompe consciemment en se satisfaisant de substituts -qui paradoxalement nous permettent plus d’authenticité... Sincérité d’utopiste. Il semble tellement plus confortable de choisir délibérément le délire collectif ou solitaire, pour rêver d’un autre monde, en allant jusqu’à se donner les moyens d’y croire en fanatique ! C’est quitter le monde, quitter sa propre conscience, n’avoir plus d’autre projet que s’énivrer, se disjoncter, débrancher le satané ordinateur interne qui répète bêtement “les choses sont ce qu’elles sont”.
Chercher l’ivresse pure et simple est présomptueux : dans l’ivresse on prétend accéder à un autre mode d’être. On feint y parvenir en choisissant l’inconscience.
Bien sûr c’est courageux : il s’agit de se provoquer soi-même, de défier les contraintes, d’oublier, de s’alléger la conscience... Puisqu’il n’y a pas de réel paradis, ne reste qu’à sublimer, le temps d’une escapade virtuelle.
Les lendemains déchantent, pour ceux qui reviennent encore en ce monde. L’ivresse est ponctuelle, aussi fréquente puisse-t-elle être : c’est un passage d’un monde à l’autre, avec des états de grâce, dans un monde comme dans l’autre.
Heureux qui fait de beaux voyages.
Mais la Terre est bien ronde : ce n’est pas la réalité qui pose problème, mais nos désirs. Les choses sont ce qu’elles sont, l’éméché n’y peut rien -il est seulement plus proche de ses désirs.
François Housset
www.philovive.fr
Citations
“J’avais vraiment l’impression d’être en vie, c’est ce que j’essaie de te faire partager. Habituellement, je ne le ressens qu’en deux occasions : le matin au réveil et les rares fois où je suis ivre. In vino veritas, c’est bien connu. Alors que notre conscience flotte habituellement dans une sorte de brouillard, je suis prêt, pour ma part, à témoigner que l’ivresse permet d’accéder à un niveau de conscience supérieur où l’être se trouve plus exposé, plus mis à nu et porte sur lui-même un regard plus lucide. L’ivresse nous permet d’aborder les vraies questions.”
Jostein GAARDER, Maya
“Qu’ils boivent, et qu’ils oublient leur pauvreté, et qu’ils perdent à jamais la mémoire de leur douleur.”
SALOMON , Proverbes, XXXI, 7.
“Du premier verre à l’ivresse qui noie”, le vin “donne un court instant la sensation miraculeuse de disposer librement du monde”
BATAILLE, La Souveraineté
“Aujourd’hui refleurit la saison de ma jeunesse ; J’ai le désir de ce vin d’où me vient toute joie. Ne me blâme pas : même âpre il m’enchante ; Il est âpre parce qu’il a le goût de la vie”
Omar KHAYYAM, Quatrains, XI
“Mon esprit aime mieux l’ivresse et ses mensonges
Que la voûte des cieux, fond de crâne du monde.”
id, XXXVII
“Le vin est défendu, car tout dépend de qui le boit, Et aussi de sa qualité et de la compagnie du buveur. Ces trois conditions réalisées, tu peux dire : Qui donc boit du vin, si ce n’est le sage ?”
id, LXXVIII
“La démesure n’est pas une question de matière, mais de caractère ; l’ivrognerie peut aussi bien avoir recours au vin qu’à des boissons de nature bien diverse.”
Ernst JÜNGER, Approches, drogues et ivresse
“Profondes joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un remords à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne. Qu’ils sont grands, les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu’elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l’homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner l’homme qui boit du génie ?”
BAUDELAIRE, Les paradis artificiels.
“L’échec est un aphrodisiaque”
René-Jean CLOT L’amour épouse sa nuit
“Tout est drogue à qui choisit pour y vivre l’autre côté”
Henri MICHAUX Plume
“Les mots sont la plus puissante drogue utilisée par l’humanité.”
Rudyard KIPLING, Discours
“Le ciel est pour ceux qui y pensent”
Joseph JOUBERT, Pensées
“Qui veut faire un paradis de son pain fait un enfer de sa faim.”
Antonia PORCHIA, Aphorismes
“Il y a une vieille légende à propos d’un saint qui devait choisir un des sept péchés capitaux ; il choisit celui qui lui parut le moins grave, l’ivrognerie, et avec celui-là il commit les six autres péchés.”
Hans Christian ANDERSEN, Olé, veilleur de la tour
“Si nous entendions dire des Orientaux qu’ils boivent ordinairement d’une liqueur qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison et les fait vomir, nous dirions : “cela est bien barbare.”
Jean DE LA BRUYÈRE, Des jugements
“Si l’estime n’enivre pas, elle ajoute du moins beaucoup à l’ivresse.”
DIDEROT, Les bijoux indiscrets.
“Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?”
Alfred de MUSSET, La coupe et les lèvres
“Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis.”
Henri MICHAUX, Connaissance par les gouffres, I, Comment agissent les drogues (1961)
Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d’eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d’alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.
Emile Zole, La bête humaine
Ile de Porquerolles, France © Isabelle Bozicas
Liens externes :
- Alcoolinfo.com
- perso.club-internet.fr/ivresse
- hydromel.com
- poetes.com/rimbaud/ivresse
- Nuit d’ivresse de Balzac
- L’ivresse au combat
- L'ivresse de la vitesse
- L'ivresse des cimes !
- L'ivresse des profondeurs
- Les 5 phases de l’ivresse
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