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SOIN, QUALITÉ DE VIE ET BONHEUR

Traiter une maladie ne suffit pas -et n’a jamais suffi : il faut “être aux petits soins”, apaiser une âme, soigner un cœur. Les états d’âme sont l’affaire du soignant !

Socrate, premier philosophe reconnu, s’était donné pour mission de rappeler à ses contemporains «au soin qu’il faut prendre de son âme» (1) pour la rendre meilleure, car «l’homme, c’est son âme» (2). Il est temps, ô soignant, de philosopher pour soigner des Hommes, c’est-à-dire des âmes (en ne gardant évidemment de ce terme que son sens laïc).

En tant que science, la médecine a des objets de recherche et d’expérimentation. Oui, des objets : le malade perd son âme en s’en remettant à vous ; il est objet de soins, se cantonne souvent (faute de mieux) à un rôle de consommateur achetant sa santé. Et vous avez tendance à répondre à cette demande en vous faisant prestataire de service, vendeur de traitements. Ainsi le malade, en perdant sa santé, perd son identité : vous l’appelez M. Genou, ou M. Ventre.

Le soignant ne doit pas s’intéresser à des maladies, mais à des personnes : des sujets, des “fins en soi” en jargon philosophique. La guérison n’est véritable que lorsque s’est instaurée une relation soignant-soigné singulière, une véritable alchimie guérisseuse. Le soignant ne peut se contenter d’adopter une conduite de pur scientifique. Il soigne. Pour lui la médecine est un art, pratiqué avec vertu.

En se modernisant la médecine s’est déshumanisée. Par votre faute : ce sont vos choix qui font le sens de votre pratique. Préférez-vous traiter un phénomène physico-chimique, ou soigner une personne ? La question ne devrait même pas se poser. Mais allons plus loin dans la réponse : comment ferez-vous du bien “à l’âme” ? Que signifie soigner quelqu’un ?

Soigner l’âme, c’est répondre à ses besoins, qui sont existentiels. Que veut cette “âme” ? Le bonheur, par-dessus tout. Tout individu aspire au bonheur. Celui qui soigne doit donc se soucier avant tout du bien-être. Il sera bienveillant, et se présentera comme tel, cherchant à protéger, soulager, apaiser, renforcer, remotiver...

Le bonheur est d’abord un rassemblement de circonstances favorables. Il faudrait éviter l'isolement, l'altération de l'image de soi, la dénutrition, le manque d'hygiène, l'absence de soutien affectif, la misère financière, le logement insalubre ou manquant... C’est difficile, mais les actions les plus belles sont souvent les plus difficiles. À défaut de pouvoir offrir les meilleures conditions, il faudra permettre au soigné d’éprouver plus de joies que de peines. On épargnera les frustrations, on favorisera les gratifications. On ne peut se contenter du fait qu’un paquet d’organes fonctionne. Cet être vit, ses organes jouent leurs rôles ? La belle affaire ! La santé du corps, condition nécessaire, n’est pas suffisante : vivre véritablement, c’est donner un sens à sa vie, la vivre pleinement.

Vous voilà contraint d’agir moralement. Qu’allez-vous faire ? Question philosophique : quelle fin poursuivre ? Une seule réponse s’impose : le souverain bien, le bonheur. Voilà le devoir absolu : vous êtes condamnés à poursuivre le bonheur. Ne serait-ce que pour donner raison au vieux moraliste Kant :

“Assurer son propre bonheur est un devoir, car le fait de ne pas être content de son état pourrait devenir une tentation d’enfreindre ses devoirs.” (3)

On n’a pas coutume de considérer l’hôpital comme un charmant lieu d’épanouissement personnel. Depuis les années 70, l’hôpital a perdu sa fonction asilaire qui permettait à chacun de trouver abri et soin. Il est aujourd’hui un lieu où sont rassemblées les technologies les plus coûteuses : on y investit des fortunes. Les impératifs de gestion sont tellement discriminants qu’on peut regarder l’hôpital comme une entreprise incapable d’accueil. Le soigné est un soi-nié. On ne trouve plus la bonne âme capable d’écouter, rassurer, panser pendant des heures, mais des techniciens efficaces pour effectuer des gestes précis sur des corps gisants, sans qu’aucun spécialiste ne puisse trouver le temps de communiquer véritablement.



Catherine. Charlie Hebdo 10 oct 2012




Y soigne-t-on encore ? Les gestes effectués sont-ils encore créateurs de liens ? On y trouve d’abord des pratiques, des techniques basées sur l’observation de données, qui peuvent laisser croire que l’humain est un appareil dont on connaît le mode d’emploi. On s’occupe plutôt de chiffres que de personnes. Un patient n’est pourtant pas une chose ! Se borner à un rôle de surveillant des machines ou de triturateur en chef des organes est une erreur lamentable. Dans l’urgence, l’obligation de résultats mesurables et la nécessaire technicité du soin, on oublie trop facilement l’intérêt qu’il y a à se soucier du bien-être de chacun. Il en faut de la foi pour croire à une médecine humaine dans ces conditions ! Si l’on ne parle que posologie, si soigner se réduit à doser des médicaments, sans une parole, sans un geste manifestant quelque bonne volonté, la guérison est factice, soignant et soigné perdent leur dignité déterminée par la qualité de leurs rapports.

Les actions accomplies pour préserver ou simplement favoriser le sort d’autrui ne sont pas “un plus”, un “service ajouté” : elles sont absolument nécessaires.

“Jouis, et fais jouir sans faire de mal ni à toi ni aux autres, voilà, je crois, toute la morale.” (4)

Formule simplissime, trop oubliée par la science sans conscience. Notre bonheur intéresse les autres, et celui des autres nous profite. Il convient de rappeler toute l’humanité du soin, et la joie véritable qu’il procure.

PHYSIOLOGIE DU BONHEUR
Le corps est vivant : le soigner consiste à l’animer, ce qui signifie redonner de l’âme. Le soignant peut (et même il doit) se considérer comme un animateur. D’abord en répondant aux besoins élémentaires : manger, dormir, uriner, déféquer, rester propre -ce n’est pas le nirvana, mais c’est indispensable pour aller bien. Prendre soin d’une personne, c’est concevoir dès l’abord ses besoins, et considérer comme un devoir d’y répondre le plus adéquatement. En assurant ce minimum, vous ouvrez la porte au bonheur épicurien : Épicure place avant toute chose le bonheur de l’individu, soutient qu’il réside dans le plaisir, c’est-à-dire l’absence de souffrance, l’état paisible de l’organisme qu’entretient la satisfaction des seuls désirs naturels et nécessaires. Le plaisir épicurien est simple comme le sont nos besoins élémentaires : nul besoin d’un budget colossal, ni d’une formation extraordinaire pour l’assurer.

"Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer mais tout ce qui est vain est difficile à avoir." (5)

Cet indispensable assuré, viennent les “bobos”. Le malade est endeuillé par la perte de sa santé, “ce bien qu'on ignore tant qu'on le possède" (6). Or toute souffrance est un recul devant le bonheur, une régression qui vous rend responsable : parce que vous jouissez d’une situation de supériorité, le malade se trouve proprement mis entre vos mains. Vous voilà parent en quelque sorte. Acceptez-en les conséquences. Acceptez par exemple l’aspect symbolique des maux : vous êtes guérisseur au même titre qu’un sorcier. Un enfant éprouve le besoin d’exhiber ses “bobos” pour qu’on les “répare” d’un geste magique -un mot, un geste d’affection se présentant comme réparateurs (7). C’est réconfortant donc primordial : soigner, c’est accomplir les rituels qui soignent. Le soignant est une sorte de chamane ; malgré l’aspect objectivement technique de sa pratique, sa fonction première reste charismatique. Il hérite d’un pouvoir reconnu depuis toujours, qu’il doit assumer pour soigner efficacement. Jouer ce rôle de magicien est agréable en plus d’être utile. Il s’agit de manifester sa bonne volonté en jouant le jeu comme un animateur, et pas simplement de se soucier d’un taux en globules blancs...

Soigner c’est s’engager dans des processus relationnels exigeants. Le soignant est un partenaire. Son intérêt est de trouver une cohérence avec le malade. La qualité de vie s’en trouvera déterminée : se sentir bien avec les autres, c’est partager avec eux des idées, se sentir tout simplement exister. Tout isolement est une torture. Ne pas écouter le malade, c’est lui porter préjudice.



DOULEUR ET BONHEUR
Il convient de séparer la douleur physique, que la science sait traiter, et la souffrance morale, qui ne nécessite aucun médicament, mais doit être soignée par (ou plutôt avec) quelqu’un. La douleur physique est inacceptable : ceux qui la choisissent préfèrent Sade ou Masoch à Epicure. La souffrance morale, par contre, est inévitable et doit être acceptée.

«L'homme souffre parce qu'il pense» (8).

On ne luttera pas contre la souffrance à coups de médicaments, qui enterrent la conscience. Les cris doivent jaillir, et surtout être entendus. L’horreur du non-sens et du mal, la détresse et la peur, ne doivent pas être étouffés, bien au contraire, il faut les partager pour les porter ensemble. Tout homme est un être en relation, et doit être traité comme tel.

LA THÉRAPIE DE LA JOIE
Pour la même raison que le bonheur est un devoir, le sourire fait partie de la tenue correcte exigée, et même la joie est de mise. Il n’y a rien de plus moral que la bonne humeur. On peut lutter résolument contre le mal, se sacrifier dans une lutte acariâtre qui n’aura comme vertu que l’opiniâtreté, mais rien ne sera aussi efficace que la joie. Soigner doit être un véritable plaisir : voilà l’occasion de jouir en faisant jouir. La joie se partage, et quelle joie d’offrir au malade une panoplie de moyens pouvant contribuer à ses progrès, en l’informant sur leurs usages adéquats ! Servir, en ce sens, ce n’est pas être un ustensile sans âme, mais un sage conseiller, un bienfaiteur ravi de l’être.

Le soignant doit manifester son souci de faire du bien, communiquer clairement au soigné sa décision de l'aider au mieux à recouvrer la santé. Si ce désir est sincère, il sera compris par le soigné, et son état s’en trouvera amélioré. Tout esprit bienveillant éprouvera une véritable joie en constatant les progrès du malade, l’en félicitera avec un enthousiasme sincère, se fera agent de guérison rendant la joie possible. Voilà le moyen de passer de la technique à la morale.




“LE BONHEUR SI JE VEUX”
L’OMS déclare dès 1946 que la santé ne se résume pas au silence des organes : « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste donc pas seulement en l'absence de maladie ou d'infirmité ». Une personne en bonne santé n’a ni gêne ni souffrance qui l’entrave, on peut oser dire qu’elle est libre. On ne soignera donc pas en aliénant, en isolant, en refusant le dialogue. Bien au contraire. Le soin n’est pas technique, mais moral. On ne se trouve bien que dans un environnement digne, où l’on se sent accompagné et bien évidemment respecté.

Le bonheur ne s’impose pas : ceux qui le croient se font tyrans. Aucun médicament ne rend heureux, il n’y a même aucune chose précise dont on puisse dire : “voilà ce qui rend heureux”. Car le bonheur est subjectif. Au malade et à lui seul de dire son état et ses besoins. Lui seul sait s’il se sent bien, et ce qui lui fait du bien. "La guérison, c'est ce qu'en pense le bénéficiaire. Ce n'est pas une visée dans l'axe d'un traitement validé par l'enquête statistique des résultats", notait Canguilhem (9). N’oublions pas que c’est le malade qui lutte contre la maladie, et pas le soignant. Laisser au malade sa subjectivité, c'est le laisser guérir.

Satisfaction de désirs, évitement de frustration, le bonheur concerne l’état d’être : un sujet vivant bien sa vie peut être dit heureux ; un autre vivant mal est dit malheureux. Le malheureux souffre, l’heureux jouit, non pas seulement selon les circonstances, mais selon l’appréciation qu’ils en tirent. Ce qui compte alors, c’est moins la situation elle-même que le regard porté sur cette situation. Notre culture humaniste suppose chacun libre de choisir en son âme et conscience quelle sera la conduite la plus intéressante.

Chaque individu se sentira plus ou moins bien selon son caractère, sa sensibilité, sa compréhension des événements : le “consentement éclairé" du soigné est indispensable. On ne peut lui mentir, ni accepter qu'il ne comprenne pas. Il lui appartient de “se faire son bonheur” par un usage judicieux de sa liberté.

Le patient sera passif si sa situation et son état lui sont imposés sans qu’il y ait été pour rien. Il s’agit de rendre le bonheur possible, non pas de faire le bonheur du malade malgré lui ! Il a une volonté : le nier serait la première des violences. Cette sacrée volonté pose problème : la solution la plus confortable reviendrait à “simplement” gérer les malades comme des paquets d’organes posés sur des lits. Pour éviter cette déshumanisation de la médecine, il faut garder comme objectif le respect véritable de chaque individu, et organiser le service en fonction des désirs et besoins singuliers de chacun : ce n’est pas au patient de se plier aux exigences du système hospitalier, mais l’inverse. La première question du soignant ne doit pas être “comment me décharger de ma besogne au plus tôt sans complication” : car le soin sera une corvée, le soignant un esclave, et le malade tenté de s’excuser d’exister. Mieux vaut viser le “mieux”, se demander comment ces hommes pourraient aller mieux, le mieux possible ; comment ils pourraient se réjouir, s’épanouir, se satisfaire le plus agréablement possible. Votre activité devient alors plus complexe, mais tellement plus sensée !

Qui veut véritablement bien faire doit avoir le bonheur comme projet. Cette révélation révolutionnaire était déjà inscrite dans l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1793 :

« Le but de la société est le bonheur commun. »

Voilà votre devoir politique : il faut assurer un environnement dans lequel le bonheur soit possible. Les hommes doivent tout faire pour être heureux, parce qu’à mesure qu’ils le sont, il leur est plus aisé de bien agir. Il faut créer un environnement bienveillant, éviter la violence, la frustration, la souffrance, tous les obstacles au bonheur, pour qu’enfin chacun jouisse de “petits riens”, de ces minuscules caresses de la vie qui la rendent savoureuse.

François Housset
intervenant philosophe I.F.S.I. (Instituts de Formation aux Soins Infirmiers) de Versailles et Bois Guillaume.
www.philovive.fr






Article publié dans la revue Soins Cadre

Notes

(1) Apologie, 24 d ; 30 a
(2) Alcibiade, 130 c
(3) Kant, Fondements de la métaphysique des Mœurs
(4) Chamfort, Maximes et anecdotes.
(5) Épicure, Lettre à Ménécée
(6) Édouard Zarifian, La force de guérir, Odile Jacob 1999.
(7) Formule magique utilisée par une assistante sanitaire en maternelle : “Guéris Guera guérissons ça... sans pommade et sans arnica... je souffle... je frotte... j’embrasse... et voilà le mal qui passsssssse !”
(8) André Malraux, La Condition humaine
(9) G. Canguilhem, "L'idée de guérison", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°17, printemps 78, p. 13-26



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Carte mondiale du bonheur

DR












...Crise qui s’accompagne chez le sujet d’une sensation d’euphorie très active, d’une reprise très marquée de l’activité de relation, (...) enfin autre stade : suractivité très marquée des fonctions génitales, à tel point qu’il n’est pas rare d’observer chez les mêmes malades auparavant frigides, de véritables “fringales érotiques”. D’où cette formule : “Le malade n’entre pas dans la guérison, il s’y rue !” Tel est le terme magnifiquement descriptif, n’est-ce pas, de ces triomphes récupéraifs...
Céline. Voyage au bout de la nuit












Commentaires

je vous souhaite tout le bonheur du monde

Merci !

Merci beaucoup de nous avoir conseillé de lire Winckler!
Je lis en ce moment "le cœur des femmes" et je n'en décroche plus, cela permet vraiment de voir les autres côtés du soin et de réfléchir sur quel type de soignant on veut être.
Merci beaucoup pour vos cours qui était très intéressant.


tout est vrai mais coté soignante (que je suis )ce n'est pas facile ts les jours mm si tu as un grand coeur !!!!!ha le bonheur et la maladie grand bizness....

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