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LA CULTURE ANIMALE

Petit topo sur ce que l'éthologie nous apprend : beaucoup de principes de notre philosophie européenne sont à remettre en question...

ÉDUCATION SOCIALE

Nous pouvons supposer, quoique cela paraisse inexplicable, que dès leur “naissance”, les insectes sociaux soient doués d’un dispositif inné de reconnaissance leur permettant de distinguer leurs congénères selon leur statut, qui est “visible”. Une reine, une ouvrière, une “soldate”, n’ont pas la même constitution physique et émettent des phéronomes différents. Il n’en va pas de même pour les vertébrés, qui sont semblables entre eux: la différence est alors plutôt psychologique que physique.
Chaque espèce a son type spécifique de hiérarchie, qui est génétiquement donné. Par exemple la hiérarchie des poules s’établit d’une manière généralement similaire dans nombre de basse cours. Il faut donc reconnaître qu’elles ne décident pas de leur structure sociale. Elles sont génétiquement programmées à se donner des coups de bec, et à reconnaître que la dominante, c’est-à-dire celle qui mangera la première et tout son soûl, qui aura tout pouvoir sur les autre, etc, sera celle qui donnera le plus de coups et en recevra le moins. Cependant les gènes n’expliquent pas tout, même quand un schéma hiérarchique vaut pour toute une espèce.
Il est concevable qu’un individu ait une tendance innée à reconnaître les rangs sociaux de ses congénères, mais cette reconnaissance elle-même est particulière et réclame un apprentissage par l’expérience. Une poule, par exemple, sait que son statut est déterminé par le nombre de coups qu’elle a donné et reçus, quel que soit son milieu. Elle dispose donc d’une faculté innée de reconnaître un inférieur ou un supérieur. Mais cette faculté ne lui dit pas “qui” respecter, quels sont les individus qui lui sont supérieurs ou inférieurs. Elle ne saura quel est son statut qu’après s’être battue avec chacun d’eux, quand elle les aura reconnus.
L’appareil rationnel d’un animal lui permet de sentir globalement, de façon innée, dans quel système il évolue, mais sa connaissance innée est seulement générale, et ne lui permet pas de reconnaître dès l’abord ses congénères et leurs statuts, qui sont tout à fait particuliers à la situation dans laquelle l’animal évolue. Qui sont ces individus qui l’entourent, et lui sont-ils inférieurs, supérieurs, égaux ? L’animal doit l’apprendre par son expérience individuelle, qui est un apprentissage social. Il faut donc que l’animal soit perfectible, qu’il apprenne à vivre dans un monde particulier, dans sa relation avec les autres.

L’animal n’a pas que cela à apprendre : il doit apprendre à parader, à agresser... choses qu’il ne sait pas bien faire encore. Il s’y exerce, on le constate à le voir jouer. Son jeu est sérieux : il ne s’agit pas de s’amuser, mais d’accomplir de mieux en mieux des actions qui lui paraissent importantes pour les avoir observées chez ses congénères. Sans exercice, pas d’habileté. Groos1 souligne particulièrement bien l’importance de cette maîtrise qui s’acquiert par l’exercice : au moment où l’évolution de l’organisme est assez avancée pour que l’intelligence puisse agir mieux que le simple instinct, les activités héritées perdent une partie de leur perfection et sont remplacées de plus en plus par l’expérience individuelle ; mais pour que cela soit possible, il y a les jeux de jeunesse des animaux , qui seuls peuvent produire complètement et à temps pareil perfectionnement. C’est ainsi que la société naturelle réalise par les jeux de jeunesse ce que Gœthe a dit en paroles profondes :

“Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder”

Comme les humains, les animaux naissent “inachevés” : leurs structures neuronales ne sont pas définitivement organisées, leur conscience sociale n’est pas celle de l’adulte, ils ne comprennent pas encore bien dans quel monde ils émergent. Beaucoup marchent, nagent, voient, entendent dès la naissance. Mais même s’ils disposent déjà de certaines facultés immédiatement opérantes, ils ont encore beaucoup de progrès à faire.
Durant son enfance, un mammifère est particulièrement réceptif à tous les stimuli qu’il reçoit de son environnement. L’appris tend à relayer des schémas de comportement purement innés au départ. C’est, selon Lore2, cette capacité d’apprentissage qui permet aux individus de se dégager des conduites immuables programmées génétiquement. C’est la possibilité d’intégration de comportements appris qui ouvre des voies nouvelles et qui fait éclater l’univers des possibles qui leur sont ouverts. Peu à peu, aux comportements génétiquement programmés s’ajoutent des comportements appris : c’est ce que Ruffié appelle la loi de relaiement. Ce relaiement est assuré par les parents ou les proches qui transmettent des comportements induits par le soin des petits. D’où les différences qui apparaissent entre sociétés différentes : certains chimpanzés ont coutume de saler leurs patates douces, et se nourrissent presque exclusivement de végétaux ; d’autres sont de grands chasseurs...



VARIÉTÉ ET PARTICULARITÉ DES PEUPLES

Robin Fox3 note que la forme des règles et leur contenu varient en fonction de l’expérience culturelle, de l’écologie et de l’histoire des différents peuples. Ceci vaut selon lui pour les hommes comme pour les chimpanzés, les macaques et d’autres primates. Effectivement, les primates ne se comportent pas pareillement de génération en génération, leur culture est évolutive. Un exemple récent le montre, c’est celui des babouins devenus chasseurs. Dans le groupe observé par Shirley Strum, on ne dédaignait pas la viande, mais les victimes étaient capturées au hasard: quelques oiseaux ou de jeunes antilopes isolées dans les herbes, juste à portée des crocs. Chez les babouins de Pumphouse, l’occasion faisait le chasseur. Mais Shirley remarque que, à présent, les femelles s’intéressent de plus en plus à la viande. Et que Rad, mâle au caractère indépendant, se met à épier, des heures durant, les troupeaux de gazelles. Il chasse souvent seul et rentre couvert de sang. Visiblement, Rad adore la chair fraîche. D’abord indifférents, les autres mâles finissent par le surveiller, l’accompagner, avant de se décider à l’aider. Les babouins courent vite, mais ils se fatiguent rapidement. Ils vont donc se relayer, pour épuiser leurs proies. Unis, ils ont perfectionné leur façon de chasser. Désormais, les gazelles se méfient d’eux. À juste titre. Ces animaux extrêmement indépendants adoptent même une attitude inconcevable pour tout spécialiste des babouins: ils se mettent à partager le butin. Un mâle s’écarte pour qu’une femelle amie prenne sa part, une mère se pousse pour son petit. Ils ont bien changé, ces babouins décrits par ailleurs comme étant si agressifs. Qu’est donc devenue leur hiérarchie sociale si rigide? Il semble qu’ils aient beaucoup appris dans leurs parties de chasse : ils ont à présent un esprit de groupe qui s’apparente à la convivialité. Le respect ne s’impose plus par la force, il semble que leur expérience commune les a réunis.



L’opposition entre une nature nécessairement brute et une culture nécessairement humaine n’est plus bien tranchée aujourd’hui : on reconnaît un déterminisme social et biologique chez l’homme, et une liberté de l’animal. Cela ne suffit pas à Ferry pour considérer l’animal comme un sujet. Reste l’histoire, qui fait l’homme sujet, et seul sujet : selon lui, les distances de l’animal prises par rapport aux commandements de la nature “ne se transmettent pas d’une génération à l’autre pour tisser une histoire. L’écart à l’égard des normes naturelles n’est qu’apparent s’il n’engendre un monde de la culture et les sociétés animales, chacun doit bien en convenir, sont sans histoire.”4 Chacun n’en convient pas. On a montré souvent l’influence d’une invention ou d’une découverte dans une société animale, retransmise ensuite par l’éducation, donc de génération en génération. Une culture évolutive a été maintes fois constatée, l’exemple le plus célèbre étant celui de Washoe apprenant le langage des signes à ses enfants.
Les différences de comportement, ne serait-ce qu’au niveau de l’alimentation, montrent bien qu’ils ont été acquis, et transmis : nous pouvons dès lors parler de culture, c’est-à-dire de comportements non innés, transmis de générations en générations, et différents selon les communautés. Chauvin tranche dans le vif devant l’attitude encore hésitante de nos contemporains mis devant des faits culturels animaux :

“Lorsque le savant Dr Imanishi parla pour la première fois de “culture” à propos des mœurs sociales des macaques japonais, il provoqua un scandale : ce terme était évidemment réservé aux ethnologues et au sociétés humaines. Comment concevoir qu’une troupe de singes puisse élaborer une culture ?
Et pourtant si la culture consiste d’abord à développer des habitudes particulières qui varient suivant la composition et l’humeur des familles régnantes, mais qui n’ont en tout cas rien d’inné ; à régler son comportement alimentaire et sexuel d’après ce-qui-se-fait et ce-qui-ne-se-fait-pas ; à accepter l’innovation, mais pourvu qu’elle vienne de personnes socialement respectées ; et à se transmettre toutes ces façons d’être de génération en génération, alors les macaques disposent d’une sorte de culture.”5

Nous avons commencé par parler de l’apprentissage des vertébrés, mais il nous faut déjà aller plus loin encore pour parler des insectes : eux aussi apprennent. Goldberg a démontré l’existence de ce qu’indubitablement nous devons appeler une instruction termite.
Avant de savoir creuser les chemins les plus courts possibles entre divers obstacles, les termites “hésitent” : ils font des galeries avortées. Puis ils se corrigent, de mieux en mieux, jusqu’à ce que leurs tunnels empruntent à chaque fois le plus court chemin entre deux points : il y a donc apprentissage. Si on transporte des termites “instruits” dans une population “naïve” on constate une nette accélération de l’apprentissage.6 Il y a donc communication des compétences. Il nous paraît inutile de chercher à expliquer ce phénomène dans l’état actuel de nos connaissances : aucun neurologue à notre connaissance ne s’intéresse aux capacités rationnelles des termites et ne décèlerait chez eux des facultés pédagogiques par l’examen de leur appareil rationnel.



Acceptons le simplement comme un fait observé. Acceptons sans plus de difficulté que les animaux se communiquent des informations, des compétences. Et rappelons nous ce que Rousseau disait de la perfectibilité : elle caractérisait l’homme, seul être capable de civilisation, tandis que les bêtes restaient coincées dans une nature leur imposant de vivre toujours comme mus inconsciemment par des forces extérieures. Aucun progrès n’était possible. Osons contredire Rousseau : les animaux ont une conscience, ils partagent des connaissances dans leurs communautés, leur culture est évolutive et variée, eux aussi sont capables de progrès. La perfectibilité n’est pas spécifiquement humaine. “L’esprit de la ruche” lui même n’est pas qu’une image : tout animal, même un insecte, n’est pas gouverné que par des tendances, des pulsions, des instincts : il a une conscience, qui a la potentialité de s’ouvrir et de changer, ce qui peut avoir des conséquences sociales considérables. On ne l’enferme encore dans des déterminismes stricts que parce que c’est commode pour l’étude. Grassé insiste même sur le fait que les insectes sont potentiellement sociaux :

“Les tendances sociales se font jour chez les insectes des ordres les plus divers. Wheeler, l’un des meilleurs connaisseurs des communautés entomologiques, estime que les habitudes sociales ont apparu dans 24 groupes différents ! Mais tandis que dans la plupart d’entre eux, elles restaient très frustes, dans quelques autres elles atteignaient un haut degré de complexité. Et aussitôt, on évoque les termites, les fourmis, les guêpes, les abeilles. Je désire appeler l’attention sur le fait que les grands types de sociétés d’insectes se sont formés indépendamment les uns des autres. Les tendance sociales existent, à l’état plus ou moins latent chez presque tous les insectes. Elles ne sont largement épanouies que dans quelques rares cas, et leur évolution s’est faite différemment.”7

La sociabilité est une potentialité, pas une nécessité : il y a des espèces de guêpes solitaires, qui auraient pu s’organiser en ruches...et qui le feront peut-être un jour.

L’homme est divers, rappelle-t-on sans cesse dès qu’on le compare à l’animal : les sociétés et cultures humaines sont très différentes. Mais on ne raisonne pas logiquement si de cette vérité on infère que l’animal est toujours le même et ne change pas. Partir de l’existence de la culture humaine pour nier celle des animaux est illogique, malhonnête, et révélateur de la raison pour laquelle on leur refuse cette qualité : il s’agit de refuser à l’animal la civilisation qui ennoblit l’homme et justifie sa supériorité sur les autres vivants. L’homme est divers, et l’animal aussi. Il a une culture propre à sa société particulière. Les exemples sont légion : pas une ruche ne “parle” la même langue ; les pigeons londoniens prennent le métro, pas les parisiens ; les corbeaux français ne croassent pas de la même façon que les allemands.... L’animal se construit son possible parce que son possible est indéterminé : il est actif, il est sujet et acteur de sa propre vie. Il est déterminé, si l’on veut, mais par ses capacités physiques et intellectuelles comme par son environnement familial, social et physique. Tous disposent au départ d’un appareil rationnel que chacun enrichit et utilise à sa guise et selon le monde social et physique dans lequel il évolue, qui pose sur lui son empreinte.

L’EMPREINTE: ATTACHEMENT, FAMILIARITÉ, DÉTERMINATIONS SOCIALES ET AFFECTIVES.

Souvent, pour affirmer que l’homme est social, à la différence des autres vivants, il est rappelé qu’il naît fragile : animal sans poils et dépendant de sa mère pendant longtemps, il est porté dans l’existence par la famille, ce qui implique une société qui l’entoure. On oublie qu’ainsi on rappelle que c’est donc sa morphologie qui le fait social. On oublie également que quantité d’autres animaux dépendent également de leur entourage: Jane Van Lawick-Goodall note que s’il perd sa mère un chimpanzé de trois ans meurt8, et que des chimpanzés de plus de cinq ans devenant orphelins deviennent asociaux et fragiles: ils sont les premiers à mourir en cas d’épidémie. Harlow a montré 9 que “chez le bébé-singe la recherche de nourriture est volontiers sacrifiée à la recherche du contact avec la mère, que ce contact assure un bien-être, une sécurité que rien ne saurait remplacer; qu’il constitue une émotion d’une force et d’une persistance presque incroyables”. “Harlow a éprouvé de cent façons la priorité, la force, la nécessité vitale de cet amour. En donnant au bébé singe des “substituts” de mère, il a démontré expérimentalement la prévalence du contact (fourrure, chaleur) sur les activités liées au sein et à la faim; il a observé les effets de la perte de la mère par le nourrisson...”

Si nous continuons à concevoir que l’homme est un animal politique du fait qu’il est un “singe nu”, pour reprendre l’expression de Desmond Morris, nous devons accorder pareillement une potentialité politique innée à l’ensemble des êtres qui ne survivraient pas sans se lier les uns aux autres -et nous devons concevoir que l’attachement n’a rien de proprement humain, mais peut être le fondement même de toute cohésion sociale.

“L’attachement suppose une structure neuro-physiologique, la tendance originelle et permanente à rechercher la relation autrui.
L’enfant humain s’attache à sa mère et à son entourage par des mécanismes analogues ou semblables à ceux que l’on connaît chez l’animal ; d’autre part la rupture des liens, la carence des soins maternels, provoquent chez l’animal des troubles semblables ou analogues à ceux que l’on connait chez l’enfant humain”10

Il en découle que la sociabilité est naturelle, étant déterminée par l’attachement, l’empreinte, qui donnent à chacun des repères dès l’abord affectifs.





LA MARQUE CULTURELLE

Lorenz a montré dans son étude du comportement de l’oie cendrée (1935) que le poussin “fixe” pour toujours l’aspect du premier objet mobile qu’il voit après l’éclosion et le suit pas à pas. L’image mentale du parent se développe donc au contact du “parent” identifié comme tel pour avoir été le premier mouvant reconnu: si, au sortir de l’œuf, le poussin aperçoit une balle de tennis rebondissant à ses côtés, il la suivra, l’imitera (ou du moins tentera d’avoir sa démarche rebondissante), et quand il sera sexuellement opérationnel, il dédaignera les femelles pour leur préférer les balles de tennis avec lesquelles il tentera de s’accoupler. Ce fait montre à quel point l’individu peut être indéterminé à la naissance et se construire des repères normés à partir d’éléments pris dans son monde, celui auquel il a accès, quel qu’il soit. Chez tous les animaux nous observons ce phénomène d’empreinte, d’attachement, déterminable en fonction d’une situation donnée.

RAISON CULTURELLE

L’homme dispose selon Jean-Pierre Changeux d’une faculté rationnelle innée, mais qui se développe après la naissance avec un acquis qui est conséquemment déterminé par l’environnement : la “connectivité cérébrale” résulte d’un plan d’organisation connexionnel propre à l’espèce déterminé génétiquement, et d’une “réserve aléatoire”, suffisante pour assurer “sa flexivité et son ouverture aux mondes physique, social et culturel11 qui y déposent leur empreinte.”12
L’homme est selon Jean-Pierre Changeux, l’être qui est les plus disposé à être empreint. Jean-Pierre Changeux a quantifié “l'exceptionnelle longueur du développement cérébral qui suit la naissance : le volume du cerveau augmente 4.3 fois du nouveau-né à l’adulte (alors qu’il n’est que de 1,6 fois chez le chimpanzé) et environ 90% des synapses de l’adulte se forment après la naissance. Cette propriété rend l’organisation cérébrale adulte dépendante, de manière critique, de l’environnement social et culturel dans lequel l’enfant se développe.13 “
Cette évidente importance de la culture humaine ne permet pas de nier celle des animaux, même si sa supériorité est quantifiée : on constate une empreinte et un attachement chez tous les êtres conscients, de l’homme à l’insecte. Chauvin rappelle que ce n’est pas forcément la structure matériellement plus complexe qui permet la pensée la plus compliquée : sinon les abeilles n’auraient pas de langage, et même elles seraient incapables de s’orienter dans l’espace. Les animaux aussi sont très marqués par leur environnement physique, social, affectif, culturel, aussi ridicule soit la taille de leur cerveau. Chez les fourmis, si on familiarise de jeunes ouvrières à la présence de cocons étrangers dès leur naissance, on peut amener des ouvrières d’une espèce A à soigner des cocons d’une espèce B et à rejeter des cocons de leur propre espèce. La familiarisation peut également concerner l’environnement ou l’alimentation : on peut amener de jeunes abeilles à butiner de préférence une espèce végétale : il suffit d’offrir le nectar de la plante à de jeunes abeilles dès leur naissance. La fourmi Formica sanguinea profite de ce phénomène d’empreinte pour s’approvisionner en “esclaves” : après le vol nuptial, la reine de Formica sanguinea peut envahir un nid de Formica fusca. Elle s’empare de quelques nymphes et tue les ouvrières qui tentent de les reprendre. Les ouvrières qui naissent lui sont toutes dévouées : elles la nourrissent et soignent ses propres larves, ce qui fait que bientôt elles pullulent. On peut alors parler de colonie mixte : les sanguinea sont vite adoptées par la colonie des fusca -qui peuvent aller jusqu’à tuer leur propre reine fusca!14 Pour s’aprovisionner en esclave, les ouvrières attaquent alors des nids de fusca dont elles enlèvent larves et nymphes.

Parlant de l’homme, Jean-Pierre Changeux suppose que la fixation de croyances, l’internalisation des règles morales et le comportement qui s’en trouve induit sont propres à l’espèce humaine : “Les traces ainsi déposées marquent l’adulte d’une manière très peu, ou pas, réversible. Chaque adulte s’en trouve “imprégné” sans avoir eu l’opportunité d’en faire le choix”15 . C’est dire que l’homme, indéterminé au départ, se trouve bientôt défini par son expérience dans son milieu social, comme le sont les animaux sociaux.
Parce qu’il dépend de ce que son appareil rationnel conservera comme empreinte de son environnement, tout être conscient est naturellement social. Lorsqu’il dit que l’homme est de naissance un être social, Bowlby retrouve et démontre une idée fort ancienne, dont la première expression scientifique est contemporaine des premiers écrits de Freud. C’est en 1897, en effet, dans Le développement mental chez l’enfant , que J.M. Baldwin écrit :

“Le moi et l’autre ont (...) une origine commune. Ils sont tout d’abord largement organiques (...) constitués par des agrégats de sensations (...) résultant des efforts, des poussées, des courants nerveux corrélatifs de la peine et du plaisir. Mais peu à peu (...) le sentiment du moi se développe par l’imitation des autres, et le sentiment de l’autre s’enrichit en proportion de la richesse du moi conscient. (...) Chacun d’eux est un socius , un associé...” .
Aux origines de la psychologie de l’enfant, l’articulation du biologique et du social est ainsi affirmée, avec ce terme de socius, qui est idée d’association, de lien.16

“Sans tentations, l’homme ne saurait être moral, il ne serait pas homme, et c’est dans les besoins et les désirs immédiats, dans l’animalité que l’homme s'élève au-dessus de soi.”17

Le fait que les animaux ne soient pas déterminés par la nature, mais plutôt par leur environnement social montre qu’ils échappent à leurs instincts. Conséquemment, leurs usages et leurs mœurs sont assimilables à des lois. Car on voit mal pourquoi un instinct devrait être renforcé par une loi : comme le rappelle pertinament Frazer18 , il n’y a pas de loi qui ordonne de manger et de boire, ou qui défende de mettre ses mains dans le feu.

“Si les hommes boivent, mangent et ne mettent pas leurs mains dans le feu, c’est instinctivement, par crainte des châtiments naturels, et non légaux, qu’ils s’attireraient en se comportant à l’encontre de leur instinct.”

La loi ne défend jamais que ce que les hommes seraient capables de faire sous la pression de certains de leurs instincts. Ce que la nature elle-même interdit et punit n’a pas besoin d’être interdit et puni par la loi. Aussi pouvons-nous admettre sans hésiter que les crimes défendus par une loi sont vraiment des crimes que bien des hommes accompliraient facilement par penchant naturel.

“S’il n’y avait pas de mauvais penchants, il n’y aurait pas de crimes ; et s’il n’y avait pas de crimes, quel besoin de les interdire ? Ainsi, au lieu de conclure de la prohibition légale de l’inceste qu’il existe pour l’inceste une aversion naturelle, nous devrions plutôt conclure à l’existence d’un instinct naturel qui nous pousse à l’inceste : si la loi réprouve cet instinct comme tant d’autres, c’est parce que les hommes civilisés se sont rendus compte que la satisfaction de ces instincts naturels serait nuisible au point de vue social.”19

Il se trouve justement que certains interdits sociaux contraignent des animaux à résister à leurs pulsions, et que la prohibition de l’inceste en est un. Les mâles macaques, par exemple, ne s’accouplent jamais avec leur mère. Au point qu’un jeune chef qui devrait copuler avec toutes les femelles dominantes préfère quitter les troupeau, en emmenant quelques macaques, que s’accoupler avec sa mère.20
La loi, définie comme défendant ce que les hommes seraient capables de faire sous la pression de certains de leurs instincts, est valable pour les hommes parce qu’ils ont une culture, parce qu’ils ne sont pas déterminés par la nature seulement mais aussi par eux-mêmes. On peut en dire autant des animaux, qui ont une culture. Effectivement, la mère d’un chimpanzé ne laissera pas faire son petit quand spontanément il s’intéressera aux végétaux qui l’entourent: elle lui retirera certaines baies des mains, et par contre ira jusqu’à lui en mettre d’autres dans la bouche. Chaque communauté chimpanzé a son régime alimentaire propre, qui n’est pas uniquement déterminé par l’environnement. Chauvin note que des communautés voisines se nourrissent d’aliments très différends, quand pourtant elles disposent du même environnement : l’attitude de la guenon qui retire certaines baies de la bouche de son petit est comparable à celle d’une mère humaine qui refuserait de laisser son enfant adopter certains comportements ou manger certaines choses, sous prétexte que “c’est sale” ou “c’est mal” : cela ne l’est pas en soi (surtout si dans une communauté voisine les mêmes comportements sont plutôt encouragés), mais il faut apprendre au petit qu’ici cela ne doit pas se faire.
Tout individu étant né dans une société et ayant vécu des expériences sociales doit donc être conçu comme ayant appris la sociabilité : il a été intégré dans son groupe en même temps qu’il en a intégré les mœurs . Dès lors, comme l’affirme Ricœur, il faut concevoir les valeurs comme marquées par le carcan social :

“À part quelques grands fondateurs de la vie éthique tels Socrate, Jésus, Bouddha, qui a donc jamais inventé une valeur ? Et cependant, les valeurs ne sont pas des essences éternelles. Elles sont liées aux préférences, aux évaluations des personnes individuelles, finalement aux histoires des mœurs”.
“Les valeurs sont plutôt les sédiments déposés par les préférences individuelles et les reconnaissances mutuelles. Ces sédiments, à leur tour, servent de relais objectivés pour les nouvelles évaluations...”21

Les valeurs ne s’inventent donc pas, mais se transmettent et se reçoivent: on a le sens des valeurs dont on hérite. Il apparaît dès lors que la sociabilité fait partie du biologique, au même titre que la faim, la soif, la pulsion sexuelle. L’intégration du social au biologique est un fait, un savoir irréversible.

Ces faits sont indiscutables pour les éthologistes, mais difficiles à intégrer dans des systèmes philosophiques ayant défini l’animal négativement, en cherchant à lui refuser des caractères considérés comme exclusivement humains. Ils sont également difficiles à admettre pour les philosophes européens22 trop empreints eux-mêmes de l’histoire de la philosophie pour philosopher à partir de ces données nouvelles : on se réfère encore à une distinction entre la nature et la culture aussi tranchée que l’était celle du corps et de l’âme pour Descartes. L’homme serait un phénomène purement culturel, et laisserait la nature aux bêtes brutes incultes. Cette tendance conservatrice est tout à fait compréhensible : il faut donner aux découvertes le temps d’être reconnues et conscientisées ; mais il faut aller vers cette conscientisation.

François Housset

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Commentaires

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