Le pouvoir est un spectacle, le spectacle est un pouvoir. La société même est mise en scène. Les citoyens disparaissent, ne reste qu’un public. On lui montre quelque grimace spectaculaire d’un homme “important” (parce que les médias lui donnent de l’importance), et cette pseudo importance détermine sa crédibilité, l’avenir d’un parti politique, la démocratie même...

Rien ne semble réel dans un monde focalisé sur l’apparence : ne comptent que le jeu des acteurs, l’éclairage, le ton... Autant dire que l’Homme n’a rien à y faire : il n’existe plus vraiment, seule son apparence vaut. Les objets mêmes disparaissent. Acheter une voiture, ce n’est pas acquérir un véhicule, mais d’abord une certaine image du bonheur. Une image ! Tout devient irréel dans une société devenue virtuelle, une société du spectacle.

Exister, c'est dérisoire. Être quelqu'un importe peu : il faut avant tout apparaître. Et ne pas rater ses entrées.
Confiées aux publicitaires, les relations humaines ne sont que comédies. Les médias sont un nouveau pouvoir, terrifiant parce que totalitaire, soumettant plus efficacement qu’aucun despote des citoyens spectateurs de leur propre monde, de leurs propres vies, déterminant le monde au lieu de le représenter tel qu’il est, montant des décors dans lesquels chacun n'a qu'à jouer son rôle. Un monde illusoire ! Dans ce théâtre de nos vies sont représentés les délires les plus fous. Une seule chose importe : que le public applaudisse. Qu’il se complaise au rôle de spectateur, et l’individu se fait consommateur de divertissement. Qu’il monte sur scène, et il n’a plus qu’à se cantonner au rôle qu’on lui propose, et n'exister qu'à ce moment où il est dans la lumière. Par intermittences : il est intermittant du spectacle.

On a beau jeu de dénoncer le pouvoir médiatique, de le dire exorbitant : c’est encore lui faire de la pub. On ne peut (on ne doit) que s’y soumettre en reconnaissant son omnipotence.
Le problème est-il nouveau ? Avant internet, avant la télévision, avant la radio, avant que les kiosques s’emplissent de milliers de magazines, avant l’indéniable triomphe des médias, les hommes étaient-il acteurs dans leur monde, pensaient-ils leurs vies ?
Il y a toujours eu des spectacles. Et pas que dans les théâtres. Bien avant Dailymotion des hommes jouèrent leurs personnages, suivant des scénarii écrits par quelque autorité (morale, politique, religieuse...), dans une représentation du monde idéale.
S’il y a de l’art, il y a de l’artifice. Platon déjà assurait que ce qui transforme la réalité (même pour l’enjoliver) peut être subversif, dangereux. Il voulait chasser les artistes de sa République idéale : haro sur tout ce qui néglige la raison, flatte les désirs, se contente de pâles reflets plutôt que d’Idées !




Photomontage d'Alessandro Mercuri

Aujourd’hui la loi de l’audimat change les donnes : payés selon leurs taux d’audiences, les médias cherchent par tous les moyens à plaire au plus grand nombre. Ils sont des mass médias, ils s’adressent à la masse. Autant dire à personne. Chacun perd son identité, tout discours perd sa substance. La mise en scène importe davantage que le contenu réel.
L’indignation est réduite à un jugement sur le spectacle : on est plus tenté d’exprimer un dégoût (de spectateur) qu’une condamnation morale. Face à l’ignominie, le citoyen d’aujourd’hui éprouve un sentiment d’impuissance : il n’est que spectateur ! Au choix, lui restent des excuses formelles, une résignation ou une révolte inutiles, consistant à exprimer de simples mouvements d’humeur. Les jugements sont désormais de l’ordre de la sensibilité plutôt que de la responsabilité. Que faire, sinon assumer cette situation avec cynisme ? Passifs on nous veut, passifs nous voilà. Comme nous jouons bien nos rôles !

Il est temps de défendre le diable, qui n’est pas si terrible. Beaucoup échappent à ses griffes. Viser le vulgaire (du latin vulgus : le peuple) n’implique pas de le mépriser. L’authenticité peut bien passer à l’antenne. Deux exemples radiophoniques : sans RTL, pas d’Emmaüs (l’Abbé Pierre a lancé son retentissant appel dans l’émission Quitte ou double) ; sans Europe 1, pas de Resto du cœur (c’est dans sa propre émission que Coluche a lancé cette grande idée, et c’est son formidable taux d’écoute qui lui a permis de la concrétiser). Il y a beaucoup à faire avec les médias. Le media est une glace, qu’il serait stupide de briser sous le prétexte que nous avons tendance à y mirer notre image de pantin : il y a tant d’autres images à contempler ! Le peuple se voit dans cette fenêtre sur le monde. Mal, il est vrai : en répondant pêle-mêle à des désirs supposés, le media perd souvent pied, devient superficiel à trop vouloir “faire vrai”. Il devient alors miroir aux alouettes, il peut inventer, fabriquer de toutes pièces la réalité qu’il prétend présenter. Alors (et alors seulement) on est en plein délire. Mais ce délire même a du bon : chacun peut se connecter au monde -ou plutôt à un certain monde, formaté pour que le plus grand nombre de désirs (donc les plus bas) s’y repaissent confortablement. Le délire collectif est beau, on en oublie son identité, la convivialité même, transformée en grégarité de prime time. Ensemble gravitent des foules d’acteurs : on n’est pas seul avec les médias, on se trouve plongé dans la foule. Et c’est bon : on s’y abandonne...





Rien n’empêche pour autant d’être actif dans la vraie vie : l’intérêt à se divertir de superficialités ne prive pas nécessairement chacun de sa vraie vie concrète. On peut toujours s’informer soi-même, penser le monde, y agir, plutôt que se contenter de la passivité du spectateur. Aussi despotique puisse apparaître le pouvoir des médias, il n’est rien face à l’esprit critique. Aucun despote ne peut déshumaniser personne : le contrôle absolu est un fantasme. Nous sommes et resterons libres, quoiqu’il arrive : il suffit de penser. Exister ne signifie pas seulement paraître, mais agir sur le monde, ce que fait tout un chacun, dès qu’il le décide. Il suffit de le vouloir (et de s’y mettre !) pour penser sa vie, pour vivre sa pensée. Les apparences, comme toutes limites, sont faites pour être dépassées. Les pièges que tendent les médias sont même si grossiers que n’y peuvent tomber que des serviteurs volontaires.

François Housset
www.philovive.fr
















CITATIONS

“Le spectacle se présente comme une énorme positivité, indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît”
Guy Debord, La société du spectacle

“C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug.”
La Boëtie, Discours de la servitude volontaire

“Les mass media ne sont pas vraiment des moyens de communication. Il n’y a pas de réponse possible au discours de la télévision, ni à celui de la radio.”
J. Collet

“Le téléviseur est la baraque de foire où le peuple vient voir les merveilles du monde”
Kazimierz Brandys

“L’industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu’elle leur a promis.”
Horkheimer & Adorno, La dialectique de la Raison

“S’il n’y avait pas de journaux, il n’y aurait pas d’action commune”
Tocqueville, De la démocratie en Amérique

“Le journalisme (...) est l’art de faire croire au peuple ce que le gouvernement juge opportun de lui faire admettre.”
Heinrich von Kleist

“Nous sentons, nous ; eux, ils observent, étudient et peignent. Le dirai-je ? Pourquoi non ? La sensibilité n'est guère la qualité d'un grand génie. Il aimera la justice ; mais il exercera cette vertu sans en recueillir la douceur. Ce n'est pas son cœur, c'est sa tête qui fait tout. À la moindre circonstance inopinée, l'homme sensible la perd ; il ne sera ni un grand roi, ni un grand ministre, ni un grand capitaine, ni un grand avocat, ni un grand médecin. Remplissez la salle de spectacle de ces pleureurs-là, mais ne m'en placez aucun sur la scène.”
DIDEROT, Paradoxe sur le comédien

“Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée ainsi est mise en cage, et on peut la venir voir ; spectacle admirable, spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d'avance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, d'une chose particulière, à tel moment, I'universel de nul moment. À le chercher, on perd tout système, on devient homme ; on se garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né d'hier. Boire le Léthé, pour revivre.”
ALAIN, Les Marchands de sommeil (1904)

Comme le Théâtre était partout, il fallait jouer (...) ; rien aussi n’a l’air plus idiot et n’irrite davantage, c’est vrai, qu’un spectateur inerte monté par hasard sur les planches. Quand on est là-dessus, n’est-ce pas, il faut prendre le ton, s’animer, jouer, se décider ou bien disparaître.
Céline. Voyage au bout de la nuit

Quand on avait pris une ferme, et massacré ses habitants, on entassait les cadavres dans les puits, on jetait des grenades par-dessus, puis le soir, on sortait tous les meubles dans la cour de la ferme, on en faisait un feu de joie, et la flamme s’élevait haute et claire sur la neige. Scrader me disait à voix basse : “Je n’aime pas ça”, je ne répondais rien, je regardais les meubles noircir et se recroqueviller dans les flammes, et j’avais l’impression que les choses étaient bien réelles, puisque je pouvais les détruirre.”
Robert Merle, La mort est mon métier.

L’homme ne discerne que ce que ses croyances implicites lui montrent. Dès lors, comment admetre qu’il existe une réalité accessible à l’esprit ? L’opinion arbitraire crée le réel. Des bovins assoiffés peuvent émouvoir quand des enfants juifs, déshumanisés par une autre carte des valeurs, laissent indifférent.
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 2010.






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Guillaume Tremauville est un esprit aiguisé au fil des pages. Bibliovore, sa culture phénoménale est organisée pour penser. Nous sommes collègues dans le même établissement : manger à la cantine avec lui a toujours été pour moi une occasion de m'abreuver à ses paroles en plus du pinard.
La "société du spectacle" est un théâtre où s'agitent des personnages. Hommes politiques, créateurs, écrivains, intellectuels, l'omniprésence médiatique leur assure une notoriété plus ou moins durable. Quel rapport entre cette visibilité papillonnante et le sérieux d'une recherche ou la qualité d'une œuvre ? La question mérite d'être posée. Elle l'est dans ce livre. L'auteur jette sur ces personnages un regard ironique, souvent cruel, mais dépourvu de ressentiment ou d'aigreur. Comme La Bruyère jadis, ce sont des "caractères" qu'il s'emploie à croquer dans ces pages érudites, en trouvant dans notre histoire, surtout littéraire, des équivalences éclairantes. Cette typologie sans complaisance de la vidéosphère française fait apparaître une singulière continuité dans les "figures" répertoriées de l'éternelle comédie humaine. Des qualités sont reconnues et des tricheries mises au jour.
On rira beaucoup...
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