“À quoi sert de faire de la politique ?”
Par François HOUSSET | Les Textes #57 | 2 commentaires | |
Voilà un sujet “d’avant les élections” ! Pourquoi voter, adhérer à un parti, militer, etc ? Participer à une démocratie peut sembler vain : les partis désignent les candidats, “font” les élections (qui ont fait les partis politiques), et le plus séduisant gouverne ! En votant je participe à ce système : suis-je utile à mes droits, à ma famille, mon quartier, ma ville, mon pays, l’Europe, l’Humanité ? S’engager c’est assumer les conséquences inhérentes à toute intervention délibérée : les moins corruptibles qui “font” de la politique se retrouvent presque nécessairement salis. Il faut donc être un peu tordu pour s’avancer dans “l’échiquier politique” où les échecs sont cuisants.
Dessin d'Igo Smirnov, Moscou
On voudrait participer à la vie de la Cité, mais sans se pervertir dans ses magouilles. Parce que cela paraît impossible, on se réfugie bientôt dans le je-m’en-foutisme : voilà qui nous épargne de porter ce monde, dont on ne veut pas se sentir responsable. Mieux vaut s’en laver les mains que d’avoir les mains sales. “Je ne fais pas de politique” : on abdique. L’intérêt général, flou, est impuissant face aux puissants désirs particuliers, clairs et déterminés. Et l’intérêt général est flou à mesure qu’il est général : l’Europe s’étend à vue d’œil, toutes les parties du monde vivent dans une interdépendance de plus en plus étroite. Si les prescriptions énoncées par la volonté majoritaire ne coïncident pas avec des orientations tracées “plus haut”, elles sont tout simplement inapplicables. Voilà de quoi rendre indifférent aux désirs des peuples : il n’y a plus de souveraineté populaire qui tienne.
Que peut un simple individu, individualiste de surcroît, face à la “réalité économique”, quand la situation internationale est déterminante ? Et “supporter” sa ville, sa région, son pays, n’est-ce pas espérer gagner, c’est-à-dire voir les autres perdre, et se priver de la possibilité d’être un citoyen du monde ?
Tel le marchand d’armes, arguant “je ne fais pas de politique”, pour se réfugier dans une passivité qui permet les pires exactions, celui qui prétend s’exclure de la vie politique n’est plus un citoyen. Il n’est qu’un consommateur. Prétendre ne pas faire de politique, c’est abandonner sa conscience même, au profit d’un quelconque berger, qui se chargera de nous mener comme on mène un troupeau. L’argent n’a pas d’odeur. Cela pue la mauvaise conscience. Argument de lâche ou de salaud.
De quoi je me mêle ? Le citoyen devient timide : il répugne à prendre le pouvoir ou à y participer. Certains ne s’accordent même plus le droit de juger. Le droit, de quel droit ? “La politique, j’y connais rien !” Quel quidam irait donner des conseils au mécanicien réparant sa voiture, aussi concerné puisse-t-il être par la bonne marche de son véhicule ? Qui est capable d’appréhender la marche d’un État, sinon les spécialistes dont la compétence est reconnue ? Bien modeste “citoyen”, ne se permettant plus de juger ! L’éducation civique n’y remédie pas : il faudrait encore s’autoriser à penser par soi-même. On n’apprend pas l’engagement politique à l’école .
Faire de la politique est ardu : il faut des compétence d’économiste, de diplomate, de stratège, de juge... du travail pour l’élite. Ce n’est pas le peuple qui gouverne. Dès lors le monde se construit sans les “simples” citoyens. “Si seuls les technocrates peuvent gouverner, autant leur laisser tout pouvoir” : pouvoir sur des citoyens se laissant diriger comme des enfants... Si la vie politique ne nous concerne pas, ne reconnaissons-nous pas de facto que notre démocratie n’est qu’une aristocratie mal nommée, la “masse” étant “régie” par des organisateurs supposés compétents, sans que de cette masse s’élèvent des revendications montrant qu’elle veut et peut se diriger elle-même ? Révoltant. Autant baisser les bras que les tenir au niveau des urnes. Le dégoût de la politique fait voir dans tout ordre politique une violence inacceptable. Suffit de rappeler sinistrement que “l’ordre règne” en sacrifiant les libertés des citoyens au profit des intérêts “supérieurs” de l’État, pour en arriver à considérer tout État comme totalitaire. On préfère alors vomir que voter.
La haine de l’État n’a de sens que si on lui oppose un ordre humain pacifique, raisonnable et librement consenti. Sinon il ne reste que la solution sans raison de la violence aveugle. Contre l’ordre établi, l’attentat. Le terrorisme : le pire des arbitraires. Mais la question de l’abus de pouvoir mérite toujours d’être posée : “pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (Montesquieu, l’esprit des lois, XI, 4).
Faire de la politique, ça sert à rester humain. Selon la belle formule de B. Kriegel ( l’État et les Esclaves), c’est “le sommeil de la raison” qui “engendre des monstres”.
François Housset
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ils ont dit...
"Si deux individus, s'étant mis d'accord, unissent leurs forces, la puissance et par conséquent le droit, dont tous deux jouissent ensemble activement au sein de la nature, dépassent la puissance et le droit de chacun pris isolément. Plus les individus qui s'unissent d'une telle alliance sont nombreux, et plus le droit dont ils jouissent ensemble sera considérable." Spinoza Traité de l'autorité politique chap. premier, § 13
“Les hommes étant tous libres, égaux et indépendants par nature, personne ne peut être tiré de cet état naturel, ni soumis au pouvoir politique d’un autre homme, sans son propre consentement... Ce qui est à l’origine d’une société politique, ce qui la constitue véritablement, c’est uniquement le consentement d’un certain nombre d’hommes libres capables de former une majorité pour s’unir et s’incorporer à une telle société.” Locke, Essai sur le gouvernement civil. §§ 95 et 99
Dès que le plus faible des hommes a compris qu'il peut garder son pouvoir de juger, tout pouvoir extérieur tombe devant celui-là. Car iI faut que tout pouvoir persuade. Il a des gardes, c'est donc qu'il a persuadé ses gardes. Par un moyen ou par un autre, promesse ou menace ; si les gardes refusent de croire, il n'y a plus de tyran. Mais les hommes croient aisément ? Ils soumettent leur jugement aux promesses et aux menaces ? Nous ne le voyons que trop. Ce n'est pas peu de dissoudre d'abord cette force politique, qui se présente à l'esprit sous les apparences d'une force mécanique. Toute puissance politique agit par les esprits et sur les esprits. Les armées sont armées par l'opinion. Dès que les citoyens refusent d'approuver et de croire, les canons et les mitrailleuses ne peuvent plus rien. Alain, propos 352, 3 février I923
Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs. Tocqueville, “Tyrannie de la majorité, De la démocratie en Amérique, t. I
“Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucun des deux.” Rousseau. L’Émile. Livre IV, § IV.
Quand une civilisation n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’une partie de ses participants a pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, ce qui est le cas de toutes les civilisations actuelles, il est compréhensible qu’au cœur des opprimés grandisse une hostilité intense. Freud. L’avenir d’une illusion (1927), PUF, trad. Marie Bonaparte, p.30
"Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais qu'un leurre ; de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec un apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes." "La clase des gouvernants (la bourgeoisie) est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés." Les périodes électorales fournissent aux candidats l'occasion de "faire la cour à Sa Majesté le peuple souverain", puis chacun vaque à ses occupation, : "Le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques."L'exercice du pouvoir oblige à des changements de perspective radicaux : les plus révolutionaires "deviennent des conservateurs excessivement modéré dès qu'ils sont montés au pouvoir". Un pouvoir populaire exigerait du peuple du temps et de l'instruction : "il devrait se transformer en immense parlement en plein champ." Le peuple n'en a ni le loisir ni la compétence, ils'en remet donc à l'élu : le système représentatif "a besoin de la sottise du peuple et il fonde tous ses triomphes sur elle". Mikhaïl Bakounine L'État et l'Anarchie
Café Philo sur ce thème le 2 octobre 2007 au Café de l'Époque à Rouen
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